vendredi 19 avril 2024

SOMNA #3 (Becky Cloonan & Tula Lotay)

Couverture A par Becky Cloonan
Couverture B par Tula Lotay

Roland vient de surprendre sa femme Ingrid en pleine extase. Son devoir d'inquisiteur l'oblige à la livrer aux autorités mais le père Gudman surgit alors pour le prévenir que la cabane d'Harald est en feu. Roland s'en va, non sans avoir lié les poignets et les chevilles de son épouse afin qu'elle ne s'enfuit pas.


Maja en profite alors pour s'introduire dans la maison d'Ingrid et la menace avec une feuille de boucher, l'accusant d'être responsable du sort de Harald. Ingrid invoque le démon pour qu'il la sauve mais il se refuse malgré tout à tuer Maja.


Ingrid est incarcérée et harcelée par le père Gudman qui lui conseille de se confesser pour espérer sauver son âme. Roland rend visite à son épouse en cellule et lui révèle la sinistre vérité sur leur couple avant le procès qui doit se tenir le lendemain...


Et ainsi s'achève Somna après trois épisodes, à la pagination conséquente. J'ai mis du temps à me procurer ce numéro car j'avais choisi la couverture variante de Tula Lotay, que vous pouvez découvrir à la fin de cette critique et qui n'était disponible que sous "blind pack". Pudibonderie qui fait écho à l'histoire même de ce comic-book...


Je ne vous spoile rien en vous disant tout de suite que ça ne finit pas bien : un récit sur fond de sorcellerie s'achève rarement favorablement pour la malheureuse qui est accusée. Toutefois, jusqu'à la dernière image de la dernière page, Becky Cloonan et Tula Lotay entretiennent une savoureuse ambiguïté sur le sort réelle d'Ingrid, mais ça, vous le découvrirez en lisant cet épisode qui laisse donc une belle marge d'appréciation à chacun. A noter que le trade paperback ne tardera pas à être disponible puisqu'il est annoncé pour la mi-Juillet (mais une version hardcover avec des bonus est également prévue si vous avez les moyens - 75 $ !).


Somna restera en tout cas une expérience à bien des niveaux. D'abord parce qu'il s'agit d'une bande dessinée vraiment conçue à quatre mains, Cloonan et Lotay co-signant les textes et les illustrations à part égale. Le fait que ce soit deux femmes qui ont imaginé ce projet m'incite à penser qu'elles sont allés plus loin que ne l'auraient fait deux hommes, notamment dans la représentation de la sexualité. 

Non pas que des auteurs masculins soient timorés, mais parce qu'à l'audace de la représentation se mêle une liberté qui est devenue rare dans la BD américaine et un regard propre aux femmes pour interroger ces thèmes. En effet, si elles n'ont pas froid aux yeux, Cloonan et Lotay ne peuvent être soupçonnées de complaisance dans la façon de montrer les tourments de la chair de leur héroïne. La sensualité et le mysticisme s'y mélangent sans une once de retenue et c'est précisément l'autre distinction du récit.

Plutôt en effet de chercher à expliquer le mystère qui entoure leur sujet, Cloonan et Lotay ont préféré ne pas trop en dire. Le lecteur a ainsi toute latitude pour apprécier la fiction en privilégiant l'une ou l'autre de ses directions principales. Ingrid est-elle vraiment possédée par un démon ? Ou est-elle agie par des visions délirantes qui compensent sa frustration sexuelle dans une société qui opprime les femmes, auprès d'un homme dont le métier consiste justement à débusquer des sorcières, des cas de possession et qui néglige son devoir conjugal ?

Une ambiance encore plus oppressante envahit les pages de cet ultime épisode quand Maja manque de tuer Ingrid puis se comporte de façon terrible au procès de cette dernière. Il est là par contre évident que Maja n'est pas elle-même, et ne l'a jamais été, ce qui justifie son infidélité, et peut-être explique la mort suspecte de son mari. Toutefois, sur le point précis de ses motivations, les deux scénaristes demeurent là aussi évasive : agit-elle comme elle le fait par jalousie envers Ingrid ? Ou parce que, par exemple, celui qui l'a possédée l'a délaissée ?

La détresse d'Ingrid est au coeur de ce dernier chapitre et il est impossible de ne pas compatir. La figure du père Gudman illustre parfaitement celle du religieux fanatique mais également tenté par le désir que lui inspire celle qu'il veut sacrifier. Tandis que Roland, le mari, apparait plus trouble et troublant - je ne peux pas en dire beaucoup plus sans risquer d'en dire trop, mais au centre de l'épisode, Roland révèle un visage plus sombre, plus équivoque que celui du banal inquisiteur prêt à laisser sa femme être condamnée au bûcher...

Visuellement, Somna aura été aussi un choc : la juxtaposition des styles graphiques si différents de Cloonan et Lotay aura été une réussite remarquable, surtout dans ce type d'intrigue et la manière de se répartir les scènes. Toutefois, il serait simpliste et mensonger de croire que Cloonan s'est contentée de dessiner ce à quoi on s'attendait le plus de sa part (les scènes réelles) tout comme Lotay (les scènes de possession). Chacune des deux artistes a pris un malin plaisir, particulièrement dans cet épisode, à brouiller les cartes en illustrant des scènes jusqu'à présent réservées à l'autre, d'où le doute sur ce qui se passe parfois.

Enfin, Somna prouve que DSTLRY n'est pas là pour faire les choses à moitié : cet éditeur, où les artistes sont aussi actionnaires, produit des fascicules magnifiques, avec du papier de très grande qualité qui rend justice aux couleurs, dans un format plus grand qu'à l'accoutumée. Certes, c'est plus cher que la moyenne des floppies, mais la pagination est plus conséquente et franchement c'est un régal de tenir un produit aussi bien manufacturé en mains. Quand on voit ce qui arrive bientôt (The Blood Brothers Mother par Brian Azzarello et Eduardo Risso notamment), on sait que les auteurs seront bien traités et leurs oeuvres magnifiées. Pas de doute que les recueils seront aussi très beaux (même si le prix du HC de Somna m'a quand même refroidi : j'aurai aimé le commander pour avoir les bonus et toutes les splendides variant covers, mais j'y ai déjà renoncé).

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Comme promis, je vous ajoute la variant cover uncensored que j'ai choisie :

Couverture C par Tula Lotay

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