jeudi 18 avril 2024

REALITY (Tina Satter, 2023)


9 Mai 2017. Fox News annonce que le président Donald Trump limoge le directeur du FBI James Comey. Reality Winner apprend l'info à son bureau.



3 Juin 2017. Reality Winner rentre chez elle après avoir fait ses courses. Deux agents du FBI, Justin Garrick et Wallace Taylor, l'attendent devant son domicile et lui présentent un mandat de perquisition pour la fouiller, elle, sa voiture, sa maison et ses affaires. On lui prend son téléphone portable. Une équipe arrive et investit sa résidence tandis qu'elle engage une conversation informelle avec Garrick et Taylor. Les deux agents comprennent qu'elle ignore totalement la raison de leur présence.


Tandis qu'elle s'inquiète pour la sécurité de son chien et de son chat pendant la fouille, elle met à disposition des deux agents une chambre vide et désaffectée pour son interrogatoire. Ils commencent par la questionner sur les spécificités de son métier et elle leur explique qu'elle travaille comme traductrice pour un sous-traitant du gouvernement américain en plus de donner des cours de yoga et de s'entraîner au crossfit. Elle souhaite être redéployée et partir en Afghanistan où sa maîtrise du persan serait mieux employée selon elle.


Garrick et Taylor révèlent enfin à Reality qu'ils enquêtent sur la fuite de documents classifiés communiqués à un média en ligne. Elle est la suspecte n°1 dans cette affaire sensible...


Je poursuis (et achève) mon petit cycle consacré à Sydney Sweeney avec cette production HBO tournée entre Tout sauf toi et Immaculée en 16 jours (!). L'histoire est vraie et elle a d'abord inspirée la réalisatrice Tina Satter qui a fait une transcription de l'interrogatoire de Reality Winner (le vrai nom de cette jeune traductrice) pour le théâtre puis l'a développé en script pour le cinéma avec l'aide de James Paul Dallas.


Cette affaire est largement méconnue de ce côté-ci de l'Atlantique car elle n'a pas eu le retentissement connue par le lanceur d'alerte Edward Snowden, qui a fui pour se réfugier en Russie, sous la protection de Vladimir Poutine, et qui a fait l'objet d'un long métrage tapageur par Oliver Stone. Pourtant, à bien des égards, ce qui est arrivé à Reality Winner est encore plus accablant.


Cette traductrice qui a d'abord servi dans l'Air Force avant de contracter avec un sous-traitant du gouvernement pour ses compétences en perse, pachto et farsi n'avait rien de comparable avec Snowden. Contrairement à ce qu'ont prétendu les médias conservateurs, elle ne détestait pas son pays, ne représentait pas une menace intérieure. Mais, comme le dit l'agent Justin Garrick, elle a déconné et a été dépassée par ce qu'elle a provoqué.
 
Ci-dessus : la vraie Reality Winner

Tina Saffer a donc poussé le réalisme jusqu'à conserver fidèlement dans son film les véritables dialogues entre Reality Winner et les deux agents qui l'ont interrogée chez elle ce 3 Juin 2017. Seuls les noms sensibles ont été passés sous silence. Mais l'essentiel est compréhensible et il s'est joué 25 jours avant les faits.

Le 9 Mai 2017, Donald Trump annonce qu'il licencie James Comey, le directeur du FBI qu'il juge incompétent. Reality Winner apprend la nouvelle à son bureau où toutes les postes de télévision sont branchés sur Fox News, chaîne pro-Trump. Elle découvre sur le journal de l'Agence de Sécurité Nationale (la NSA) un appel à preuves émis par un média en ligne, The Intercept, concernant l'ingérence russe dans l'élection présidentielle américaine de 2016 qui a vu Trump l'emporter face à Hillary Clinton. Winner creuse un peu, plus pour s'informer que dans l'intention de dénoncer une magouille internationale, et grâce à son accréditation militaire accède à des éléments.

Ce qui va la révolter, c'est non pas qu'elle découvre un scandale politique mais que le peuple ignore ce que l'administration Trump lui dissimule. Elle imprime des documents classifiés et les transmet à The Intercept. Qui, pour la "remercier", après les avoir mis en ligne, la dénonce aux autorités fédérales.

Ce n'est pas un spoiler puisque, comme toute histoire vraie, tout est à portée de clics aujourd'hui mais Reality Winner va avouer, être arrêtée, incarcérée. Elle sera libérée sous surveillance en Novembre prochain, soit au moment des élections qui opposeront à nouveau Donald Trump à Joe Biden. La jeune femme aura donc passé plus 7 ans en prison mais elle a déjà prévenu qu'elle ne verrait pas le film tiré de son histoire, en tout cas pas dans l'immédiat, car ce serait trop douloureux de revivre cette journée où sa vie a basculé. Compréhensible.

Mais, et le film, justement, que vaut-il ? Ce qui frappe, c'est l'intransigeance, la radicalité de l'objet. La majorité de l'action est confinée à une pièce vide, sans table, sans chaise, entre trois personnages. On peut difficilement faire plus ascétique, plus austère. Mais pourtant, on ne s'ennuie pas une minute et l'intensité du film est extraordinaire, allant jusqu'au malaise.

Tina Saffer réussit la prouesse de filmer cet interrogatoire sans effets de manche mais en variant les valeurs de plan, leur composition, zappant les infos sensibles en effaçant brièvement le personnage à l'image quand il les mentionne, montrant les transcriptions plein cadre, et s'appuyant sur un impressionnant travail sur le son. Il n'y a pas de musique durant tout le film. Mais la caméra saisit la moindre expression sur les visages, le moindre geste, le moindre regard, parfois en floutant légèrement les bords de l'image. C'est oppressant à souhait, immersif au possible : on est vraiment avec eux dans cette pièce.

Sydney Sweeney a longuement préparé son rôle en amont, communiquant par SMS et via Zoom avec Reality Winner, écoutant l'enregistrement de son interrogatoire pour copier sa voix, ses intonations, ses respirations, son débit. Et aussi pour que ses partenaires, Josh Hamilton et Marchant Davis, se calent sur son jeu. Le résultat est confondant : l'actrice devient Reality Winner, on partage avec elle tout ce qui lui tombe dessus, comment elle nie au début, puis hésite sur les dates, puis avoue, justifiant l'insupportable fond sonore permanent au bureau de Fox News, exprimant sa frustration, sa colère de voir le gouvernement cacher des choses au public. 

Et c'est là qu'on voit que Sydney Sweeney en a sous le pied parce que, entre Les Voyeurs, Tout sauf toi, Immaculée et Reality, sans oublier évidemment Euphoria, ça fait quand même une sacrée parlette de jeu. Elle est impeccable à chaque fois, elle tient son rôle, elle a une présence incroyable, tout ça dépasse de loin en vérité sa beauté de pin-up à laquelle ses détracteurs veulent la réduire - et justement, comme dans Immaculée, là, elle n'en joue absolument pas : elle ne porte pas de maquillage, elle est coiffée sans chichi, porte des vêtements ordinaires. Ce n'est pas qu'elle se cache derrière son personnage, c'est juste qu'elle existe au-delà de son physique et interprète son rôle magistralement. 

Il y a quelque chose de sidérant ici. Reality n'est pas un divertissement, c'est une proposition exigeante mais captivante, servie par une très grande actrice et une réalisatrice rigoureuse. Pour une leçon à méditer à quelques mois d'une élection américaine qui risque de changer la face du monde.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire