dimanche 7 avril 2024

LES BANSHEES D'INISHERIN (Martin McDonagh, 2022)


1923. La guerre civile en Irlande touche à sa fin lorsque Colm Doherty, violoniste, ignire du jour au lendemain son meilleur ami et compagnon de beuverie Paidrick Suilleabhan. Ce dernier le presse s'expliquer, croyant d'abord à un e curieuse plaisanterie, mais Colm lui répond qu'il l'a toujours trouvé creux et ennuyeux et qu'il souhaite désormais consacrer le temps qui lui reste à vivre à composer de la musique en paix afin de laisser une trace.


Paidric est dévasté et refuse d'accepter cette situation. Colm lui lance alors un ultimatum : s'il continue à lui adresser la parole, il se coupera un doigt ! En parallèle, Dominic, le fils du gendarme Peadar Kearney, est recueilli par Paidric et sa soeur Siobahn, avec laquelle il partage la maison de leurs défunts parents, après avoir été une nouvelle fois battu par son père. Ce geste vaut à Paidric d'être pris à parti par Paedar quand il vient vendre son lait sur le marché après avoir dénoncé les mauvais traitements qu'il lui inflige. 
 

Témoin de la scène, Colm ramène Paidric chez lui mais sans lui adresser la parole. Siobahn et Dominic tentent de mettre fin à cette querelle absurde mais rien n'y fait et Paidric, ivre, lui reproche d'avoir gâché leur amitié alors qu'il accepte de boire avec Paedar. Colm trouve cette réaction intéressante pour la première fois de la part de Paidric qui, le lendemain, ne se rappelant plus de ce qu'il a dit, vient lui présenter ses excuses.


Mais inexplicablement, Colm le prend très mal et met sa menace à exécution : il se tranche l'index gauche et le jette à la porte de Paidric. Ce n'est que lé début d'une tragique escalade sur l'île d'Inisherin...


Le film ne perd pas de temps : dès la première scène, où on voit Paidric aller chez Colm pour l'inviter à boire une pinte au pub local, sans obtenir de réponse, tout est déjà là. Imaginez à présent que pareille chose vous arrive et que votre meilleur ami ne veuille plus vous adresser la parole subitement, sans réelle explication. Comment réagiriez-vous ?


Le comportement cruel de Colm n'a d'égal que le désarroi qui s'empare de Paidric. Ce dernier se définit, lors d'une scène-clé où il confronte son vieil ami, comme un type bien, sympa, peut-être pas effectivement très malin, à la conversation limité, mais loyal, fidèle, attachant. Rien ne peut justifier qu'il soit ainsi ignoré, méprisé.


Cela aurait pu en rester là mais Paidric ne parvient pas à faire le deuil d'une longue amitié ainsi interrompue. Il ne comprend pas, pas plus que nous, les justifications de Colm, qui souhaite se consacrer à sa musique et vivre en paix, sans avoir à s'embarrasser d'un compagnon de beuverie qu'il juge insuffisamment cultivé, autant indigne de lui.

L'obstination de Paidric à croire que la situation peut s'arranger, que peut-être Colm est déprimé, que cela n'est que provisoire, ne fait qu'ajouter au drame absurde. Lorsque Colm menace de se couper un doigt pour être tranquille et qu'il le fait, le spectateur sent que ça va mal finir. Que plus rien ne pourra arrêter les deux hommes. Jusqu'à l'irréparable.

En parallèle se noue une autre histoire avec Dominic (campé génialement par Barry Keoghan): c'est l'idiot, non pas du village mais de l'île d'Inisherin. Brutalisé et abusé sexuellement par son père veuf qui se trouve être aussi gendarme, il pense réconforter Paidric en offrant de remplacer Colm. Puis il s'entiche de Siobhan (jouée avec beaucoup de subtilité par Kerry Condon), la soeur de ce dernier, sans succès. Elle a postulé, en secret, pour un poste de bibliothécaire sur le continent mais hésite à tout quitter, sachant que cela anéantirait son frère, surtout en ce moment, mais sachant aussi que la vie sur l'île ne lui convient pas/plus, qu'elle en a assez de ces hommes taiseux, de ce climat rigoureux, de ces querelles grotesques.

Comme le témoin menaçant de tout cela, il y a Mme McCormick, que Dominic surnomme la sorcière : il est vrai qu'avec sa longue canne surmontée d'un crochet, elle ressemble à la faucheuse, avertissant par des paroles cryptées ceux qu'elle croise de funestes lendemains. A Paidric, elle déclare que la mort rôde sur Inisherin et qu'elle frappera bientôt deux de ses habitants. Il y aura effectivement deux victimes dans cette histoire, bouleversant définitivement la petite communauté insulaire.

Martin McDonagh, qui avait déjà signé l'excellent polar Bons Baisers de Bruges avec les deux mêmes acteurs principaux, produit ici un film beaucoup plus original et curieux. Au début, l'argument fait sourire, et même parfois rire, puis très vite, devant les caractères butés des deux hommes, un frisson nous parcourt. Il y a quelque chose de l'ordre du fatum aveugle dans cette intrigue minimaliste, qu'exacerbe les paysages sublimes et hostiles d'Inisherin, avec ses falaises vertigineuses, ces landes immenses, ses maisons isolées, son pub au centre de tout, et ses personnages dépassés. 

Au loin, grondent encore les canons et les fusils de la guerre civile, conflit absurde où de l'île plus personne ne sait qui se bat contre qui, qui sont les méchants et les gentils, quelle est la cause de ces batailles. Même Paedar, à qui on paie 8 schillings et un repas pour aider à exécuter des prisonniers, ignore qui il va devoir éliminer pour cette rétribution. "C'était tout de même plus simple quand il s'agit de buter les anglais" finit-il par admettre. Et le non-sens qui règne sur ces irlandais qui tuent leurs frères trouve son écho dans la fâcherie entre Colm et Paidric.

Magnifiquement filmé et photographié, avec une musique superbe, Colin Farrell et Brendan Gleeson s'affrontent génialement, glissant dans une spirale de rancoeur et de violence (contre eux-mêmes d'abord). Farrell compose à la perfection un Paidric simple mais honnête face à Gleeson qui s'enferme dans un silence de plus en plus pesant. McDonagh joue aussi sur le gabarit physique de ses acteurs, Gleeson imposant face à Farrell, mais Farrell plus fébrile, nerveux que Gleeson. Chacun, à sa manière, incarne une bombe à retardement et lorsque, enfin, le dénouement survient, il prend des proportions terribles avant l'épilogue amer.

Les Banshees d'Inisherin est une curieuse fable, sans morale, sans issue, qui ressemble à du Samuel Beckett. Mais on ne peut pas lâcher cette affaire avant qu'elle ne se termine. Et encore, elle ne se termine pas vraiment, ce qui est sans doute le plus triste. Comme l'affirme Paidric, "certaines choses ne peuvent pas être réglées"...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire