dimanche 2 novembre 2025

LE POINT DE NON RETOUR (John Boorman, 1967)


Pour le remercier de l'avoir aidé à voler des trafiquants se servant de la prison désaffectée d'Alcatraz, Mal Reese abat Walker et se tire avec sa femme, Lynne. Mais Walker survit miraculeusement et quitte l'île à la nage. Alors qu'il est à bord d'un ferry promenant des touristes autour du "rock", il est abordé par un homme qui offre de l'aider à récupérer ce qu'il désire : les 93 000 $ que Reese lui pris pour rembourser l'Organisation afin d'y reprendre sa place.


Walker surgit chez Lynne mais découvre que Reese l'a quittée. Accablée par les remords, elle reçoit néanmoins chaque mois une enveloppe de 1 000 $ par un coursier de la part de Reese. Elle se suicide en avalant des somnifères et au matin, Walker fait parler le coursier qui est envoyé en réalité par un ami de Reese, un concessionnaire automobile du nom de Stegman.


Walker intimide Stegman qui l'informe que Reese a une liaison intermittente avec Chris, la soeur de Lynne. Mais celle-ci est dégoûtée par Reese et accepte d'aider Walker à le trouver. Il loge dans un penthouse au sommet d'un gratte-ciel protégé par l'Organisation. Elle obtient un rendez-vous et Walker s'introduit dans le bâtiment en créant une diversion. Il atteint enfin Reese et celui-ci lui fournit les noms de ses chefs - Carter, Brewster et Fairfax - , les seuls à pouvoir le payer...


Souvent quand les cinéphiles dressent une liste de leurs films préférés, ils commencent par placer quelques incontournables de l'Histoire du 7ème Art puis finissent par quelques pépites moins universelles mais qui les renvoient à leurs premiers émois sur grand écran. Bien que n'étant pas friand de ce genre de classement, je procède différemment quand on m'interroge sur mon panthéon.


Evidemment, il y a des chefs d'oeuvre absolus que j'adore, mais je priorise les films que j'ai plaisir à revoir. Ainsi je préfère Les 7 Mercenaires (de 1960) à Citizen Kane, même si ça peut paraître hérétique - j'adore Citizen Kane, attention, mais à choisir, je préfère revoir Les 7 Mercenaires, je ne m'en lasserai jamais et pourtant je l'ai plus que revu.


Point Blank (en vo) est un autre de mes films fétiches que je mettrai avant d'autres polars pourtant mieux cotés. Pourquoi ? Parce que le film de John Boorman est un objet fascinant dont on a jamais l'impression d'avoir fait le tour, à chaque fois que je le vois je découvre de nouvelles choses, qui le rendent encore plus beau, plus fort, plus étrange.
 

Sa genèse par exemple illustre bien ce qu'il va devenir : la Metro-Goldwyn-Mayer achète les droits de The Hunter, le premier roman de la série Parker écrit par Donald Westlake sous le nom de plume de Richard Stark. L'auteur n'a qu'une exigence : que le héros soit débaptisé sauf si le studio envisage de produire une série de longs métrages avec lui. Parker devient donc Walker.

Irwin Winkler et Judd Bernard, qui montent le projet, pensent que Lee Marvin serait parfait pour le rôle et lui font parvenir un script écrit par Alexander Jacobs, Rafe et David Newhouse. Marvin donne son accord à condition de pouvoir choisir le réalisateur et un droit de regard sur la casting. Comme il sort de plusieurs gros succès (Les 12 Salopards, Cat Ballou - pour lequel il a eu l'Oscar), il est entendu.

Devenu ami avec John Boorman, qui a débuté en signant des documentaires pour la BBC, il lui soumet le script et tous deux ne l'aiment pas. Mais ils apprécient Walker et l'idée principale et cela leur suffit. Boorman, avec Marvin pour le soutenir, bénéficie d'une entière liberté et ne va pas se priver d'expérimenter.

Un film s'écrit d'abord avec un scénario puis au tournage, mais souvent il trouve sa vraie forme finale au montage. Et Boorman va littéralement transcender l'exercice du polar pour en faire quelque chose de jamais vu jusqu'alors. Ces 91' ont certainement être vues et étudiées par de futurs grands cinéastes comme Christopher Nolan, David Lynch, David Fincher, Steven Soderbergh et j'en passe.

Comme dans le roman de Stark, l'intrigue est extrêmement simple : un malfrat est trahi par un complice et veut se venger mais surtout récupérer la part du butin qui devait lui revenir lors de leur casse. Il intimide tous ceux qui peuvent lui permettre d'atteindre sa cible puis d'être payé. Pourtant il ne tuera personne !

Le Point de non retour (en vf) est presque moins un polar en fin de compte qu'un film de fantômes. Car Walker ressemble à un revenant, il parle peu et il est obsédé par une quête absurde. L'un de ses interlocuteurs, sidéré par sa requête, lui demandera même s'il espère détruire un syndicat du crime entier seulement pour 93 000 $.

Plus tard, Chris, sa belle-soeur, lui demande s'il se souvient de son nom (à elle). Et il lui répond par une autre question : sait-elle son prénom (à lui) ? Walker, c'est littéralement le marcheur et c'est ce qu'on voit dans cette histoire : quelqu'un qui marche, qui avance, sans qu'on puisse l'arrêter. Même la mort ne l'a pas stoppé. Et tout autour de lui ressemble à une course d'obstacles qu'il passe sans forcer.

Boorman illustre cela par un travail insensé sur l'enchaînement des images et le sound design. Walker semble doué de préscience, il a des flashs du futur. Mais il est aussi assailli par des images et des sons du passé. Les coups de feu qu'on a tirés sur lui résonnent à intervalles réguliers comme un rappel à la mort qui l'a touché sans vouloir de lui. A moins qu'elle l'ait embrassé pour en faire son agent.

Les scènes se font les échos les unes des autres, le son retentit avec fracas, amplifié, mais seul Walker semble les voir et les entendre. On le voit même traverser un couloir qui ne correspond à aucun lieu où il se rend et le bruit de ses pas qui claquent sur le sol se confond avec le rythme stressant d'une marche militaire. On ne sait plus si c'est lui qu'on entend marcher ou si ce sont les hommes qu'il poursuit et qui tentent de le fuir.

Cette qualité hypnotique fait de Point Blank un expérience à part. Le style sublime l'histoire, sommaire, et la tord, la distend, la malaxe, la reconfigure. Walker avance, certes, mais parfois comme un somnambule, et c'est pour cela que ceux qui meurent ne meurent même pas de sa main. Reese chute du balcon de son penthouse en voulant échapper à sa poigne. Carter et Stegman seront descendus par un sniper engagé pour liquider Walker. Etc.

La seule fois où Walker tirera, c'est sur un lit vide où il espérait que Reese se trouve. Sinon, il se contente de braquer son revolver, de le tenir nonchalamment, sans même vérifier si le barillet est rechargé après qu'il l'ait vidé une première fois. Il n'en a même pas besoin en vérité : sa présence suffit à terrifier quiconque tente de lui tenir tête.

La fin du film, que je ne vais pas spoiler, est absolument énigmatique. Walker se fond dans les ténèbres, il n'aura tué personne, n'ira même pas chercher cet argent qu'il a pourtant réclamé, ne répondra pas à celui qui lui propose de le recruter. On comprend que tout cela n'avait aucune importance. Le polar rencontre l'absurde, c'est Hammett qui rencontre Beckett. 

Lee Marvin était, d'après Boorman, hanté par ce qu'il avait vu durant le seconde guerre mondiale, et plus encore par ce qu'était (devenue) l'Amérique, cette nation bâtie sur le génocide des indiens. C'est, selon le cinéaste, ce qui lui parlait dans le personnage de Walker, ce fantôme trahi venu exiger la vengeance et le paiement. Un homme hanté, désincarné, impassible et implacable, mais aussi bizarrement absent, mélancolique, vidé.

Ce n'est pas que Walker n'a plus à rien à perdre (la somme qu'il veut est même dérisoire en fait), c'est qu'il a déjà tout perdu : sa femme, son ami, ses illusions. Sa quête est tout ce qui le fait tenir, mais quand la récompense est enfin à portée de main, elle ne l'intéresse plus. Il retourne dans l'ombre (dans l'au-delà, l'outre-tombe ?), car plus rien ne le retient ici-bas. Ses ennemis sont morts, sa revanche consommée.

Face à lui Angie Dickinson hérite du rôle que les producteurs destinaient à Stella Stevens. L'actrice qui a brillé dans des classiques comme Rio Bravo (et qui avait accessoirement les plus belles jambes d'Hollywood, ex aequo avec Cyd Charisse) incarne une femme elle aussi désireuse de faire payer Mal Reese tout en partageant avec le spectateur son incompréhension face à Walker.

John Vernon est le traître et produit une performance intense. Keenan Wynn joue un double jeu fascinant, qui ne se révèle qu'à la toute fin (différente du roman). Sharon Acker a droit à une scène ahurissante : lors des répétitions, Marvin avait fait exprès de ne pas dire ses répliques et elle a rebondi en disant questions et réponses pour livrer un monologue vertigineux.

La musique de Johnny Mandel est l'autre élément, avec la photographie de Philip Lathrop, à créer ce climat pénétrant, allant du gris délavé au brun chaud, d'une partition martiale à du funk fou furieux jusqu'au silence pétrifiant.

Le Point de Non Retour porte bien son titre. Après ce film, le polar n'a plus jamais été le même. 

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