mercredi 12 novembre 2025

LE JOUR DU VIN ET DES ROSES (Blake Edwards, 1962)


Joe Clay est chargé des Relations Publiques dans une entreprise de San Francisco et doit organiser une fête sur un yacht pour laquelle il recrute des filles qui distrairont les invités. L'une d'elles, Kirsten Arnesen, arrive en retard et embarque sur la navette qui les conduit au bateau où Joe découvre que cette jeune femme est en vérité la secrétaire de son patron. Le lendemain, il vient lui présenter des excuses mais elle le repousse. Avant de se raviser et de proposer qu'ils dînent ensemble.
 

Après ce dîner, il la reconduit en taxi chez elle mais, plutôt que de le faire monter dans son appartement pour un café, elle l'emmène contempler la baie juste à côté au clair de lune. Kirsten aime venir ici pour admirer la mer au loin mais quand elle se penche, elle ne voit que la saleté de l'eau. Joe, lui, boit au goulot d'une flasque remplie d'alcool en l'écoutant. Puis, dans les semaines qui suivent, ils se fréquentent et tombent amoureux.
 

Un soir, ils se rendent chez le père de Kirsten, un modeste pépiniériste veuf, à qui ils apprennent s'être mariés deux heures auparavant. L'homme est surpris et méfiant envers Joe. Les mois passent, Kirsten donne naissance à Debbie mais Joe, accaparé par son travail, est souvent absent et quand il rentre tardivement chez lui, il est alcoolisé à cause des mondanités liées à ses obligations professionnelles. Kirsten, qui n'a jamais apprécié la boisson, se met à l'imiter pour noyer sa solitude et accompagner son époux...


Juste après l'excellent Allô, Brigade Spéciale, Blake Edwards enchaîne avec Days of Wine and Roses (en vo) la même année. C'est la preuve que le cinéaste cherche à surprendre et à se diversifier, lui dont la réputation est liée aux comédies à succès. Mais si Experiment in Terror pouvait passer pour un exercice de style, Le Jour du Vin et des Roses (en vf) revêt un caractère tout autre.


Car Edwards est lui-même alcoolique à l'époque, mais, comme il l'avouera des années plus tard, il vivait dans le déni de sa maladie, estimant ne boire qu'en société, sans goût particulier pour l'ivresse, mais aussi pour tenir le coup sur les tournages, sujet à la pression des studios et des sorties de ses films. Il craignait qu'un échec commercial n'abrège sa carrière.


Lorsque le studio Warner lui transmet le scénario de JP Miller, tiré d'un de ses articles pour le magazine Playhouse, le réalisateur y voit comme un signe : cette histoire, c'est la sienne, il faut que ce soit lui qui la raconte car il sait ce qu'elle signifie. Pour ses producteurs, le challenge est différent : déjà adapté pour la télé (par John Frankenheimer), c'est un récit idéal pour un prétendant aux Oscars.


Et effectivement l'Académie le nommera dans les catégories reines, mais à part pour la musique, magnifique, de Henry Mancini, Le Jour du Vin et des Roses repartira bredouille. 63 ans après, malgré la grosse concurrence à laquelle il fit face, on mesure quand même l'injustice car c'est une bouleversante réussite qui aurait mérité plus de considération.

Maintenant, remontons un peu le temps : en 1945, Billy Wilder signe Le Poison, avec Ray Milland (qui, lui, aura l'Oscar du meilleur acteur pour sa composition), un film qui restera longtemps la référence sur le sujet de l'alcoolisme au cinéma. Milland était lui-même porté sur la boisson et avait pour l'accompagner dans ses beuveries un jeune acteur, Jack Lemmon

Wilder et Lemmon tourneront ensemble à plusieurs reprises mais leur première fois, ce sera La Garçonnière (1960), dans lequel l'acteur joue un jeune employé de bureau amoureux de la liftière de l'immeuble où il travaille. Par un étonnant jeu de correspondance, c'est également dans un ascenseur d'un immeuble appartenant à l'entreprise où ils travaillent que les deux protagonistes du film d'Edwards vont sceller leur destin.

Et comme avec Wilder, Edwards va revisiter le thème de l'alcoolisme avec un brio tel que Days of Wine and Roses sera une nouvelle référence sur le sujet. Joe Clay est déjà un gros buveur mondain au début de l'histoire, mais il tient bien l'alcool et fait illusion auprès des gens qu'il côtoie. C'est un type charmant, affable, même s'il commet une énorme bourde au début de l'histoire.

Kirsten Arnesen, qu'il a pris pour une call-girl, est la secrétaire de son patron et ne goûte pas aux joies de l'ivresse - son seul péché mignon, c'est le chocolat. Et, entre autres choses pour la séduire, Joe va lui faire boire et apprécier le Brandy Alexander, un cocktail avec du chocolat. Sans le savoir, la jeune femme a déjà franchi la ligne rouge.

On va assister à la lente descente aux enfers du couple avec un homme épris de boisson qui entraîne sa femme dans son vice parce qu'il la néglige et que, se sentant abandonnée, elle se met elle aussi à consommer pour noyer ses désillusions conjugales mais aussi ses difficultés à tenir sa maison en élevant pratiquement seule sa fille.

Ce qui avait démarré comme une comédie romantique vire au drame, mais l'honnêteté de la réalisation  évite tout mélodrame facile, toute complaisance. L'alcoolisme y est représenté comme une addiction d'autant plus vicieuse qu'elle est admise et même encouragée. On boit partout, pour rien, pour s'amuser, pour suivre le mouvement, on peut acheter de l'alcool à la supérette du quartier, en consommer dans un bar, une fête.

L'alcoolique ne se rend donc même pas compte de ce à quoi il s'adonne. Il se perd sans en avoir l'impression, c'est une habitude mondaine et qui, donc, à ce titre, ne paraît pas condamnable. D'ailleurs Kirsten se met à boire sans même y prendre goût, elle accompagne son mari pour qu'il ne culpabilise pas. Et puis, comme lui, elle se sent bien après avoir bu un peu.

Par petites touches, on observe les conséquences multiples qu'a l'alcool d'abord sur Joe, qui se voit rétrogradé dans son travail puis licencié. Un jour, alors qu'il passe devant un bar, il voit son reflet dans la vitre et ne se reconnaît plus. C'est un choc et il convainc Kirsten de tout arrêter, de reprendre une vie saine. Ils partent s'installer à la campagne, chez le père de la jeune femme.

Leur sobriété sera brève et s'achèvera dans une scène intense et pathétique. Mais sans retour. Kirsten a sombré, Joe alternera reprise en main et rechute, avant de participer à des réunions des Alcooliques Anonymes. Kirsten, elle, voit cela comme un procédé humiliant, elle se persuade de pouvoir cesser de boire par la seule force de la volonté - une illusion.

Le récit bascule subtilement en montrant la déchéance misérable de Kirsten alors que, en parallèle, Joe refait surface. Il l'a rendue accro, cherche à s'amender auprès de son beau-père, dévasté. Il devient plus responsable auprès de sa fille (la seule mesure du temps qui passe dans le film - elle a sept ans à la fin). Kirsten finit par disparaître dans la nature, Joe la retrouve, la perd à nouveau, elle resurgira mais sans grand espoir.

La Warner craignait que le dénouement soit trop sombre et n'effraie le public. Jack Lemmon, pour empêcher que soit tournée une happy end, partira en Europe, sans dire où il va, à la fin du tournage. Un an après, Blake Edwards suivra une cure de désintoxication, tout comme Lemmon (même si l'acteur, comme son personnage, replongera fréquemment).

Le film est dur, éprouvant, poignant surtout. La photographie de Philip Lathrop (comme pour Allô, Brigade Spéciale) contribue fortement à installer un climat grisâtre, dépressif, implacable à l'histoire, et la mise en scène est d'une élégance et d'une puissance exceptionnelles. Par moments, le film a un vrai aspect documentaire, ce qui s'explique par la présence de conseillers des Alcooliques Anonymes sur le plateau.

On devine sans mal que l'interprétation de Jack Lemmon et Lee Remick a profité de ces conseillers. Lemmon au début fait craindre le hors sujet : il en fait un peu trop, s'appuyant sur son sens comique prodigieux, puis il se reprend et livre une composition d'une dignité renversante. Lee Remick est encore une fois prodigieuse, d'une finesse exemplaire, jouant l'ivresse et la perdition avec une mesure irréprochable - vraiment une comédienne à redécouvrir : elle disparut à seulement 55 ans après trente de carrière.

Il est toujours délicat d'apprécier ce genre de film, mais Le Jour du Vin et des Roses (expression tirée du poème d'Edward Dowson, Vitae Summa Brevis : "Ils ne sont pas longs les jours du vin et des roses/ Sorti d'un rêve brumeux notre chemin émerge/ Comme dans un rêve.") dépasse le film à thèse pour accéder au portrait déchirant d'un couple.

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