1933, Etat de l'Oregon. Shack est le chef du train 19 de la compagnie Pacific and Eastern Railroad, qu'il protège avec un zèle cruel de tous ceux qui tentent d'y voyager gratuitement. A-N°1 est le champion des trimardeurs, ces passagers clandestins honnis de Shack, un vagabond dont le l'obsession est vaincre la surveillance de ce contrôleur. Mais un jeune homme tente de lui voler la vedette : il s'agit de Cigaret qui grimpe un jour dans le wagon rempli de foin pour le bétail où s'est caché A-N°1 et où les a enfermés, sans le savoir, Cracker, l'adjoint de Shack. Avant leur arrivée en gare, ils réussissent à en sortir mais Cigaret est capturé.
Alors que le jeune trimardeur prétend avoir fait le voyage seul, les hobos accueillent A-N°1 en héros. Chez les cheminots et les sans-abri, la fièvre monte car A-N°1 prétend pouvoir aller jusqu'à Portland à bord du train 19. On prend les paris pour savoir s'il réussira ou si Shack le chassera de son train avant l'arrivée. Pendant ce temps, Cigaret échappe à ses geôliers et se met en tête de prétendre au titre d'Empereur du Nord.
Le lendemain matin, Shack décide de faire partir le train à toute vitesse, malgré l'épais brouillard qui est tombé, pour empêcher quiconque de jouer les passagers clandestins. Mais les compagnons de A-N°1 ont fait en sorte que le train 19 soit dévié pour faciliter l'embarquement de leur champion. La ruse fonctionne mais Cigaret monte dans le train en même temps que A-N°1 et le temps de faire machine arrière pour le train, Shack n'a rien vu parce qu'un autre train arrive en face et évite de peu une spectaculaire collision...
Robert Aldrich est un immense cinéaste dont on ne se rend peut-être pas complètement compte aujourd'hui de l'impact qu'il a eu. Par exemple, bien avant que les italiens ne jettent le western dans la poussière, Aldrich, en 1954, réalisait Vera Cruz, qui mettait en scène les premiers anti-héros du genre, avec Burt Lancaster et Gary Cooper dans la peau de deux crapules sévissant au Mexique.
Presque vingt ans plus tard, on peut presque dire que Emperor of the North Pole (en vo) est encore un western, même si l'action se déroule durant la Grande Dépression. Aldrich met en scène le scénario écrit par Christopher Kopf avec la même lucidité brutale que lorsqu'il réalisait Vera Cruz, opposant deux hommes dans un duel acharné, avec entre eux deux un jeune loup tout aussi féroce.
Kopf s'est inspiré pour l'histoire des mémoires d'un vagabond réputé pour trimarder. Il a dégagé tout ce qui était inutile pour aboutir à une sorte d'épure du film d'aventures : pas d'intrigue secondaire, pas de seconds rôles, juste trois hommes et un train. Et tout ça suffit à Aldrich pour proposer un spectacle de 120' où on ne voit pas le temps passer.
Faisons les présentations : Shack est chargé par une compagnie ferroviaire de déloger tout passager clandestin sur le train 19 circulant dans l'Etat de l'Oregon. Il y met tout le zèle nécessaire et préfère, comme le disent ses ennemis, tuer un trimardeur plutôt que le laisser voyager gratis. Dès la première scène, il en surprend un et lui tape dessus avec un marteau. L'homme tombe sur la voie et le train le sectionne en deux ! Shack sourit, sadiquement, après cette démonstration atroce.
A-N°1 est un de ces vagabonds jetés sur les routes à cause de la crise qui sévit dans les années 30, suite au crack boursier. Mais contrairement à ses semblables, chercher du travail ne l'intéresse pas. Ce qui le motive, c'est de défier Shack en empruntant le plus souvent possible le train 19 pour aller d'un point A à un point B sans être débusquer. Cela en prenant des risques fous et le narguant publiquement, faisant inscrire sur des châteaux d'eau la prochaine fois qu'il compte embarquer et pour quelle destination !
Cigaret est un autre de ces clochards. Il n'admire pas A-N°1 mais l'envie, il rêve de le surpasser et de le détrôner. Ce qui lui vaudrait le titre envié d'Empereur du Nord, le roi des trimardeurs, une légende vivante. Il n'hésite pas, pour frimer devant les cheminots qui l'ont capturé, à s'attribuer un voyage effectué par A-N°1, ni à s'inviter aux côtés de ce dernier même si cela va les faire remarquer de Shack.
Aldrich fait de ces trois personnages presque davantage des concepts, des archétypes monomaniaques que des êtres normaux. Le sadisme de Shack a quelque chose d'effroyable, il jouit du mal qu'il inflige aux clandestins et de sa réputation d'homme violent, intransigeant. Sa motivation semble d'abord de servir la compagnie qui l'emploie mais en vérité, c'est un malade, un psychopathe qui tue pour le plaisir.
A-N°1 est lui carrément réduit à un matricule, on ne sait jamais son vrai nom. C'est un personnage avec une dimension mythologique, respecté et adoré même des autres vagabonds, qui se soucie pourtant à peine de ceux qui périssent en ayant voulu l'imiter. Ce qui l'anime, c'est de battre Shack, d'échapper à sa vigilance, d'esquiver ses coups. A sa manière, il veut être le maître du train 19, mais plus encore du chemin de fer emprunté par ce train.
Cigaret, lui, est un ambitieux sans scrupules. La mouche du cocher aussi. Il s'attire l'inimitié de Shack, qui voit en lui un nouveau parasite à chasser, et de A-N°1, qui ne prend pas au sérieux ce fanfaron prétendant être son rival et même son successeur. Il a de l'estomac, mais pas de coeur, c'est ce qui lui suffit pour braver ces deux titans dans leur duel, espérant en fait profiter de la situation pour se glisser dans le train 19.
L'Empereur du Nord (en vf) a connu un échec cuisant lors de sa sortie en salles, et Aldrich en fut à la fois étonné et blessé. Comme il l'expliquera ensuite, il ne pensait pas que le public pourrait ne pas apprécier le personnage de A-N°1. Il savait que Shack serait haï, mais considérait que Cigaret ne serait pas celui qui aurait les faveurs des spectateurs.
Pour Aldrich, la symbolique du trio paraissait claire : Shack représentait l'establishment, A-N°1 l'individualisme, et Cigaret l'opportunisme. Cinéaste profondément libéral, il fut sidéré de constater que Cigaret fut aimé, même s'il reconnaissait que sa persévérance et son bagout en faisait un protagoniste plus humain que les deux autres, enfermés dans leurs obsessions.
Mais c'est pour cela aussi que le film mérite d'être revu, car, malgré sa brutalité, son mélange de minimalisme psychologique et d'action spectaculaire, tourné sur les lieux même de l'action, et ponctué de nombreuses scènes extraordinaires par leur intensité et leur démesure, on se rend compte de sa complexité, de son ambiguïté, de sa puissance thématiques et visuelles.
Si je disais plus haut que L'Empereur du Nord avait encore un goût de western, c'est pour le motif omniprésent du duel. Les trois protagonistes ne se passent rien, il n'y a pas un véritable moment de calme dans tout le récit. Pendant un bref instant, on croit à une alliance opportune entre A-N°1 et Cigaret, mais ce dernier trahira l'autre dès qu'il en aura l'occasion. Et l'explication finale entre Shack et A-N°1, si elle met en valeur l'autorité et une certaine noblesse de ce dernier, lâche ses coups et ne pardonne rien à personne.
Pour incarner cette histoire Aldrich pouvait compter sur trois acteurs hors du commun. Ernest Borgnine campe un méchant démentiel, une espèce de bloc massif effrayant et illuminé. Face à lui, pour leur 5ème collaboration commune (sur six), il y a Lee Marvin, une présence phénoménale, aussi stoïque que déterminé. Et entre eux, Keith Carradine réussit l'exploit d'exister en composant un filou rongé par la jalousie, qui est à la fois séduisant et horripilant.
Sans vouloir jouer les vieux cons, je ne vois pas d'acteurs actuels capables de rivaliser avec ceux-là. Ils charrient une humanité borderline et un charisme qui me paraissent disparus. Tout comme Aldrich et son cinéma si viscéral et si profond à la fois. Pour tout cela et bien plus encore, L'Empereur du Nord est un très grand film, du très grand cinoche.







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