Années 1880. Le hors-la_loi Roy Bean arrive à la ville frontière du Texas, Vinegaroon. Il entre dans le saloon où il se fait rosser par les clients qui le dépouillent puis lui passent la corde au cou avant que son cheval ne le traîne au loin. La corde se rompt et une jeune mexicaine, Maria Elena, vient le soigner. Elle récupère le revolver de Bean qui, une fois rétabli, rentre dans le saloon et tue tous ceux qui l'ont agressé. Il s'autoproclame juge de tout l'Ouest du Pecos et patron de la ville.
Un prédicateur itinérant, LaSalle, passe par là et enterre les corps puis place Maria Elena sous la protection de Bean, en lui interdisant de coucher sous le même toit qu'elle s'il ne l'épouse pas. Il renomme le saloon le Jersey Lilly en hommage à son idole et secret amour (même s'il ne l'a jamais rencontré), la chanteuse et actrice Lilly Langtry. Puis il commande des toilettes élégantes à Maria Elena qu'il décide de loger dans l'arrière-salle du saloon pour qu'elles ne subissent pas les affres de la météo.
Lorsque cinq bandits (Big Bart Jackson, Nick the Crub, Fermel Parlee, Whorehouse Lucky Jim et Tector Crites) en cavale passent par là, plutôt que les affronter, il leur fait prêter serment pour en faire des marshals qui l'aideront à faire régner l'ordre. La loi du juge Roy Bean est expéditive : la pendaison est fréquente, les mariages de ses adjoints avec des prostituées automatiques, et gare à ceux qui insultent Lilly Langtree !
Il existe des grands films devant lesquels tout le monde s'entend, des chefs d'oeuvre incontournables. Et puis il y a ce que François Truffant appelait, selon une formule que j'affectionne, des "grands films malades", à la conception douloureuse, qui ont échappé à leur scénariste ou leur réalisateur, parfois aux deux, sanctionnés par la critique et le public, et quelquefois réhabilités plus tard.
Mais The Life and Times of Judge Roy Bean (en vo) n'a même pas eu droit à cette réévaluation. C'est un film maudit, mal aimé, oublié, qui fut éreinté par les critiques, boudé par le public, et jamais rediscuté (ou alors seulement par des cinéphiles, qui ont confirmé le mal qu'en pensaient leurs prédécesseurs - cf. Tarantino le taxant de "western Beverly Hills"... Qu'est-ce qu'il peut dire comme conneries quand il ne travaille pas, celui-là !).
Permettez-moi de vous dire que cela est une injustice crasse dont tous ces spécialistes devraient avoir honte. Car, comme La Vie Privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder, Juge et Hors-La-Loi est un chef d'oeuvre mutilé (remonté/raccourci par le studio), mais qui reste au-dessus de la mêlée. C'est un de mes films préférés, un de mes westerns préférés (un des rares westerns qu'aime ma soeur aussi, qui déteste le western).
John Huston, en 1972, est, comme Paul Newman, dans le creux de la vague. Il enchaîne les échecs et tout le monde est d'avis d'affirmer que le meilleur de son oeuvre est derrière lui. Pour l'acteur, le constat est aussi terrible : depuis Butch Cassidy et le Kid, il n'arrive plus à attirer dans le salles les spectateurs alors que son ami Redford est en plein boum.
Sur le papier, c'est donc surtout la réunion de deux losers dont Hollywood ne finance le film que parce qu'il ne coûte pas cher et qu'il est écrit par John Milius, qui vient de vendre le script de Jeremiah Johnson (avec... Redford). Sauf que rien ne va se passer comme prévu. Le tournage sera chaotique comme aux plus grandes heures de Huston, dépassera son budget, et le résultat sera renié par Milius.
Milius voulait en effet réaliser le film d'après son scénario et avait promis le rôle de Roy Bean à Warren Oates, promettant de s'inspirer des westerns spaghetti de Sergio Leone (alors au sommet du box office). Malgré la décote de Huston, le studio First Artists préféra quand même confier le projet à un metteur en scène expérimenté qui pourrait remettre Paul Newman en selle.
Mais Huston réécrivit sans cesse les scènes et consomma tant de pellicule en s'acharnant à tourner en décors naturels, en attendant que la lumière lui convienne, et certainement en picolant comme un trou, que l'entreprise devint hors de contrôle. En ce temps-là, les producteurs préféraient laisser filer, de toute façon ce serait soit un désastre, soit un chef d'oeuvre, donc autant suivre pour voir.
Ce côté foutraque est ce qui fait le charme irrésistible du film. Le vrai Roy Bean (qui fut aussi au coeur d'un album de Lucky Luke) était une crapule violente, un vieillard sans morale et bedonnant. Ici, il a les traits et les yeux merveilleusement bleus de Paul Newman, sa silhouette svelte, et s'il pend d'abord et discute ensuite, il est surtout affreusement drôle et séduisant, même s'il est complètement à l'Ouest (et pas que du Pecos).
Le redécoupage du script aboutit à une succession de vignettes plus qu'à une véritable histoire et on voit défiler des personnages hauts en couleurs, souvent de manière fulgurante : un prédicateur efféminé, un bandit albinos, un trappeur et son ours, une chanteuse et actrice sur qui le temps ne semble pas avoir de prise...
C'est complètement décousu, je vous l'accorde, mais cette folie douce (ou pas, c'est selon) égale presque du Fellini. Ce western est une bouffonnerie à la fois hilarante et d'une mélancolie poignante. La romance discrète entre Bean et Maria Elena est d'une beauté poétique. L'adoration de Bean pour Lilly Langtry est d'un romantisme échevelé. Les femmes y tiennent des rôles qu'on en voit rarement dans le genre.
Parmi les reproches les plus assassins adressés au film, il y a son dernier acte, situé en 1919, quand Bean revient à Vinegaroon devenue une ville prospère grâce à ses puits de pétrole mais aussi corrompue par la mafia, un maire véreux, une police qui ressemble à une milice, le Prohibition... Et son épilogue, quelque temps encore après, avec enfin l'apparition de Lilly Langtry.
Pourtant ces deux séquences sont à la fois du pur Milius (avec cette dimension mythologique atteinte par Roy Bean) et du pur Huston (avec ce crépuscule follement épique et tendre à la fois). Certains pensent que le film aurait dû s'achever quand Bean quitte Vinegaroon... Ce qui nous aurait privés de ces moments magiques et décalés.
Ce jusqu'au-boutisme, peut-être une peu chargé, c'est justement ce qui fait le sel du cinéma de Huston. Il y a de la grandiloquence, mais aussi une émotion bien cachée qui surgit alors, qu'on croyait impensable de la part d'un cinéaste certes génial mais bordélique et somme toute très sentimental. C'est superbe. Même si ça ne plait pas à tout le monde. Mais les films qui plaisent à tout le monde font-ils de bons films ? Ou simplement de bons produits, de bonnes formules, faciles à marketer ?
C'est pour cela que j'adore Juge et Hors-La-Loi : on ne sait pas vraiment ce qu'on a vu à la fin. Est-ce vraiment un western ? Un biopic dérangé ? Un grand film ? Un bon film ? C'est imprévisible, et insaisissable. Ce que devrait être un film d'auteur. Mais c'est aussi formidablement divertissant, rigolo, bizarre, fleur-bleu, violent. C'est un film qui a du coeur, un coeur qui palpite vite et fort.
Paul Newman est extraordinaire, quoi qu'on en dise. Il signe une composition qui défie la composition, c'est un acteur en liberté car il n'a plus rien à perdre et embrasse la folie de son réalisateur et de l'histoire et du personnage qu'il incarne. Je crois que c'est son meilleur rôle (avec, allez, Luke la main froide et Eddie Felson L'Araqueur/La Couleur de l'Argent).
A ses côtés, vous reconnaîtrez peut-être Victoria Principal, dont c'était le premier rôle : oui, la Victoria Principal, la Pamela Ewing de Dallas, belle comme un coeur. Jacqueline Bisset joue la fille de Bean, Rose, avec un accent anglais incongru mais on s'en fiche, on n'est plus à ça près. Et Ava Gardner ! Sublime Lilly Langtry.
Ned Beatty campe Tector Crites, le barman de Vinegaroon et futur mémorialiste de Roy Bean, extra. Tout comme Stacy Keach, dément en Bad Bog l'albinos. Ou Anthony Perkins dans la peau du prédicateur LaSalle. Sans oublier John Huston lui-même sous l'habit du trappeur Grizzly Sam (Huston était un acteur aussi remarquable devant la caméra - voir Chinatown).
Enfin, il y a une musique magnifique de Maurice Jarre, hélas introuvable aujourd'hui. Un scandale.
Voyez, revoyez Juge et Hors-La-Loi. C'est hors du commun.







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