samedi 18 octobre 2025

CRIMINAL, TOME 7 : AU MAUVAIS ENDROIT... (Ed Brubaker / Sean Phillips)


CRIMINAL, T. 7 : AU MAUVAIS ENDROIT...
(Savage Sword of Criminal + Deadly Hands of Criminal)


SAVAGE SWORD OF CRIMINAL - Mars 1976. Teeg Lawless est en prison après s'être bagarré dans un bar. Il apprend que sa tête est mise à prix et soupçonne Sebastian Hyde d'être celui qui a lancé ce contrat à cause le dernier braquage qu'il a commis et qui pourrait compromettre le caïd. 


Mais Hyde soudoie le directeur de la prison pour le faire sortir plus tôt et retrouver le butin de ce casse. Mais il a intérêt à faire vite car le contrat court toujours et il ignore qui se trouve derrière...

*


DEADLY HANDS OF CRIMINAL - Eté 1978. Tracy Lawless suit son père sur la route. Teeg commet de petits larcins durant le trajet. Tracy conduit. Il arrive dans un patelin où Teeg trouve une femme qui peut l'aider et disparaît plusieurs jours durant, laissant son fils dans une chambre d'hôtel.


Tracy profite de ce temps libre pour lire des comics et fait la connaissance d'une jeune fille de son âge avec laquelle il devient ami, enfreignant la règle imposée par son père de ne sympathiser avec personne pour qu'on ne se souvienne pas d'eux...


Ce septième tome de Criminal contient donc deux récits indépendants, même s'ils mettent tous deux en première ligne Teeg Lawless. Les histoires cependant ne se suivent pas, elles se déroulent pour l'une en 1976 et pour l'autre en 1978. Ces deux one-shots ont été réunis en un seul album par Delcourt et ouvrent le sommaire de la troisième Intégrale de Criminal publiée par l'éditeur français (voir ci-dessous).


Dans la préface de cette Intégrale, comme toujours, Ed Brubaker fait à la fois un point sur la série et sur ce qui l'a inspiré pour les histoires qu'elle propose. Après le précédent tome, Le Dernier des Innocents, le scénariste doute de pouvoir continuer à animer le titre, estimant avoir écrit sa meilleure partie. Il lui faut d'autres défis à relever et, avec son compère Sean Phillips, il signe la mini-série Kill or Be Killed.

Durant la réalisation des quatre volumes de ce titre, les deux partenaires évoquent quand même un retour à leur projet fétiche, mais cherchent surtout une nouvelle formule, un nouveau format. Tous deux s'accordent sur celui d'un magazine qui leur permettrait de développer des intrigues plus longues en un seul épisode sans pour autant franchir le pas vers le roman graphique.

Brubaker se prend au jeu et demande à des collègues comme Kurt Busiek, Chip Zdarsky, Kieron GillenKelly Sue DeConnick de participer à cette aventure. Ils viendront pour rédiger de faux courriers de lecteurs et le résultat est jubilatoire (en particulier celui de Zdarsky qui voit des pénis partout, c'est à mourir de rire, ou celui de DeConnick qui exige plus d'héroïnes et de seins nus).

Ensuite, pour coller à l'idée du magazine, Brubaker reprend l'idée amorcée dans Le Dernier des Innocents d'une mise en abyme, c'est-à-dire que l'intrigue de Criminal trouve un écho direct ou indirect dans une bande dessinée qui fait corps avec le récit. Dans Savage Sword of Criminal, il pastiche Savage Sword of Conan et dans Deadly Hands of Criminal, les comics de kung-fu et de loup-garou.

Sean Phillips va donc pouvoir à nouveau s'amuser à adapter son style graphique pour imiter Conan et Shang-Chi et Werewolf by Night. Les planches seront en noir et blanc avec des trames et copieront les comics bon marché des années 70. Mais n'allez pas croire que cet exercice est un gadget : cela sert vraiment le propos plus général de ces deux histoires.

Dans la première, on suit Teeg Lawless incarcéré suite à une bagarre dans un bar après qu'il a commis un braquage avec un partenaire. Il apprend que sa tête est mise à prix et croit que Sebastian Hyde cherche à lui faire payer son arrestation et le fait de ne pas avoir pu lui remettre l'argent, confié à son complice. Mais il a tort car Hyde le fait sortir de prison pour justement remettre la main sur le fric.

Derrière les barreaux, quand il n'est pas préoccupé à sauver sa peau contre d'autres détenus désireux de toucher la prime ou d'encaisser les mauvais traitements des matons vendus à un caïd détenu et ami de Hyde, Teeg lit un comic book intitulé Sword of the Savage mettant en scène Zangar, un barbare blond dont les aventures sont adaptés des romans d'un certain Alfred Ravencroft.

Il ne faut pas longtemps au lecteur pour comprendre que ce qu'endure Teeg trouve un écho dans ce que traverse Zangar, aux prises avec des brigands sanguinaires, des sorcières envoûtantes, errant dans des contrées hostiles. Lui aussi doit se battre contre des bandits brutaux, retrouve la mère de ses enfants, et survit aussi bien entre les murs de la prison que dans les rues de la ville.

L'issue du récit est volontairement décevante - on devine vite qui a mis Teeg dans la sauce. Mais ce qui importe ici, c'est moins la destination que le voyage et la métaphore de ce qu'expérimentent à la fois Teeg et Zangar. Tous deux sont des êtres frustres, sans pitié, jouets de forces contraires, luttant pour leur survie, solitaires.

L'écriture de Brubaker brille par la facilité avec laquelle non seulement il reproduit les clichés des récits à la Robert E. Howard et continue à produire quelque chose d'excitant et inattendu dans le monde de Criminal, tandis que Phillips prouve sa faculté épatante à saisir les ambiances différentes, à camper des personnages mémorables. Et cette fois, contrairement au Dernier des Innocents, les deux mondes sont aussi soignés visuellement l'un que l'autre.

Dans le second segment, qui se déroule deux ans après le premier, Brubaker s'inscrit dans le registre du road comic. Teeg est cette fois accompagné de son fils ainé, Tracy, encore gamin, mais qui lui sert de chauffeur, de guetteur, de complice. Tous deux taillent la route sans qu'on sache pourquoi au début - sont-ils en cavale ? - et commettent de minables larcins pour subsister.

Quand ils s'arrêtent dans un patelin, Tracy aide son père à trouver une femme qui va conduire Teeg à un homme avec qui il a un compte à régler. Teeg disparaît pendant un long moment et Tracy est livré à lui-même, attendant dans une chambre d'hôtel en lisant un vieux comic book, Fang le loup-garou kung-fu, dont son père lui a acheté un numéro.

Happé par cette lecture, il en cherche d'autres numéros chez le libraire du coin et fait ainsi la connaissance de Gabby, une gamine de son âge qui "lit de vrais livres" (des romans), et avec laquelle il sympathise, séduit par son esprit vif et frondeur, même si Teeg désapprouverait car il ne faut surtout pas qu'on se souvienne d'eux.

Là encore, on a une ressemblance avec Le Dernier des Innocents où le héros revivait son adolescence à travers le prisme d'un vieux comic book. Tracy, qu'on a connu adulte, soldat déserteur puis porte-flingue de Sebastian Hyde, est ici saisi dans sa jeunesse, aux côtés d'un père irresponsable, et on comprend mieux pourquoi ensuite Tracy a préféré le suivre plutôt que de laisser son petit frère Ricky dans de telles situations (même si au final ça n'a pas sauvé Ricky).

Et là aussi, la bande dessinée Fang le loup-garou kung-fu ponctue le récit et dresse des parallèles entre la fiction et la "réalité". Fang est un jeune homme maudit par un sorcier et qui peut se transformer à tout moment en loup-garou. Il est amoureux de la très sexy petite amie de son co-locataire qui sera bientôt trouvé mort et tout accuse le loup-garou dont le secret sera découvert par la fiancée de la victime.

Tout comme Zangar dans The Sword of the Savage, Fang est volontairement kitsch et outrancier. Voir ce loup-garou se battre contre des ninjas tout en étant frustré sexuellement et accusé d'un crime qu'il n'a pas commis peut faire sourire, mais Brubaker et Phillips rendent un hommage sincère et dénué de cynisme à ces bandes dessinées.

Comme Fang, Tracy est lui aussi pris dans des passions contraires : il aide un père criminel récidiviste, assiste à un meurtre après avoir commis des vols, et connaît ses premiers émois amoureux au contact de Gabby dont il trouve une photo avec son adresse qu'elle a glissé dans un exemplaire de sa bande dessinée avec l'espoir qu'il lui écrira. Mais c'est impossible tout comme il est impossible pour Fang d'avoir une relation suivie avec la fiancée de son ami.

Là aussi, le dénouement est expédié et peut décevoir, mais comme tout récit initiatique, c'est moins l'arrivée que le chemin parcouru, les rencontres faites en chemin qui comptent. Et cela donne à cette histoire un côté attachant, cruel aussi, parfaitement traduit par l'écriture ciselée de Brubaker et les dessins minutieux, expressifs de Phillips.

Il faut enfin mentionner les couleurs d'Elizabeth Breitweiser, qui a collaboré avec Phillips sur Fatale et Kill or Be Killed mais seulement sur ces deux one-shots de Criminal. Son travail est superbe, sans doute celui qui a mis le plus en valeur le trait de Phillips, moins sombre qu'avec Val Staples et moins expérimental qu'avec Jacob Phillips. Depuis Breitweiser est devenue éditrice indépendante mais elle a également mis en couleurs Velvet de Brubaker et Steve Epting.

Ce septième tome est donc un terrain de jeux qui rompt avec ce qui a été fait avant sur Criminal mais prépare le lecteur à ce que les auteurs vont produire ensuite puisque, désormais, c'est avec des romans graphiques que la série va continuer.

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