1946. Henry Warren est un ambitieux prometteur immobilier qui est marié à Julie Ann, une riche héritière, dont les terres ont servi à l'implantation d'un parc immobilier, Riverside. Les premiers bâtiments sont sur le point d'y être construits, mais un obstacle empêche la complétion du projet. En effet, deux parcelles doivent être rachetées : l'une appartient à un fermier noir, Reeve Scott, qui veille sur sa mère malade, Rose, qui fut la nourrice de Julie Ann ; et l'autre est à Rad McDowell, le cousin de Henry, revenu de la guerre auprès de sa femme Lou et leurs quatre enfants.

Rad est intéressé pour céder son terrain car il aimerait refaire sa vie ailleurs avec sa famille, mais Lou est plus réticente à quitter ce qu'ils ont mis des années à bâtir. Quant à Reeve, sa mère lui a fait promettre de ne jamais vendre leur parcelle où ils ont toujours vécu et que les parents de Julie Ann leur ont donnés pour services rendus. Henry convainc Julie Ann d'aller parler à Rose pour tenter de la convaincre et celle-ci accepte. Mais sa visite et ses arguments contrarient tant la vieille femme qu'elle fait un malaise. Le soir même, elle rend l'âme dans les bras de son fils en lui faisant rappeler son serment.

A l'enterrement, Reeve interdit à Julie Ann et Henry d'assister à la cérémonie religieuse. Vexée, Julie Ann décide de se venger en servant les affaires de Henry et parle au juge Vernon Purcell, un raciste qui n'hésitera pas à contourner la loi pour donner raison à la jeune femme et son mari. Cependant, Vivian Turlow, une amie des Scott, fouille dans les registres de la vill et y trouve la preuve que Reeve a bien enregistré légalement l'acte de propriété de sa ferme. Rad, de son côté, agacé des relances de Henry, prend le parti de Reeve et refuse à son tour de ne pas vendre sa parcelle...
En 1967, la carrière d'Otto Preminger est dans sa phase descendante. Ses plus beaux et grands films sont derrière lui, mais sa réputation est encore intacte auprès des studios et il cherche un sujet qui lui permettra de rebondir. En sa qualité de producteur, il pense dénicher la perle rare avec le roman de K.B. Gilden (en en réalité le couple d'écrivains Katya et Bert Gilden), Hurry Sundown (en vo).
Il engage le scénariste Horton Foote pour en signer l'adaptation et celui-ci lui rend un manuscrit de plus de mille pages ! Preminger ne se démonte pas et prévoit d'en tirer un film en deux parties d'une durée totale de 4h. 30 qui serait projeté en deux séances ! Evidemment Paramount, qui doit distribuer ça, refuse et Preminger revoit donc sa copie... En virant Foote !
Place à Thomas C. Ryan pour réduire le script à une taille plus raisonnable et pendant ce temps Preminger commence son casting, un véritable aéropage de stars, puis effectue les repérages. Il souhaite tourner sur les lieux de l'action, en Georgie, mais les autorités locales refusent. Un collaborateur lui suggère la Louisiane. Et ça va être encore pire !
En effet, la population se montre très hostile en voyant débarquer l'équipe et encore plus quand elle apprend que l'histoire met en scène une amitié entre un homme blanc et un homme noir. Des menaces de mort anonymes parviennent à la production, le Ku Klux Klan fait brûler une croix sur un des plateaux de tournage, la tension est à son comble...
... Au point que pour protéger tout le monde, le studio demande à des soldats de l'armée de surveiller les alentours et de protéger les acteurs noirs. Ce sera tout ? Oh que non ! Preminger, une fois les premières scènes en boite, se montre à la hauteur de sa néfaste renommée : il se comporte comme un véritable tyran, engueulant aussi bien les techniciens que ses acteurs.
Ainsi aura-t-il dans le collimateur Michael Caine qui a eu le culot de se plaindre dans une gazette locale, mais plus encore Faye Dunaway, dont c'était le premier rôle au cinéma, et à qui il reproche de ne pas savoir jouer devant une caméra. L'actrice, une fois le film terminé, traînera le réalisateur en justice pour dénoncer le contrat de cinq films qui la liait à lui. Elle aura gain de cause mais devra payer une grosse somme pour dédommager Preminger.
Qu'en est-il du film lui-même, une fois qu'on sait tout cela ? Comme dirait l'autre : c'est compliqué. Le scénario est remarquable en bien des points, notamment en ce qui concerne la caractérisation des personnages et la construction de l'intrigue. Tous les rôles principaux sont très richement dotés et l'histoire est très solide, avec un rythme impeccable sur 142'.
Néanmoins, comme souvent avec des films au casting fourni et doré, Que Vienne la Nuit (en vf) souffre du fait que tous les protagonistes n'ont pas droit au même traitement. Ainsi les noirs sont tous des gens bien, malheureux mais dignes, solidaires et intelligents et pugnaces. Les blancs sont tous des névrosés, particulièrement les plus riches, et ceux qui ne le sont pas sont capables d'expressions abjectes tout en se comportant valeureusement ensuite.
Mais il y subsiste des éléments absolument dispensables car vite éreintants, comme le fils de Henry et Julie Ann qui couine sans arrêt parce qu'il aurait subi un choc enfant. A la fin, on est presque soulagé qu'il soit hospitalisé pour ne plus avoir à le supporter comme son père. D'autre part, Preminger ne résiste pas à l'envie d'en faire trop pour prouver ses bonnes intentions.
C'est l'aspect le plus délicat de la critique : Preminger a eu le courage de s'attaquer en 1967, à la ségrégation raciale, lors d'un tournage où le KKK rodait. Mais parfois le mieux est l'ennemi du bien et dans ce cas précis, le cinéaste sombre souvent dans la caricature : comme je le souligne plus haut, aucun noir n'est mauvais dans cette histoire, par contre (à l'exception des McDowell, et encore pas tout le temps), les blancs sont tous des raclures infâmes.
L'échec le plus notable ici, c'est qu'on ne nous explique jamais réellement ce qui soude Rad et Reeve. Rad traite à un moment Reeve de "sale moricaud" juste avant que Reeve ne lui révèle que son attitude distante vient du fait que sa mère vient de mourir. Rad s'excuse alors et par la suite est solidaire du combat de Reeve contre Henry. Mais cela reste équivoque car le sort de sa parcelle dépend de celle de son voisin et il est donc permis de se demander s'il soutient Reeve par amitié ou intérêt.
L'autre écueil du film, c'est que le script original tellement long n'a pas été complétement purgé d'éléments un peu superflus à l'évidence. Ainsi en est-il de la liaison entre Henry et la fille du juge qui n'apporte rien et surtout n'aboutit à rien.
En outre, la relation de couple entre Henry et Julie Ann est tellement chargée sexuellement que cela donne des scènes parfois grotesques (comme lorsqu'elle suce de manière très suggestive l'embout du saxophone de son mari comme si elle lui prodiguait une fellation par procuration).
Mais Que Vienne la Nuit n'est pas dénué de grandes qualités, loin s'en faut. Il est indéniable que le film a quelque chose de daté, de trop classique, mais en même temps c'est du vrai bon cinéma à l'ancienne, exécuté par un maître de l'exercice. Le récit a une vraie ampleur tragique, et sa durée sert cette dimension en laissant toutes les pièces du puzzle s'assembler jusqu'à une fin épique.
Enfin, malgré le caractère abominable de Preminger, sa direction d'acteur est remarquable. Michael Caine est détestable à souhait en mari frustré et en promoteur sans scrupules. Jane Fonda est aussi magnifique en épouse lunatique et en mère inquiète. John Phillip Law a un côté électrique très convaincant. Faye Dunaway est déjà impeccable (même si on sent que son rôle a été amputé au montage).
A côté de ces vedettes, Robert Hooks parvient à exister par son jeu sobre et digne, comme Diahann Carroll, face à des seconds rôles comme George Kennedy en shérif bonne pate et Burgess Meredith en juge raciste.
Si vous aimez ce genre de cinéma, académique mais solide, et aussi les films dont l'histoire en coulisses est presque aussi tendue que sur l'écran, Que Vienne la Nuit a quelque chose d'immanquable.
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