L'humoriste Alvy Singer tente de comprendre pourquoi sa relation avec Annie Hall a pris fin il y a un an. Originaire de Brooklyn, il fut un enfant très tôt convaincu du vide de l'existence et aussi précocement intéressé par le sexe. Ce qui embarrassait sa mère et alimenta ses névroses une fois devenu adulte. Pour canaliser ses angoisses, il a entrepris de faire rire, sans que cela le soulage vraiment mais en lui valant d'être considéré par les femmes.
Un soir, Alvy accompagnait Annie à une projection du "Chagrin et la Pitié" quand un homme derrière lui se mit à pontifier sur le cinéma de Fellini en faisant référence au philosophe Marshall McLuhan. Alvy imaginait alors ce dernier venait à son secours en rabattant le caquet de cet homme et en lui certifiant qu'il n'avait rien compris à sa pensée. Cette nuit-là, alors qu'ils font l'amour, Alvy se rend compte que Annie est distraite et ils se mettent à parler de ses deux premières épouses, qu'il a quittées parce qu'elles ne partageaient aucune de ses passions ou opinions.
Alvy avait fait la connaissance de Annie lors d'une partie de tennis en double avec des amis. Ayant sympathisé ensuite, ils se mirent à se fréquenter puis à devenir amants. Il l'encourageait dans son envie de devenir chanteuse, elle lisait ses livres favoris. Puis elle emménagea chez lui et leur amour naissant traversa ses premières turbulences. Alvy était jaloux et la soupçonnait de sortir avec un professeur au cours du soir qu'il l'avait encouragé à suivre...
Bien évidemment, parler de Diane Keaton ne pouvait se résumer à la critique d'A la recherche de Mr. Goodbar, et il fallait, tôt ou tard, que je revoie Annie Hall, qui la consacra avec l'Oscar de la meilleur actrice en 1978 (face quand même à Anne Bancroft ou Jane Fonda - Keaton pensait que c'était une erreur et mit du temps à réaliser ce qui lui arriva ce soir-là).
Pour Woody Allen, avec qui elle avait déjà tourné dans Woody et les robots et Guerre et Amour, Annie Hall marquait aussi un tournant : il lui valut l'Oscar du meilleur réalisateur et du meilleur scénariste (avec Marshall Brickman, son co-auteur), le film gagna la statuette du meilleur long métrage... La même année où le premier volet de Star Wars triomphait en salles et allait définitivement changer la face du cinéma.
Allen avait écrit Annie Hall spécialement pour Diane Keaton, dont le vrai nom de famille était Hall et son surnom de petite fille était Annie. Pourtant, au départ, la rédaction du script fut laborieuse : l'histoire lui vint au cours d'échanges avec Brickman sur leurs vies de couple respectives et devait être encadrée par une intrigue policière (que Allen recyclera pour Meurtre mystérieux à Manhattan, en 1993... Avec à nouveau Keaton à ses côtés).
Le script initial aboutissait à un film de 4 heures ! Alors Allen coupa tout ce qui dépassait pour ne conserver que le coeur du récit, l'histoire d'amour entre Alvy Singer et Annie Hall et sa relation un an après leur rupture. Il s'entoura pour la première fois d'une équipe technique plus solide, notamment avec le directeur de la photo Gordon Willis, preuve de son ambition nouvelle.
Le résultat reste encore très original. C'est même peut-être le film le plus connu de Allen, celui qui le résume le mieux, celui par qui beaucoup de ses fans ont commencé à découvrir son oeuvre. C'est très inventif aussi bien narrativement que formellement, très drôle aussi, mélancolique encore, et tous ceux qui ne l'ont pas vu manquent vraiment quelque chose d'essentiel.
La question qui sous-tend Annie Hall, c'est : comment peut-on perdre quelqu'un qu'on aime et qui vous aime, surtout quand les deux savent qu'ils sont faits l'un pour l'autre ? Il ne s'agit pas d'une gentille romcom où le gars et la fille ne comprennent pas qu'ils s'adorent et passent tout le film à s'en rendre compte. C'est même tout l'inverse.
Très vite Alvy et Annie tombent amoureux et sentent à quel point ils se complètent. Ils le savent si bien que les autres, leurs amis, leurs proches, ont du mal à suivre parce que leur amour passe avant tout par le plaisir des mots, de l'échange verbal. Ils se rencontrent en jouant au tennis et on peut dire qu'ils n'arrêtent jamais la partie qu'ils ont entamée, se renvoyant la balle, se rendant coup pour coup.
Qui d'autre que Alvy pouvait suivre une femme aussi intelligente, farfelue, vivante, que Annie ? Qui d'autre que Annie pouvait suivre un homme aussi complexe, névrosé, angoissé, que Alvy ? Réponse : personne. Ces deux-là vont plus vite que les hommes et femmes qu'ils ont déjà aimés. Ils jouissent littéralement de ce ping-pong qu'ils pratiquent, plus qu'au lit où ils passent en vérité peu de temps, sinon à parler encore.
Car Annie Hall est un film non pas bavard mais disert. On y voit un homme et une femme parler, s'asseoir, parler encore, marcher, parler toujours, rouler en voiture, parler, faire l'amour, parler... Pourtant leur dialogue quasi continu n'est jamais assommant. Ils font assaut de mots d'esprit, plaisantent, se chamaillent, se rabibochent, et tout passe par les mots, l'oralité.
Leur langage n'est jamais prétentieux ou redondant, contrairement à ce type dans une file de cinéma qui pontifie sur Fellini et dont Alvy rêve qu'il se fasse moucher par le philosophe Marshall McLuhan. Aujourd'hui, dans quel film verrait-on des personnages parler de Fellini et invoquer McLuhan ? Ce serait plutôt pour se moquer de la cinéphilie et de la philosophie, alors que Allen s'en sert pour illustrer des états d'âme, des sentiments.
Et il le fait souvent avec autodérision comme quand, après avoir fait l'amour avec Annie, il cite Balzac : "un autre roman de terminé.". Ou alors quand il s'adonne au comique de situation dans cette scène où Alvy écoute la confession suicidaire du frère d'Annie et que celui-ci les reconduit ensuite chez eux - pas très rassurant, n'est-ce pas ?
On n'est jamais dans le gag, on ne fait jamais rire le spectateur à tout prix, souvent tout ça surgit de manière inattendue, et c'est encore plus désopilant. Voir Annie et Alvy se battre avec des homards encore vivants est à la fois le témoignage de leur complicité et une manière tendre de rire d'eux - ou plutôt avec eux, pas contre eux.
Leur relation n'est pas racontée de manière linéaire ni rectiligne : ils se trouvent, s'aiment, se séparent, se retrouvent, se re-séparent... Le film commence un an après leur rupture définitive et sur le questionnement de Alvy sur la raison de cet échec. On comprend progressivement, sans qu'il soit besoin de le souligner, qu'en vérité Alvy et Annie étaient trop semblables. Il leur manquait de la différence, et de la confiance - en eux, entre eux.
Mais la conclusion de cette histoire n'est pas triste, elle est même plutôt sereine. Chacun a refait sa vie, tout en comprenant la valeur de ce qu'ils ont vécu, partagé. C'est ce qu'il y a de plus inestimable entre deux personnes, même après qu'elles se sont séparées. Et c'est aussi ce qui en fait une histoire adulte, pas une simple romance de cinéma, avec une happy end artificielle.
Woody Allen trouvait dans ce film son personnage : le juif névrosé et spirituel, capable de plaire à une femme qu'il aimait au-delà de tout et qui l'aimait également. Il n'aura de cesse de le rejouer ensuite, avant de le faire jouer à d'autres, qui souvent l'imiteront dans son phrasé, sa gestuelle, comme si c'était devenu un archétype.
Diane Keaton était donc Annie Hall et Annie Hall était Diane Keaton : l'actrice et son double se confondaient vertigineusement, et établissait un personnage féminin comme on n'en avait jamais vu alors, qui pouvait être libre, fantasque, angoissé, bizarre, drôle, grave, féminine, élégante, agaçante, craquante. Combien d'actrices ont réussi cela, à changer si profondément, si durablement, l'image de la femme au cinéma, au point qu'on ne distinguait plus l'interprète du personnage ?
Avec Diane Keaton, on est entré dans une modernité féminine qui a résisté à tout, et d'ailleurs Keaton n'a jamais lâché Allen, même quand l'opinion, les médias, le milieu se sont retournés contre lui. Elle n'avait pas besoin non plus de revendiquer comme femme, actrice, artiste parce qu'elle incarnait tout ça avec une autorité bienveillante que nul ne pouvait remettre en question.
Elle n'a donc pas seulement fait avancer la femme dans le cinéma, elle a fait avancer le cinéma tout entier. On ne peut plus écrire de rôles de femme légèrement après avoir vu Annie Hall et Diane Keaton. Meryl Streep la comparait à un colibri, en mouvement permanent, alignée sur la vie et la vérité. Et Allen vient de lui rendre un hommage bouleversant en disant :
"Jamais la planète n'a connu et est susceptible de connaître à nouveau un visage et un rire qui illuminaient les espaces qu'elle traversait. Elle était tellement charmante, tellement belle, tellement magique que je remettais ma santé mentale en question. Je me disais : pourrais-je tomber amoureux aussi vite ? (...) Il y a quelques jours, Diane Keaton faisait partie du monde. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. C'est donc un monde plus terne. Mais il reste ses films. Et son grand rire résonne encore dans ma tête."
'Nuff said.







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