1946. Sandy, étudiant en médecine, et Jonathan, étudiant en droit, partagent une chambre dans la cité universitaire de l'Armhest College. Tous deux sont obsédés à l'idée de perdre leur virginité mais si Sandy veut une femme belle et intelligente, Jonathan désire surtout une fille sexy et docile. Sandy rencontre à une soirée Susan et ils se fréquentent ensuite. Ce que Sandy dit d'elle intrigue tellement Jonathan qu'il s'emploie à faire sa connaissance puis à la séduire jusqu'à coucher avec elle...
1961. Sandy s'est marié avec Susan tandis que Jonathan est conseiller fiscal et multiplie les aventures. Il rencontre Bobbie, très belle mais superficielle, qu'il convainc de quitter son job pour être femme au foyer. Mais leur relation, surtout basée sur leurs rapports sexuels, se détériore. Sandy ne comprend pas l'attitude de son ami mais voit son couple péricliter également. Il prend Cindy comme maîtresse, dont l'attitude autoritaire excite Jonathan...
1970. Jonathan montre un diaporama à Sandy et sa nouvelle petite amie, Jennifer, âgée de 18 ans - il a divorcé de Susan comme son ami a divorcé de Bobbie. Les clichés qui défilent montrent toutes les filles avec qui Jonathan a eu des relations. Plus tard Sandy explique à Jonathan que Jennifer le comble et lui fait redécouvrir les plaisirs de la vie. Jonathan préfère finir la soirée chez Louise, une prostituée...
A sa sortie en 1971, Carnal Knowledge (en vo) fit scandale. Trois plus tard, il était pourtant encore à l'affiche, suscitant toujours la même curiosité auprès du public. Mais dans l'Etat de Géorgie, un exploitant de cinéma fut traîné devant la justice par des ligues de vertu trouvant le film obscène. La Cour Suprême fut saisie et trancha en faveur de l'exploitant. Le film fut aussi, un temps, interdit en Italie et condamné par l'Eglise Catholique.
Que reste-t-il de ce parfum de soufre 54 ans après ? Hé bien, j'ai été surpris, revoyant Ce Plaisir qu'on dit Charnel (en vf), de constater à quel point le film avait conservé sa force, sa puissance, sa profondeur. Et je suis même certain que le portrait qui est dressé de ses deux héros reste d'actualité, que les hommes de 2025 ne sont pas si différents que Sandy et Jonathan.
Initialement, Jules Feiffer, le scénariste, avait écrit cette histoire pour en faire une pièce de théâtre, mais le journaliste-caricaturiste ne parvint pas à convaincre un metteur en scène et des financiers de concrétiser le projet. Il l'adapta donc pour le cinéma et le script arriva sur le bureau de Mike Nichols, toujours auréolé du succès du Lauréat (1967) malgré l'échec de Catch-22 (en 1970).
Alors qu'une nouvelle décennie débutait, le cinéma hollywoodien osait aborder des questions de société que le code Hayes (dictant ce qui était moral ou non de montrer sur un écran) venait de disparaître (en 1966). Mais personne ne pouvait s'attendre à une approche aussi directe, frontale, crue que dans Ce Plaisir qu'on dit charnel.
N'allez pas vous méprendre : il ne s'agit pas d'un film pornographique ou même sexy. Le sexe n'est jamais filmé, tout est suggéré. Par contre, pour reprendre une formule à la mode aujourd'hui, la parole est libérée et on ne parle que de sexe : comment le pratiquer, l'obtenir, comment en jouir, etc. Et de ce point de vue, le propos est sans détour.
Tout commence donc dans l'immédiat après-guerre avec deux étudiants encore vierges mais qui comptent bien ne pas le rester. Lors d'une soirée, ils repèrent une jolie fille et Jonathan encourage son ami Sandy à l'aborder. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de Susan, aussi belle que cérébrale et rétive à l'idée de se donner à un homme.
Pour Sandy, qui ne fait qu'échanger de prudes baisers avec elle, c'est la compagne idéale, celle qui lit en lui, qui l'élève. Pour Jonathan, cette créature prude est un aimant : lui qui ne désire que des femmes avec de gros seins de préférence et ne croit déjà pas en l'amour se met à la désirer comme on convoite quelque chose d'inaccessible.
Susan cédera aux avances de Jonathan qui représente pour elle le danger, la virilité agressive, tout l'inverse du timide et précautionneux Sandy. Pourtant quand elle devra choisir, sous la pression de Jonathan, avec lequel elle veut rester, elle préférera la raison aux sentiments, la prudence à la passion. Jonathan verra dans ce choix la confirmation de sa haine des femmes.
On retrouve les deux amis dans les années 60. Ils ont tous les deux réussi professionnellement, mais mènent des vies opposées : Sandy a épousé Susan (sans jamais avoir su qu'elle avait couché avec Jonathan), Jonathan se plaint de n'avoir "baisé" que douze filles en un an - souvent des "casse-couilles". Pourtant il trouve, croit-il, bientôt la femme idéale en la personne de Bobbie, pulpeuse et sans jugeotte.
Si le spectateur ne s'est pas déjà fait un avis négatif sur Jonathan, il va être servi devant sa muflerie envers Bobbie. Qui n'est pas qu'une bimbo mais devient la victime d'un épouvantable macho, qui l'a convaincue de quitter son travail pour s'occuper de lui puis lui reprocher de ne faire que ça ! Sandy est atterré par ce comportement, tout en admettant que si Bobbie lui plait, c'est aussi d'abord pour son physique.
Entre les deux amis va se dresser Cindy, un peu plus âgée qu'eux, qui est la maîtresse Sandy. Il la décrit comme une femme qui aime tout diriger (y compris au lit), ce qui l'étouffe, mais excite Jonathan, lassé de la passivité de Bobbie. Pourtant aussi bien l'un que l'autre vont se faire rembarrer par elle, qui veut bien deux amants mais seulement quand elle le décide, sur rendez-vous.
Enfin, le dernier acte se déroule au début des 70's. Jonathan a divorcé comme Sandy mais il vit seul tandis que son ami est désormais accompagné d'une hippie de 18 ans qui lui donne l'impression de rajeunir... La messe est dite : les deux hommes ont achevé leur course de manière aussi pathétique qu'ils l'avaient entamée.
La cruauté avec laquelle Feiffer et Nichols dépeignent Sandy et Jonathan n'a d'égal que leur lent et inexorable déclin. C'est comme si leurs propos sexistes, misogynes les rattrapaient et que la facture tombait : elle est salée. Sandy est passé du jeune homme timorée à l'adulte suffisant puis au type à la ramasse. Jonathan s'est enlisé dans sa haine des femmes - qui est aussi la haine de lui-même.
Cela signifie-t-il que, comme cela fut dit à l'époque, le film est lui-même sexiste et misogyne ? Ce serait une erreur d'interprétation totale. On peut raconter l'histoire d'hommes misogynes et sexistes sans être un auteur du même acabit. Et d'ailleurs en examinant les personnages féminins, on se rend surtout compte qu'elles comprennent mieux les hommes qu'ils ne se connaissent eux-mêmes.
Susan est une fille très intelligente qui se laisse aller mais se ressaisit et comprend sûrement dans quelle direction toxique elle se serait engagée avec Jonathan. Bobbie est tout une simple belle plante, c'est une fille vulnérable et touchante. Cindy est la plus lucide et cassante du lot, son expérience et son autorité lui évitent de tomber dans les pièges de ses devancières. Quant à la jeune Jennifer, elle considère avec un mépris terrible car silencieux Jonathan et semble déjà gênée que Sandy soit l'ami de ce pauvre type.
Cela donne quatre rôles féminins bien plus nuancés et intelligents que la paire que forment Sandy et Jonathan. Ces deux-là ont commencé leur vie d'homme en pensant avec leur bite et ils n'ont jamais vraiment évolué. Leur réussite sociale dissimule à peine leurs maladresses, ou leur côté odieux. Et quand le film se termine, ils sont aussi misérables l'un que l'autre.
Mais moins que de la méchanceté, c'est plutôt de la tristesse qui transpire du script et de la réalisation. Jules Feiffer voit ses héros comme des hommes déjà dépassés en 1946 : ils suintent d'arrogance. En 1961, ils sont blasés. En 1970, ils sont grillés. Et Mike Nichols les filme comme des losers, deux gars intelligents mais pas assez pour faire l'effort de comprendre le sexe opposé, sa complexité, sa complémentarité.
Sandy et Jonathan sont consumés par leur désir et leur désir restera à jamais inassouvi parce que l'autre, la femme, demeure un continent trop vaste, trop mystérieux, trop inquiétant. Ils se croient aventuriers, entreprenants. Ils sont juste aveuglés par leur appétit sexuel, leur faim de chair. Dès qu'il s'agit d'apprécier les sentiments, l'un les appréhende comme une énigme, l'autre comme un devoir. Dans les deux cas, comme quelque chose d'ennuyeux, de problématique, à esquiver, à éviter.
Nichols capte tout cela avec toujours une légère distance qui rend les scènes encore plus crues, encore plus cruelles. C'est un exemple de cinéma "objectif", comme disait Fritz Lang. Et cela contrebalance le texte plus directe de Feiffer, nuance son aspect théâtral originel. Et ensemble, les deux auteurs accèdent à quelque chose d'universel, d'intemporel. Mais de violent. De terrible.
Pour servir ce projet, le casting est essentiel. Candice Bergen est cette espèce de vierge de glace incarnée. Ann-Margret semble presque jouer son propre rôle, fantasme des 60's en qui les hommes ne voient que ça. Cynthia O'Neal n'a que deux scènes mais elle emporte tout sur son passage. Et le rôle muet de Carol Kane est absolument dévastateur : en quelques regards, elle démolit les mâles.
Art Garfunkel, ce merveilleux chanteur, était aussi un excellent comédien et il a trouvé avec Sandy le rôle de sa vie, à la fois lisse, suffisant et pathétique. Jack Nicholson est impérial en mec immonde, il insuffle à tout le film un côté "feel bad" absolument fascinant.
C'est donc bien à un chef d'oeuvre qu'on a affaire ici. Et ça ne risque pas de changer de sitôt, même depuis #MeToo et les délires des néo-féministes qui veulent déconstruire les hommes sans comprendre visiblement que ce n'est pas ça qui réglera le problème entre les deux sexes.
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