samedi 11 octobre 2025

REDS (Warren Beatty, 1981)


1915. Louise Bryant, journaliste et suffragette, rencontre le journaliste John Reed lors d'une conférence à Portland, Oregon, et elle est intriguée par son idéalisme et sa radicalité. Après l'avoir interviewé toute une nuit, elle décide de quitter son mari, un dentiste, pour le rejoindre à New York. Elle y rencontre ses amis, des activistes, intellectuels et artistes de Greenwich Village, parmi lesquels l'auteur Emma Goldman et le dramaturge Eugene O'Neill.
 

Bryant et Reed emménagent à Provincetown, Massassuchetts, pour se concentrer à l'écriture et s'impliquer dans la scène théâtrale locale. Mais Reed s'absente fréquemment pour ses reportages auprès des ouvriers en grève syndiqués au sein de l'Industrial Workers of the World (I.W.W.), persécutés par la police alertée par les patrons. Sa révolte le pousse à couvrir la convention du Parti Démocrate de 1916 à Saint-Louis. En son absence, Bryant et O'Neill deviennent amants et le dramaturge tombe amoureux de sa maîtresse.


Au retour de Reed, elle accepte de l'épouser et brise le coeur de O'Neill qui prend ses distances avec le couple. Ils partent s'installer à Croton-On-Hudson, dans l'Etat de New York. Mais lorsqu'il admet ses propres infidélités, elle le quitte et s'envole pour l'Europe en qualité de correspondante de guerre. Il la rejoint, après avoir été opéré d'un rein, et l'entraine en Russie couvrir la Révolution de 1917, ce qui lui fournit la matière pour "Dix Jours qui ont secoué le monde", un best-seller tandis qu'elle témoigne devant le Comité Overman...


Comme je l'avais évoqué dans ma critique de Le Ciel peut attendre, je me suis dit : "autant continuer sur ma lancée et revoir Reds pour en tirer un article". Je ne me souvenais plus que le film durait 195', mais l'envie était là, j'avais mon après-midi de libre et je n'ai pas reculé. Et surtout je me suis rendu compte à quel point Warren Beatty avait tout donné dans ce projet fou.


L'aventure a commencé en 1968, un an après la sortie et le triomphe de Bonnie & Clyde qui fit de Beatty une superstar. Il venait de découvrir la vie de John Reed et voulait la porter à l'écran. En Union Soviétique, un long métrage sur le même sujet était en pré-production et approcha Beatty pour qu'il interprète le premier rôle mais il déclina, préférant développer sa propre histoire.


Après avoir rédigé un premier traitement, il prit conseil auprès de Robert Towne et Elaine May mais le script ne fut achevé qu'en 1976 avec le concours décisif de Trevor Griffiths, dont la vision rejoignait celle de Beatty. Lequel désirait, après Le Ciel peut attendre, réaliser seul Reds. Mais le film allait coûter cher et il dut convaincre les studios Warner et Paramount pour lever des financements tout en conservant le contrôle du projet.


En 1978 le tournage débute. Beatty s'est entouré de techniciens réputés, comme le directeur de la photo Vittorio Storaro, et il a investi une partie de sa propre fortune pour boucler le budget. L'équipe se déplace dans cinq pays, tout est filmé en décors naturels, pendant plus d'un an. Quand il rentre en salles de montage, la quantité de pellicule à visionner est telle qu'il y a de quoi faire plusieurs longs métrages.

La légende veut que Beatty ait épuisé pas moins de 65 personnes pour achever le montage. Le budget explose et à la fin on estime que Reds a coûté la somme extravagante pour l'époque de 32 M $ (soit l'équivalent de 100 M $ aujourd'hui). Il rentrera tout juste dans ses frais avec un box office d'à peine 40 M $.

Encore maintenant, on se demande comment tout ça a pu exister et être exploité : il s'agit de l'histoire d'un journaliste et militant communiste dans les années 1910, sortie au moment où Ronald Reagan devenait le 40ème Président des Etats-Unis. Reds valut à Beatty l'Oscar du meilleur réalisateur (il était nommé aussi comme Meilleur acteur, et dans 9 catégories au total, pour trois statuettes gagnées).

Warren Beatty a toujours été un admirateur des grands films de studios et on voit que son inspiration provient des fresques de David Lean, en particulier Lawrence d'Arabie et Docteur Jivago, deux destins d'hommes hors du commun. Mais il a aussi voulu raconter une histoire intimiste, une romance passionnée. Et Reds parvient à trouver son équilibre entre ces deux pôles narratifs.

Le récit comporte trois actes distincts (et le film lui-même comporte un entracte) : d'abord, il y a la rencontre et l'amour qui unit et sépare à plusieurs reprises John Reed et Louise Bryant. Tous deux sont des intellectuels mais lui est déjà un journaliste confirmé tandis qu'elle végète dans l'Oregon en rêvant de vivre de sa plume (ce que ne lui permet pas ses articles dans la gazette locale).

Leur amour est le fil rouge de cette saga. Car Reed et Bryant sont aussi deux personnalités fortes : s'il l'encourage d'abord, il la néglige et l'abandonne souvent pour ses reportages. Reed ne veut pas simplement rapporter les faits, il veut être au plus près de l'action, puis dans l'action elle-même, ce qui l'entraînera dans une carrière politique. Bryant, elle, est une idéaliste qui tient à exister par elle-même et conserver du recul sur les événements et les individus.

Ensuite, il y a la dimension politique de l'histoire : très vite, Reed, donc, s'investit, après avoir couvert la convention démocrate de 1916. Il milite pour que les Etats-Unis ne participent pas à la guerre de 14-18, combat le capitalisme comme force d'oppression, puis, après son premier voyage en Russie, lors de la Révolution de 1917, veut participer à la fondation du Parti communiste américain contre la frilosité des socialistes.

Bryant subit cette ambition dévorante qui la dépasse. Elle voit les manoeuvres des apparatchiks, elle voit les factions dans un même camp, contrairement à Reed qui veut passer en force et se heurte à des forces bureaucratiques. Avant lui, elle devine déjà que le Parti, quel qu'il soit, est plus fort que celui qui veut l'animer, le faire évoluer, et qu'il écrase les dissidents en les assimilant à des contre-révolutionnaires.

Enfin, il y a une dernière partie, très amère, sur la désillusion. Bloqué en Russie pour servir la propagande du régime bolchévique, Reed tente d'abord de rester en contact avec Bryant, ignorant que ses messages sont interceptés par le gouvernement américain qui l'accuse de sédition et qui persécute Bryant. Mais ignorant aussi que Bryant est partie à sa recherche, craignant le pire après son arrestation par la Finlande lorsqu'il a franchi illégalement sa frontière.

Tout en restant un serviteur zélé du pouvoir russe, Reed se rend compte à que point il en est prisonnier et à quel point son message est perverti, ses discours réécrits pour opposer le bloc de l'Est à celui de l'Ouest, excitant les religieux, exacerbant le divisions, rompant avec toute union entre communistes américains et russes.

Quant Bryant retrouve enfin Reed, c'est un homme usé, affaibli, malade, mais surtout désabusé. La Révolution bolchévique, comme toutes les autres, s'est écrit dans la sang, a accouché d'un régime autoritaire, brutal, injuste, noyauté par les politiciens, les bureaucrates, muselant la presse. Pour le journaliste qu'il fut et le militant qu'il a incarné, c'est un échec tragique, pathétique.

En vérité, Reds raconte certes John Reed mais avec un recul salutaire, celui fourni par Louise Bryant, qui fut certes un pasionaria mais plus lucide. Le fil ne manque pas de souffle, mais en fin de compte c'est moins son caractère épique qui séduit que sa sincérité, son honnêteté. Beatty ne béatifie pas Reed, il constate ses erreurs autant qu'il admire ses convictions et sa puissance, tout en valorisant Bryant.

La réalisation permet d'apprécier pleinement l'expérience : on a droit à des moments de bravoure, avec une figuration démente, une ampleur, une générosité exceptionnelles. Mais surtout le film ne perd jamais de vue ses personnages, leur humanité, leur faillibilité. dans les grandes heures de ce début de XXème siècle comme dans l'intimité de leurs relations, ce sont eux qui donnent son ancrage au film, ponctué par les témoignages de survivants qui avait connu le couple Reed-Bryant.

Warren Beatty ne voulait pas forcément cumuler les rôles, sachant que la réalisation allait être énergivore. Il avait donc pensé à John Lightow pour jouer Reed avant de se raviser. Comme Orson Welles pour Citizen Kane, il a sans doute jugé impensable de ne pas assumer cette histoire derrière et devant l'objectif. Résultat : une composition subtile, intense, sans indulgence mais sans cynisme non plus.

Diane Keaton a hérité du rôle que Beatty avait longtemps promis à Julie Christie avant leur séparation. Le film a eu aussi raison de son union avec l'ex-muse de Woody Allen et Keaton en est sortie épuisée. Elle est absolument extraordinaire dans la peau de Bryant, à laquelle elle donne une épaisseur et une fragilité, une exaltation et une retenue sans pareille. Elle était géniale chez Allen, elle le fut aussi chez Beatty.

Jack Nicholson hésita à s'engager dans ce projet car il venait d'achever Shining de Kubrick et il était essoré. Il avait également grossi et dut se remettre en condition pour accompagner son ami Beatty. Il est encore une fois formidable, faisant de O'Neill un amoureux brisé mais un compagnon indéfectible, tout autant qu'un juge terrible pour ces petits bourgeois que furent Reed et Bryant croyant savoir ce qui est le mieux pour les opprimés.

On remarquera aussi Gene Hackman dans le rôle du journaliste Peter Van Wherry, Paul Sorvino dans le rôle du chef de l'IWW Louis Fraina et surtout Maureen Stapleton, couronnée par un Oscar du meilleur second rôle féminin, dans le rôle d'Emma Goldman, elle aussi victime collatérale de l'Histoire, expulsée des Etats-Unis et spectatrice désolée de la faillite bolchévique.

Reds est un grand film, indéniablement. Mais c'est surtout une oeuvre atypique, improbable dans le cinéma américain - au point d'être aujourd'hui au mieux méconnue, au pire oubliée. Raison de plus pour corriger ça et le (re)voir - aussi pour la leçon d'Histoire sur le rêve révolutionnaire russe qui a abouti à un des pires désastres, comme on le voit aujourd'hui avec la guerre en Ukraine.

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