mercredi 29 octobre 2025

LES CHIENS DE PAILLE (Sam Peckinpah, 1971)


David Sumner, un jeune mathématicien américain, et son épouse, Amy, viennent s'installer dans la ferme qui appartenait au père de la jeune femme, dans les Cornouailles. Les hommes du coin prennent immédiatement en grippe cet étranger qui leur a pris une fille du coin et celle-ci retrouve d'ailleurs sur place Charlie Venner, dont elle fut autrefois la petite amie. L'oncle de Charlie, Tom Edden, est un patriarche alcoolique défiant sans cesse le major Scott, magistrat local. Pour réparer la toiture d'une grange qui servira de garage, David embauche Charlie et ses amis, Scutt, Riddaway, Cawsey et Bobby.


La ferme se situe hors du village de Wakely, un endroit isolé que David veut mettre à profit pour ses études sur les structures stellaires, mais qui va exacerber les tensions dans son couple. Amy lui reprohe, à raison, son attitude condescendante, et pour attirer son attention, elle le provoque en aguichant les ouvriers. Mais lorsque David trouve leur chat pendu dans une penderie, Amy, horrifiée, accuse ces mêmes ouvriers et exige de David qu'il les confonde.


Mais intimidé par ces hommes, il n'en fait rien et accepte même leur invitation à une partie de chasse. En l'éloignant de sa ferme, Charlie en profite pour retourner, seul, voir Amy. Il l'étreint et elle s'abandonne dans ses bras. Puis Scutt, assistant à la scène, viole Amy. Lorsque David rentre chez lui, elle ne lui dit rien mais, échaudé par le fait d'avoir été abandonné par les ouvriers, il a pris la décision de les renvoyer en arguant du fait qu'ils ne travaillent pas assez vite...


Là, on s'attaque à un sacré morceau, le genre de film qui ne plaît pas à tout le monde - et qui, d'ailleurs, semble avoir été pour cela. Contextualisons. Sam Peckinpah et la Warner se sont séparés, et pas en bons termes, après des différends sur le montage de La Horde Sauvage et l'échec commercial d'Un Nommé Cable Hogue.


Peckinpah voit lui passer sous le nez deux gros projets, Jeremiah Johnson (qui reviendra à Sydney Pollack) et Délivrance (au profit de John Boorman). Son alcoolisme n'arrange rien. Mais il doit se refaire et part donc en Angleterre pour son nouveau projet, adapté d'un roman de Gordon Williams, écrit avec David Zelag Goodman, dont, de son propre aveu, il ne garde presque rien.


Peckinpah pense, pour le rôle principal masculin, à Beau Bridges, Stacy Keach, Donald Sutherland, Jack Nicholson et, plus étonnant, Sidney Poitier. Pour le rôle féminin principal, il envisage Jacqueline Bisset, Judy Geeson, Diana Rigg, Helen Mirren, Carol White, Charlotte Rampling, Hayley Mills. Finalement, il choisit une inconnue, Susan George, puis Dustin Hoffman manifeste son intérêt.


Il tourne sur les lieux de l'action mais Peckinpah profite du pub local entre deux prises de vue et retombe dans ses excès. Pour ne rien arranger, Dustin Hoffman réécrit ses dialogues et ne s'entend pas avec Susan George, au prétexte que son personnage n'aurait jamais épousé une "lolita" comme elle. Goodman, présent sur le plateau, assiste, navré, au spectacle.

Lors de sa sortie, le film est vivement critiqué pour la scène du viol de Amy que beaucoup comparent à de la pornographie, accusant Peckinpah de complaisance. Quant au final, dans la ferme prise d'assaut par des ivrognes assoiffés de sang, elle renvoie à La Horde Sauvage, mais sans que grand-monde ne lui trouve la même qualité.

Straw Dogs (en vo) n'est effectivement pas un film plaisant à regarder. Mais cela veut-il dire que ce n'est pas un bon film, voire un grand film ? Certes, ce que nous raconte et nous montre Peckinpah est dérangeant, perturbant, gênant, choquant. Mais il ne le fait pas pour provoquer gratuitement. Il le fait avec une intention précise et tout à fait louable.

Contrairement à ce qui a souvent été dit au sujet de Les Chiens de Paille (en vf), ce n'est pas tant un film sur la violence que sur la peur. David, le "héros", n'est pas tant un pacifiste qu'un homme qui a peur. Il a peur des hommes de la région, qui ne l'apprécient pas et le lui montrent avec plaisir, mais surtout il a peur de lui-même. Peur de ce qu'il pourrait devenir au contact de ces hommes.

Cette peur le conduit à tous les mauvais choix possibles : plutôt que de réfléchir à son attitude, comme sa femme lui reproche de ne pas le faire, il la traite comme une gamine, et en retour elle le provoque en attisant le désir des hommes, comme si elle espérait que David réagirait. On verra qu'elle aussi se trompe complètement en faisant cela et elle en paiera le prix de façon très cruelle.

Ensuite David, au lieu de confronter les hommes que sa femme accuse d'avoir tué leur chat, essaie de s'en faire des amis et les suit pour une partie de chasse. Non seulement il le laisse poireauter dans la lande pour se moquer de lui encore davantage, mais donc deux d'entre eux en profitent pour abuser sexuellement de Amy.

Cette fameuse scène de viol a suscité une énorme controverse. Est-ce que le film aurait pu s'en passer ? Je ne le pense pas. Aurait-elle pu être traitée autrement ? Si vous voulez vraiment mon avis, je ne pense pas qu'il y a une bonne façon de filmer un viol. C'est sale, c'est ignoble, c'est abject, quelle que soit la manière. Peckinpah ne prend pas de gants et créé le malaise. Pas parce qu'il ne prend pas de gants, mais tout simplement parce qu'un viol est naturellement malaisant.

A ce moment-là, Peckinpah nous confronte à notre statut de spectateur. Nous assistons à un viol et nous sommes dérangés, mais nous le regardons quand même, parce que nous savons qu'il s'agit d'une scène importante pour le film, pour l'histoire qu'il raconte. Nous sommes perturbés, non par le traitement de la scène, mais par ce à quoi nous assistons. Et nous ne pouvons pas fuir - ou alors si nous fuyons, nous ne voyons pas ce qu'engendre cette scène par la suite.

Mais c'est aussi perturbant, car ce n'est pas un mais deux viols qui se succèdent. Le premier est très gênant car Charlie force Amy, avant que Amy, à la fois résignée et frustrée sexuellement, s'abandonne dans les bras d'un homme qui la force mais dont elle s'est aussi servi pour provoquer David. Et ce qui commence comme un viol sans ambiguïté se termine comme une étreinte équivoque.

Et puis il y a le second viol, qui celui-ci ne souffre d'aucune ambiguïté, quand Scutt prend Amy et que Charlie tient Amy. Deux viols coup sur coup, c'est certainement trop pour beaucoup de spectateurs, c'est deux de trop de toute façon. Mais ça montre aussi que Amy devient complètement une victime et que ce changement de statut explique son comportement par la suite.

Dans le troisième et dernier acte du film, dans des circonstances que je ne vais pas spoiler ici, David et Amy emmènent chez eux Henry Niles, un simple d'esprit que beaucoup dans le village préféreraient voir interné car il est accusé de comportements déplacés envers les jeunes filles, et on craint qu'il ne dérape aux dépens de Janice, une adolescente aguicheuse.

Henry va commettre l'irréparable de manière accidentelle puis être renversé tout de suite après, également accidentellement, par la voiture de David. Lui et Amy décident donc de le transporter à leur ferme d'où ils appelleront un médecin. Mais des villageois (au nombre desquels le père de Janice, Charlie, Scutt) apprennent où il est et font le siège de la ferme.

Amy supplie David qu'il leur livre Henry car sinon ils s'en prendront à eux aussi (et à elle une nouvelle fois, même si David ne le sait pas). David refuse, il ne veut pas assister à un lynchage programmé et ne veut pas que cette maison en soit le théâtre. La tension monte, jusqu'à l'explosion de violence attendue. Et David décide d'affronter cette bande d'ivrognes assoiffés de sang.

Le film opère une boucle narrative : cette peur qui paralyse David tout du long, il doit la surmonter pour sa propre survie (et celle d'Amy). Mais au risque de devenir une bête aussi féroce que celles qui assiègent sa maison. C'est ça, le vrai thème de Straw Dogs, qui est une expression tirée d'un verset du Tao Tö King de Lao Tseu : "Rudes sont le ciel et la terre qui traitent chiens de paille la multitude d'êtres. Rude est le sage qui traite le peuple en chien de paille."

L'homme peut devenir violent sous l'influence de l'alcool, de la drogue, de la colère. Mais la pire des violences s'exprime en réaction à la peur. La violence supplante la peur, libère non pas le courage mais les plus bas instincts, la plus viscérale des brutalité. Et c'est ce dont David fait l'expérience. Il combat des monstres en en devenant un à son tour.

Amy aussi devient monstrueuse, qui préfère livrer Henry à la meute. Mais on lui attribue des circonstances atténuantes car des membres de cette meute l'ont violée, et elle a peur, elle, de revivre ce cauchemar (ce qui manque de peu de se produire d'ailleurs). Et en fin de compte, la lâcheté qu'elle reprochait à David devient la sienne.

Les Chiens de Paille n'est pas facile, simple, manichéen. C'est un film âpre, dur, inconfortable, qui renvoie tous les personnages à leur part la plus sombre. Et in fine à la perte de tous repères - le dernier dialogue du film, entre David et Henry voient d'ailleurs les deux hommes se dire qu'ils ne savent plus où ils habitent. Et plus transgressif encore, David ignore qu'il a fait tout ce qu'il a fait pour quelqu'un qui a commis également un acte ignoble et non pour un innocent comme il le pense.

Dustin Hoffman a donc été difficile à diriger (mais quel metteur en scène n'a pas connu de difficultés avec lui ?). Mais la puissance du cinéma de Peckinpah est aussi de tirer profit de cela pour que le film en profite. Pour Hoffman, le défi était de camper un type ordinaire et pas forcément aimable : c'est réussi. 

Susan George, quoi qu'en ait pensé et dit Hoffman, est extraordinaire dans le film. Elle est à la fois sexy et fragile, agressive et vulnérable, mais par-dessus tout elle joue d'une manière tellement naturelle, tellement peu affectée, que cela tranche avec la composition de Hoffman. Amy n'est pas une jeune femme sans relief, et on est captivé par elle pour cela.

David Warner incarne Henry, et cet habitué de Peckinpah (déjà là dans Un Nommé Cable Hogue et ensuite dans Croix de Fer en 1977) est vraiment un second rôle fabuleux.

Comme je le disais, c'est un sacré morceau. Mais, même si ce n'est pas un film qu'on revoit avec plaisir, il rappelle le génie de Peckinpah. Un génie malade, mais au style traversé de fulgurances, à la production incomparable.

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