mardi 30 septembre 2025

CRIMINAL, TOME 6 : LE DERNIER DES INNOCENTS (Ed Brubaker / Sean Phillips)


1982. Riley Richards a tout pour lui : Felicity, sa femme qui est sublime ; un poste de vice-président dans la compagnie de son beau-père et donc le salaire conséquent qui va avec ; et des amis chaleureux. Il a bien quelques dettes de jeu mais il promet à Teeg Lawless, chargé de s'assurer qu'il s'en acquitte, de payer très vite. Toutefois, son présent comporte quelques nuages : Felicity le trompe avec un ami d'enfance, Teddy Markam, qu'il a toujours détesté ; et son père se meurt d'un cancer.


C'est pour cette dernière raison que Rileu revient à Brookview, patelin où il a passé son enfance et son adolescence mais où il n'a plus mis les pieds depuis cinq ans. Il renoue avec ses deux meilleurs potes, Lizzie Gordon, son flirt de jeunesse, et Vladimir "Déglingue" Deghinski, qui fête ses douze premiers mois d'abstinence. Après avoir passé la soirée avec eux, le lendemain, il apprend que son père est mort. Felicity le rejoint pour les obsèques et Riley réfléchit...


... Qu'aurait été sa vie s'il était resté proche de Brookview, s'il n'avait pas épousé une femme certes superbe mais infidèle, s'il était en couple avec Lizzie, s'il n'avait pas laissé tomber "Déglingue" ? Riley en conclut vite qu'il serait sans doute plus heureux, mènerait une vie plus simple et moins stressante. Alors une idée s'impose à lui : il va éliminer Felicity pour redémarrer de zéro !


Ce sixième tome de Criminal est, disons-le tout de suite, un chef d'oeuvre (à une réserve près, mais j'y reviens plus loin...). Certes l'histoire n'est pas longue, juste quatre épisodes, mais Ed Brubaker a commis le crime parfait. C'est maîtrisé de bout en bout, jouissif, amoral, intense, sordide. C'est aussi un excellent exercice de style pour Sean Phillips.


C'est aussi, comme ça le sera pour de futures histoires de la série, un récit davantage déconnecté du corpus de Criminal. On croise à deux reprises Teeg Lawless, mais très brièvement, et, à ma connaissance, on n'a plus revu aucun des personnages principaux du Dernier des Innocents depuis dans un autre scénario de Brubaker. Quasiment un hors-série donc.

Mais en se détachant de ce qu'il a mis en place pour n'en conserver que le concept (c'est-à-dire une intrigue criminelle), Brubaker se lance clairement un défi : est-ce que Criminal peut exister sans son folklore habituel, ses endroits familiers, ses héros, ses seconds rôles ? La réponse est oui. Et le résultat est épatant.

Riley Richards est un type qui a tout, donc tout pour être heureux : une femme magnifique, de l'argent, des amis. Pourtant il n'est pas (il n'est plus) heureux. Il a des raisons pour ça : son épouse le trompe (et ce n'est pas un soupçon, il l'a vue au lit avec son amant, qui plus est un type qu'exècre Riley). Et son père est en train de mourir d'un cancer.

En revenant là où il a grandi, dans un de ces patelins comme il en existe tant partout, Riley ne fait pas que renouer avec de vieilles connaissances, il fait une sorte de pèlerinage. Un voyage mémoriel. Et comme souvent dans ces cas-là, il se rend compte qu'il a idéalisé son passé. Car à Brookview, c'était l'âge de l'innocence, le temps de l'insouciance. Mais pas tant que ça.

C'est là qu'il a connu Felicity, une fille de bonne famille, dont le père fera de lui le vice-président de sa compagnie. Mais son coeut balançait entre la brune Felicity et la rousse Lizzie, plus sage, plus pure. Et puis il y avait "Déglingue", le cancre de la classe, le boute-en-train, qui s'empiffrait de milk-shakes jusqu'à la nausée, mais avec qui il rigolait, faisait les 400 coups.

A Brokview, il y a eu aussi une affaire criminelle sinistre, celle du "maniaque de Brooview", qui tuait des femmes à coup de pique à glace, et qui n'a jamais été arrêté... Donc qui court toujours peut-être, même se ses crimes ont cessé. Et c'est en y repensant que Riley va concevoir son plan pour se débarrasser de Felicity en s'inspirant du maniaque et en se forgeant un alibi solide.

En dire plus serait... Criminel. Mais Brubaker nous ferait presque adhérer au projet infâme de son héros. En tout cas, il a concocté un meurtre à la fois simple et efficace, qui vous accroche du début à la fin. Et une des astuces qu'il a utilisée pour cela tient de l'exercice de style génial mais exigeant pour son partenaire Sean Phillips.

En effet, comme vous pouvez le voir sur les planches qui illustrent cette critique, Phillips a changé son style. Ce n'est pas entièrement dessiné comme cela, mais le procédé est très malin et un brin pervers. Quand il était gamin, Brubaker, comme Riley, était fan de comics dans le style de Archie, qui a été adapté en série sur Netflix sous le titre Riverdale.

Mais à l'origine, les Archie comics étaient dessinés dans un style naïf, assez proche en fait de Tintin. Archie Andrews était un lycéen, ami de Jughead Jones, et qui en pinçait à la fois pour la blonde et innocente Betty Cooper et la brune piquante Veronica Lodge. Archie, ici, c'est Riley ; Betty c'est Lizzie, Veronica c'est Felicity, et Jughead c'est "Déglingue".

Pour figurer les souvenirs à la fois idéalisés et crus de Riley, toutes les pages qui les évoquent sont dessinées dans le style des Archie comics. Phillips réussit parfaitement à singer le trait, le découpage, les décors, et Val Staples accomplit des prodiges à la colorisation. "La vie de Riley" (= Life with Archie) est un pastiche extraordinaire.

Mais là où c'est proprement génial, c'est que si Riley revoit son passé de cette manière, il s'en souvient de façon réaliste, lucide. Donc ça donne une version de Archie plus salée, où Felicity et Riley ont des rapports sexuels, où on se pelote à l'arrière d'une voiture cabriolet, où on fume des joints en cachette, où on mate les voisins qui s'engueulent ou la jolie voisine qui s'effeuille, où on surprend un assassin...

L'effet est vertigineux, un peu comme un vieux comic book des 50's qui serait passé entre les ciseaux de la censure, une BD innocente en apparence mais très crue en vérité.... Le seul problème, la seule réserve, comme je disais plus haut, c'est que si Phillips parvient magistralement à refaire du Archie, il semble y avoir laissé beaucoup de son énergie.

Car, quand il illustre les passages au présent dans son style habituel, réaliste et sombre, j'ai trouvé son trait nettement plus bâclé que d'habitude, ses personnages moins soignés, les décors plus expédiés. Il a toujours travaillé très vite, et il est probable qu'il ait signé ces planches en même temps qu'il réalisait un autre comic book, mais tout de même, ce n'est pas au niveau qu'on lui connait.

Toutefois, et je tiens à le souligner, ça n'impacte que peu le plaisir de cette lecture. C'est même sûrement le récit Criminal le plus étonnant, le plus percutant depuis Putain de nuit ! (tome 4). Un petit classique qui en appelle d'autres... Cette histoire clôt la deuxième Intégrale parue chez Delcourt en beauté (couverture ci-dessous).

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