Jacob Kurtz écrit et dessine un comic strip dont le héros est un détective privé nommé Frank Kafka pour un journal. Il travaille la nuit pour profiter du calmer d'un quartier où un bâtiment sert de lieu de rassemblement pour des fêtards drogués et alcoolisés. Ce soir-là, l'endroit prend feu et tout le voisinage assiste à l'intervention des pompiers tout en se réjouissant du fait qu'ils ne seront plus dérangés. Jacob, lui, décide de sortir, sachant qu'il ne pourra pas se remettre au boulot après ça.
Il descend dans un diner où il a ses habitudes et achète le journal dans lequel est publié son strip. Un couple à une table se dispute et le serveur leur dit de se calmer sinon il les met dehors. Jacob les observe et s'attarde un peu trop longtemps sur la jeune femme, au point que son compagnon le remarque et met en garde le jeune homme. Cette fois, le serveur intervient et neutralise l'homme. Jacob s'en va.
Un peu plus loin, il voit depuis sa voiture la jeune femme du bar faire du stop. Il s'arrête et elle monte. Elle lui donne son prénom, Iris, et une vague adresse puis s'assoupit durant le trajet. Jacob, ne pouvant la ramener chez elle, la ramène chez lui et la couche sur son sofa. Elle finit par le rejoindre dans son lit et ils font l'amour. Le lendemain, il va chercher de quoi préparer un petit-déjeuner mais quand il revient, Iris a disparu, emportant avec elle l'argent de Jacob. Quelques jours plus tard, son compagnon se présente devant chez Jacob et l'assomme...
Quatre épisodes : le sommaire de ce tome 4 de Criminal est concis mais son contenu est d'une rare intensité. Dans la préface de la deuxième Intégrale de la série où on peut trouver ce récit complet, Ed Brubaker raconte la sale période qu'il a traversée à l'époque où il l'a écrit : son père était malade et allait mourir.
Il n'aura pas le temps de lire Bad Night (en vo). Pour ne rien arranger, Brubaker, en pleine introspection, se rappelait comment, adolescent, il avait failli sombrer pour de bon dans l'alcool et les stupéfiants puis la délinquance. Ce n'était vraiment pas la grande forme pour le scénariste qui choisit pourtant de signer une histoire encore plus noire, comme une catharsis.
Putain de nuit ! concentre toutes les peurs qui peuvent traverser la tête d'un artiste et ce qui arrive à Jacob Kurtz, personnage secondaire apparu dans le tome 2 (Impitoyable - il fournissait de faux papiers à Tracy Lawless), est vraiment abominable, un vrai cauchemar. Qui commence, évidemment, par sa rencontre avec Iris, une jeune femme paumée mais tellement séduisante...
Quand elle et son compagnon, Danny, séquestrent Jacob chez lui pour qu'il fournisse à Danny une carte contrefaite volée à un agent du FBI, on mesure toute l'ironie sinistre de l'affaire : il est otage dans sa propre maison d'un couple lui-même enfermé dans une relation toxique, se disputant en permanence avant de se réconcilier bruyamment en faisant l'amour.
Je ne veux pas en dévoiler trop sur ce qui va suivre, mais lors du dernier épisode, Brubaker change subitement de narration en faisant se succéder trois points de vue : celui d'Iris, celui de son amant - un flic, Max Starr - et celui de Jacob. Ce qui était déjà intense devient carrément dingue quand on apprend que Jacob a eu autrefois maille à partir avec Starr.
Là encore, je ne vais pas vous dire pourquoi, mais Jacob avait ensuite eu l'idée, pour de venger des mesquineries de ce flic, de l'intégrer à son strip et d'en faire une caricature, ce qui a valu à Starr les moqueries de ses collègues. Alors évidemment, quand sa route croise à nouveau celle de Kurtz, ça ne va pas bien se passer du tout.
Enfin, Brubaker introduit dans ce récit le personnage de Frank Kafka. Vous avez évidemment saisi la référence avec Franz Kafka, l'auteur de La Métamorphose - et Bad Night est kafkaïen. Ici, il s'agit d'une créature fictive née de l'imagination de Jacob qui écrit et illustre un comic strip dans un journal. Sean Phillips lui a donné une apparence très proche de celle de Dick Tracy.
Mais les deux auteurs vont plus loin : Frank parle à Jacob et l'enjoint à être plus proactif, à ne pas se laisser faire. Ce qui bien sûr se remarque quand, par exemple, Iris lui demande à qui il parle quand il répond à son héros de BD. Jacob ne lui dira pas les circonstances dans lesquelles il a créé ce détective privé dur à cuire mais vous verrez, en lisant cette histoire, que c'est à la fois méta textuel et ingénieux.
Phillips, comme d'habitude, souligne la tension extrême qui règne tout au long de ces quatre épisodes, dont l'action est très majoritairement nocturne. Ses planches baignent entre chien et loup, avec des clair-obscur profonds. Son trait peut sembler plus brouillon que d'habitude, comme s'il avait travaillé très vite (ce qui est fort possible, vu sa cadence et son agenda toujours rempli à ras bord).
Du coup, Bad Night n'est pas très beau, mais en même temps, ce côté brut de décoffrage colle avec l'histoire, où tout dérape inexorablement. Parfois on se demande ce qui tient de la réalité de ce qu'endure Jacob et du fantasme. Plus le récit avance, plus le héros s'enfonce dans les ténèbres, la situation devient hors de contrôle et manque de peu de boucler une boucle mortifère.
On comprend pourquoi Brubaker a voulu aller aussi loin : il semble s'être purgé de ses propres démons avec cette histoire, indéniablement une des plus personnelles qu'il a imaginée pour cette série. Sean Phillips l'a accompagné dans ce voyage au bout de la nuit avec une maîtrise impressionnante, qui prouve une nouvelle fois que Criminal n'est décidément pas un comic book comme les autres.
On trouve donc l'intégralité de Putain de Nuit ! dans l'Intégrale 2 de Criminal chez Delcourt, dont voici la couverture :






 
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