1988. Ricky Lawless s'introduit dans une maison la nuit mais il est surpris par le propriétaire, un vieil homme qui n'a plus toute sa tête et le prend pour son petit-fils. Il commence à lui raconter une histoire située après-guerre quand lui et son ami Sal sont partis au Japon disputer des matchs de catch, ce qui ravissaient les autochtones, unis par leur haine des américains et qui les voyaient perdre face à des challengers sans valeur.
Mais cela portait sur les nerfs de Sal qui élabora un plan pour cambrioler une bijouterie. L'affaire tourna mal et Sal fut arrêté, condamné et incarcéré. Mais le vieil homme a gardé une part du butin, un superbe collier que Ricky lui chaparde après l'avoir assommé. Dehors, il rejoint Leo Patterson, son copain. Ensemble, ils revendent le bijou et, avec l'argent, Ricky peut payer la caution de son père, Teeg. Mais quand celui-ci apprend comment son fils s'est procuré de quoi le libérer, il doit rendre des comptes à Sebastian Hyde, un ami du vieillard.
Teeg doit trouver un casse à faire pour rembourser ce préjudice et s'en remet à Chic. Celui-ci renoue par hasard avec Jane dont Teeg tombe instantanément amoureux. Quand elle pique du fric à Chic et que celui-ci veut se venger, Teeg n'hésite pas tuer ce dernier et devient l'amant de Jane. Mais Jane est recherchée par un détective, Farraday : ce privé, engagé par un ex-amant de la jeune femme, devient obsédé par elle et se met en tête de la sauver. Teeg le corrige puis présente Jane à Ricky. Mais le garçon comprend que son père et sa nouvelle fiancée sont sur un gros coup et ils refusent qu'il y participe. Farraday, lui, se rétablit et se lance à nouveau à la recherche de la jeune femme...
Dans ma vingtaine et ma trentaine, j'ai lu énormément de séries noires, au point que je m'en suis presque dégoûté. En tout cas, c'était une littérature dont je me gavais comme un goinfre, passant de séries B à des classiques sans distinction. J'aimai ce style, souvent sec, brut, ces intrigues qui finissaient mal, ces anti-héros, les femmes fatales...
Cependant, plus j'explorai le polar, et plus j'appréciai un certain genre de polar : par exemple, j'en ai eu vite assez des histoires de détectives, de policiers. Je préférai les récits avec des gangsters, et même plus précisément quand des individus ordinaires croisaient la route de malfrats ou de femmes fatales, préludes à des chutes vertigineuses.
Mon auteur préféré devint - et reste - David Goodis (1917-1967), le "Lautréamont du polar" selon Michel Lebrun. Ses romans et nouvelles sont majoritairement peuplés d'êtres à la dérive après avoir fait une mauvaise rencontre. Le poids du destin est omniprésent et écrasant. Il y a aussi du romantisme chez cet auteur, les sentiments l'emportent sur la raison - et causent la perte des héros.
Récemment, mon intérêt pour la série noire s'est réveillé, d'abord via le cinéma avec des longs métrages plus ou moins récents, et la bande dessinée. C'est ainsi que j'ai voulu me plonger dans la série Reckless et ses cinq tomes, écrits par Ed Brubaker et dessinés par Sean Phillips, dont j'ai parlé il y a peu. Et que je me suis procuré Un Eté Cruel, du même duo.
Réalisé en 2019, cette histoire en huit parties et un prologue fait partie de l'univers de Criminal, l'oeuvre la plus ambitieuse de Brubaker et Phillips, démarrée en 2006. Il s'agit d'une collection d'histoires dans un univers partagé où les personnages occupent alternativement le devant de la scène ou le second plan, si bien qu'on peut commencer par celle qu'on veut.
Cruel Summer (en vo) est un projet caressé depuis longtemps par Brubaker, comme il l'explique dans la postface de ce recueil, traduit chez Delcourt. Il avait envie d'écrire sur Ricky Lawless, fils de Teeg Lawless, un gangster de haut vol déjà souvent présent dans la série, tout en abordant le thème de l'héritage de la violence. Mais le scénariste a longtemps tourné autour de cette idée sans trouver comment l'articuler.
Après une pause de plusieurs années sur le titre Criminal, Brubaker a écrit ce qui constitue le prologue de l'intrigue, quand Ricky pénètre dans la maison de Mack le monstre, cet ancien catcheur qui a fui le Japon après un cambriolage foireux mais avec un somptueux collier qu'il a gardé. Le bonhomme, désormais âgé, a un perdu la tête et prend l'intrus pour son petit-fils.
Mais Ricky l'assomme pour chaparder le bijou et le revendre car il a besoin d'argent pour payer la caution de son père, Teeg. Hélas ! deux fois hélas ! quand Teeg apprend comment il a obtenu cette somme, il colle une raclée à son fils (lui cassant un bras) et surtout il doit rembourser Hyde, le protecteur de Mack.
La suite est le début d'un engrenage complexe mais exposé et développé magistralement. Après quelques péripéties, Teeg s'amourache de Jane, une flambeuse, et monte un gros coup avec Tommy Patterson. Jane est recherchée par un détective qui devient obsédé par elle. Et Ricky est méchamment frustré d'apprendre que son paternel refuse qu'il participe à son prochain casse.
Tout est en place pour que ça tourne mal et c'est ce qui va se passer, mais dans proportions tragiques. On comprend que Brubaker ait ramé pour concevoir un récit aussi riche, touffu, mais en même temps, comme il le détaille, son objectif n'était pas tant de raconter un énième braquage spectaculaire (même s'il lui consacre un chapitre entier pour son exécution) que de pouvoir s'attarder sur tous ses protagonistes.
En fait, dans Un Eté Cruel, tout est affaire d'héritage, de passif à régler : Jane a un privé aux fesses, Teeg un fils qui sombre dans la délinquance malgré un séjour en maison de correction (il a un autre fils, plus âgé, Tracy, qui est entré dans l'armée pour éviter une peine de prison et qui a été le héros de deux histoires précédentes), Farraday est hanté par la guerre et obnubilé par Jane, les Patterson père et fils sont eux dans la sauce...
Bien que l'intrigue fasse la part belle au couple Teeg-Jane, le vrai personnage principal, comme la couverture de l'album l'indique, est bien Ricky. C'est par lui que tout commence, par lui que tout bascule, et par lui que tout se termine. C'est aussi cette relation entre un fils et son père, qui n'ont que des rapports violents, qui va entraîner toute la mécanique impitoyable de la narration.
Brubaker prend son temps, mais ne le perd jamais, et le lecteur est constamment happé par ce qui se passe. Il sent que le drame est inévitable, mais ignore à quand et comment il va se produire. Tout le monde danse au-dessus d'un volcan ici. Et ce volcan est prêt à entrer en éruption. Tout participe inexorablement à ce que ça dégénère.
Le personnage de Jane est un magnifique portrait de femme fatale moderne. Sa philosophie contamine tous ceux qui la côtoient, Teeg le premier : l'argent est partout et il faut le dépenser en se faisant plaisir. Quand les fonds sont épuisés, on repart en voler. Mais cela trahit surtout une fuite en avant permanente. Ce qui excite, galvanise Teeg est ce qui empêche Jane d'arrêter.
Evidemment, pour Ricky, c'est une sorte de rivale : elle a envoûté son père. Pourtant, en une occasion, elle aidera Ricky de manière poignante : en maison de correction, il a été abusé sexuellement (ce n'est pas dit, mais c'est néanmoins explicite). Or il reconnaît son bourreau un soir en demandant à un clochard de lui acheter de l'alcool dans une supérette.
Il va suivre ce clodo, un revolver dans la poche, avec le projet de le buter pour se venger, mais sans yn parvenir, incapable de presser la détente, alors même que sa cible lui tourne le dos, sans savoir ce qui le menace. Jane, qui suivait Ricky parce qu'elle venait de découvrir qu'il avait une arme, devine alors ce qui se joue devant ses yeux et elle va se charger de soulager le garçon en éliminant son agresseur.
Mais ça ne suffira pas. Tout comme il ne suffira pas d'amocher salement Farraday pour le semer. Traumatisé par son expérience sur le front, épris de manière folle de Jane, la traquant même après s'être fait virer par son client, il est la figure du romantique tel que Goodis la définissait : un type dépassé par ce qu'il croit pouvoir sauver et qui le précipite dans l'abîme.
Toutes les pièces s'imbriquent de façon diabolique dans ce puzzle criminel et aboutissent à un dénouement insensé, d'une puissance redoutable. Mais pour lier tous ces éléments, il faut un artiste qui sache les valoriser, les accompagner, et on comprend parfaitement pourquoi Sean Phillips est le partenaire de prédilection de Brubaker.
Parfois, j'ai regretté, y compris pour certains récits liés à l'univers de Criminal, que le scénariste ne fasse pas équipe avec un artiste invité. Brubaker a beaucoup d'amis dans le milieu et certains même l'ont sollicité à l'occasion (comme Marcos Martin pour Friday ou Steve Epting pour Velvet). Mais je comprends son attachement à Phillips.
Celui-ci est en effet un dessinateur très productif, très rapide, qui a noué une relation de travail quasi unique avec l'auteur. A ce stade, ils se comprennent comme une sorte de hivemind. Quand on a noué une telle amitié avec un artiste aussi doué, difficile de s'en séparer, même ponctuellement. Brubaker n'a plus rien à expliquer, justifier à Phillips : ces deux-là sont sur la même longueur d'ondes.
Et le fait même qu'ils aient collaboré sur d'autres projets que Criminal, en explorant d'autres genres, d'autres ambiances, en co-créant d'autres personnages, n'a fait que renforcer leur complicité. Ils peuvent tout se demander et ils savent que l'un donnera tout à l'autre sans non plus l'ensevelir sous des notes, des corrections, etc.
Le style de Phillips est particulier : un examen attentif de ses planches montre que son dessin est parfois à la limite du croquis et que l'encrage, très appuyé, insiste sur les à-plats noirs qui dévorent les visages, les décors. On pourrait croire à une solution de facilité pour gagner du temps, ce qui expliquerait sa vitesse d'exécution...
... Mais en vérité on est ensuite saisi par la manière avec laquelle Phillips réussit à donner corps, chair, vie aux personnages, à planter des décors, à installer une ambiance. Les endroits où se situe l'action font vrai tout comme ceux qui y évoluent. L'économie de détails, loin de rendre tout cela bâclé, permet au contraire d'attirer l'attention du lecteur sur l'essentiel, de guider son regard efficacement.
Et, après plusieurs années à avoir été colorisé par Val Staples puis Elizabeth Breitweiser, Sean Phillips a fait appel à son propre fils, Jacob Phillips, pour le poste. Lui-même dessinateur (de séries comme That Texas Blood ou Newburn), il se permet d'utiliser une palette parfois déroutante mais qui a comme revigoré les planches de son paternel.
Il emploie des camaïeux de rose, de bleu, de violet, qui déconcertent de prime abord, puis qui établissent une identité graphique très spéciale, très évocatrice. On se croirait vraiment dans les années 80, avec leurs couleurs parfois criardes. Et puis un détail attire notre regard plus qu'un autre et devient comme un phare tout au long du récit.
Ici, en l'occurrence, il s'agit du blouson rouge que porte Jane, un accessoire vestimentaire peu discret, surtout pour une femme comme elle constamment en cavale, et qui tranche avec les costumes sombres des hommes autour d'elle. Mais justement cela l'identifie, la met au centre de l'image chaque fois qu'elle s'y trouve. Et la couleur rouge transmet alors tous les symboles à qui on la rattache (le sang, le désir, la colère....).
Ce volume déjà copieux est agrémenté de quelques superbes bonus : la galerie de couvertures de chaque épisodes (peints par Sean Phillips) et des illustrations de films noirs où on peut apprécier le talent de portraitiste du bonhomme (ici avec Lee Marvin, Diane Lane, Lisbeth Scott...). Dommage cependant que Delcourt n'ait pas reproduit aussi les textes additionnels de Kim Morgan (figurant à la fin de chaque épisode en vo) et toutes les illustrations qui les accompagnaient.
Je sais que ce blog se concentre surtout sur les comics super héroïques et que les critiques de bande dessinées d'un autre genre sont généralement moins lues. Mais j'espère néanmoins que vous apprécierez ces apartés et surtout que ça vous donnera envie de lire Brubaker, Phillips et du polar en général.










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