Hollywood, 1948. Charlie Parrish est scénariste sous contrat avec Victory Street Films. Il se réveille au coeur de la nuit dans un de ses bungalows appartenant au studio et il ne souvient plus comment il a atterri ici, sauf qu'il a assisté plus tôt à une fête où il a trop bu et où son ami et collègue scénariste Gil Mason a pris part à une bagarre. Puis il trouve dans une pièce voisine le corps sans vie de l'actrice Valeria Sommers.
Après avoir quitté le lieu de ce crime, horrifié, Charlie tente de reprendre le cours normal de son existence mais il est sur le qui-vive, prêt à être arrêté à tout moment pour le meurtre. Lorsque le cadavre est retrouvé, il découvre dans les journaux que le crime a été maquillé en suicide et que le studio cherche déjà une remplaçante. Le patron de Victory Street Films commande au réalisateur Franz Schmitt de tourner à nouveau l'intégralité des scènes de Valeria et de boucler le film en un mois.
Charlie est chargé de réécrire une partie du script et des dialogues, mais ce que tout le monde ignore, c'est qu'il n'est qu'un rédacteur pour son ami Gil. Ce dernier est blacklisté depuis qu'il a comparu devant la commission MacCarthy jugeant les citoyens soupçonnés de sympathies communistes et d'activités antiaméricaines. Charlie et Gil continuent de partager le même bureau, Gil imagine ou corrige les scripts que Charlie dactylographie. Amer, Gil aimerait détruire le système qui l'a brisé comme la guerre a brisé Charlie.
Maya Silver, une starlette, auditionne et reprend le rôle de Valeria Sommers. De nouvelles prises de vue ont lieu où elle donne la réplique à la star du film, Earl Rath, un ami de Charlie. Dottie Quinn, l'attachée de presse du studio, s'occupe de faire connaître Maya et monte de toutes pièces une romance entre elle et Tyler Graves, le nouveau jeune premier à la mode. Charlie et Gil savent que Phil Brodsky, le chef de la sécurité, a tout fait pour maquiller le meurtre de Valeria.
Mais pour protéger qui ? Ensemble, les deux auteurs se mettent en tête de débrouiller cette affaire. Ce qui ne va pas être simple et même très dangereux car Gil a l'esprit brouillé par l'alcool et la rancoeur, Charlie n'arrive toujours pas à se souvenir du déroulement de la nuit du crime et il devient l'amant de Maya...
The Fade Out (en vo) est une mini-série en 12 épisodes, écrite par Ed Brubaker et dessinée par Sean Phillips, publiée en 2016 par Image Comics. Delcourt a traduit les trois recueils en un seul volume en 2017. L'éditeur français, sous la direction de Thierry Mornet, a fait, depuis Criminal, de Brubaker son auteur fétiche et propose quasiment toute sa production indépendante chez nous.
Comme souvent avec ce scénariste, l'histoire qu'il nous raconte prend sa source dans ses propres expériences. Elle est explicitée dans la préface de ce gros album où Brubaker revient sur un de ses souvenirs de jeunesse quand il il visitait son oncle et sa tante sur les hauteurs de Hollywood. Leur bibliothèque avait une étagère remplie de livres aux reliures en cuir.
Un jour, il se saisit de l'un d'eux et découvrit qu'il s'agissait d'un scénario. L'oncle de Brubaker s'appelait John Paxton et il fut l'auteur des scripts de plusieurs longs métrages comme Feux Croisés (Edward Dmytryk, 1947), Le Dernier Rivage (Stanley Kramer, 1959) ou L'Equipée Sauvage (Laslo Benedek, 1953). Mais sa carrière était désormais loin derrière lui.
Dmytryk fut un des bons amis de Paxton mais le cinéaste fut aussi un de ceux qui dénonça des collègues sympathisants communistes après avoir été lui même blacklisté et envoyé en prison. Fondu au Noir est donc nourri de tout cela : l'action se situe en 1948 (un an après le début de la "chasse aux sorcières"), met en scène un scénariste qui a dénoncé un ami, et comme dans une série noire, s'articule comme un whodunnit (qui l'a fait ?).
Dans ce récit, certains coupables sont connus : Charlie Parrish a balancé son ami Gil Mason, mais a gardé son binôme auprès de lui pour continuer à écrire à ses côtés, comme pour se racheter. Mais Charlie a d'autres croix à porter : parti au front après l'attaque japonaise contre la base de Pearl Harbor, il est revenu de la guerre en Europe traumatisé, hanté par les horreurs qu'il a vues.
Depuis il n'arrive plus à imaginer une seule histoire, encore moins à en écrire. Il n'est que le prête-nom de Gil qui l'avait recueilli avec sa femme Melba quand il était rentré d'Europe. Gil est resté un auteur de talent mais condamné à se cacher et il est rongé par la rancoeur, moins dirigée contre son ami que contre le système qui a brisé sa carrière. Il noie son amertume dans l'alcool.
La mort de Valeria Sommers, une actrice dont Charlie était un ami, révélée enfant et vedette de Victory Street Films depuis, va déclencher une réaction en chaîne chez les deux hommes. Se sentant responsable de ce qui lui est arrivée, peut-être même coupable, Charlie veut la vérité sur le décès de Valeria. Gil veut en profiter pour qu'éclate un scandale tel que le studio et Hollywood soient dévastés.
Brubaker produit une intrigue très dense, au casting très fourni (d'ailleurs l'album s'ouvre par un tableau présentant tous les protagonistes : pas moins de 18 personnages !), et dont la résolution n'arrive qu'à la toute fin du dernier chapitre. Une fin sordide et poignante, cruelle et crue, qui illustre parfaitement la définition du héros de série noire : "être au mauvais endroit au mauvais moment" (Wrong place, wrong time est également le titre original d'un album de la série Criminal).
Ce qui est passionnant et captivant dans Fondu au Noir, c'est que tout y est à la fois profondément réaliste et authentiquement romanesque. Brubaker réussit à restituer l'atmosphère faussement idéale de cette période où la paranoïa régnait tout en étant imprégné d'un glamour d'un autre âge. Le petit monde en vase clos d'un studio de cinéma est superbement reconstitué.
Il y a toute une hiérarchie entre les producteurs, les attachées de presse, les cinéastes, les scénaristes, les acteurs. Tout cet ensemble est contrôlé par un fixer et ses hommes, le chef de la sécurité, qui doit à la fois cacher au public et aux journalistes les secrets les plus inavouables et être craint des employés. L'histoire s'inspire d'ailleurs de plusieurs faits réels.
Le destin de Valeria Sommers est différent de celui de la starlette Peg Entwhistle, qui s'était donnée la mort en se jetant du panneau Hollywood Land en 1932. Brubaker en fait une énigme policière avec fausses pistes, amnésie partielle, multiples suspects, mobiles divers, dans la plus pure tradition de la série noire.
Mais le scénariste transforme ces poncifs en un concentré si puissant, si intense que le lecteur est embarqué. Tous les personnages existent fortement, même parfois brièvement, comme Armando Lopez, le mari de Maya, un trompettiste toxicomane mexicain, ou "FlapJack" Jones, un ancien enfant acteur noir. Il convoque aussi brièvement de vraies noms, comme Clark Gable ou Dashiell Hammett.
La narration est d'une fluidité redoutable, jouant avec les nerfs du héros et les nôtres. Brubaker s'amuse volontiers à nous faire deviner qui évoque qui : par exemple, Tyler Graves renvoie à Montgomery Clift, Franz Schmitt à Otto Preminger. Tandis que des figures comme Phil Brodsky, Dottie Quinn, Victor Thursby sont des archétypes de fiction.
Pour un tel projet, il fallait à Brubaker son meilleur et plus solide partenaire : Sean Phillips répond présent avec sa régularité coutumière. Il enchaîne les épisodes avec une ponctualité renversante, c'est un exploit pour une bande dessinée qui réclame une documentation aussi importante sur les décors, les costumes, les coiffures, les lumières, les coulisses de films...
Surtout on voit là que Phillips est arrivé à une sorte de perfection stylistique : son trait longtemps brut s'est raffiné, devenant plus fin et précis, expressif. La gestuelle et les visages sont d'une vérité exceptionnelle. Les ombres si présentes dans son dessin servent à merveille les nombreuses scènes nocturnes et plus généralement les ambiances crépusculaires du récit.
Le découpage ne prétend jamais chez Phillips révolutionner quoi que ce soit. Il sert le script et la lisibilité est le maître mot, surtout pour une histoire aussi touffue. Mais c'est ce classicisme qui rend la copie aussi efficace. On est littéralement happé dès la première page et on ne fait des pauses dans la lecture qu'à regret.
Enfin, Phillips est mis en couleurs par Elizabeth Breitweiser, une artiste de la discipline, dont je n'ai jamais bien compris pourquoi il s'était séparé - son fils Jacob est très bon, et avant elle Val Staples était excellent, mais là, le résultat est sidérant d'élégance, de nuances. Sans elle, Fondu au Noir n'aurait certainement pas le même cachet.
En fin d'album, on trouve une galerie des couvertures de chaque épisode, peintes par Phillips, mais aussi la bande annonce de la série (un moyen qu'a trouvé Brubaker pour promouvoir ses histoires avant leur sortie, plus mémorable qu'une simple preview), et des illustrations originales sur des acteurs et films de l'époque (dont l'une est signée Jacob Phillips). C'est un régal.
Encore une fois, le duo Brubaker-Phillips frappe fort.
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