dimanche 24 août 2025

EDEN (Ron Howard, 2025)


1929. Le Dr. Friedrich Ritter et sa compagne Dore Strauch quittent leur Allemagne natale, dont ils répudient les valeurs bourgeoises, pour s'installer sur l'île de Floreana dans l'archipel des Galapagos. Friedrich y rédige un manifeste virulent contre la société actuelle tandis que Dore tente de guérir sa sclérose en plaques en pratiquant la méditation. Mais leur isolement est interrompu quelques années plus tard avec l'arrivée de Heinz Wittmer, son jeune fils Harry, et sa seconde épouse Margret, motivés par les articles de Ritter publiés dans la presse.


L'accueil est aussi rude que l'environnement. Ritter n'offre aucune aide aux nouveaux venus qui s'installent sur une montagne dans des conditions d'abord rudimentaires. Mais ils s'avèrent être des colons sérieux et capables. Margret apprend qu'elle est enceinte. La quiétude des deux couples va être complètement bouleversée quand débarquent Eloïse Bosquet de Wagner-Wehrhorn, baronne autoproclamée, et ses deux amants, Rudolf et Robert, et son serviteur équatorien, Manuel. Elle ambitionne de bâtir sur la plage un hôtel de luxe réservé à des clients millionnaires. 


Mais, en attendant, elle installe un campement à côté de chez les Wittmer et adopte un comportement hédoniste, sans respect pour ses voisins. Bientôt à court de vivres, elles envoient Robert et Manuel piller le stock des Wittmer alors qu'au même moment Margret accouche seule, son mari et son beau-fils étant partis à la chasse. Lors d'un dîner qu'elle organise pour célébrer la venue au monde du bébé, Eloïse va se mettre à dos Ritter, Strauch et les Wittmer...


Cette histoire est tirée de faits réels et, comme on l'apprend à la toute fin du film, deux versions se sont opposées à son sujet. De retour en Allemagne où elle est morte en 1943, Dore Strauch en tirera un livre accablant pour les Wittmer. En réponse, Margret Wittmer démentira en bloc et mourra, elle, en 2000, à Floreana, où ses descendants tiendront un hôtel.


Terminé en 2024, le film, d'abord intitulé The Origin of Species, a vu sa sortie plusieurs fois reportée, comme si ses producteurs ne savaient plus quoi en faire puis l'ont finalement exploité en salles depuis Vendredi dernier. Un choix curieux alors que tout, du sujet au casting en passant par la mise en scène, en faisait un candidat sérieux pour les prochains Oscar, pour lesquels il a maintenant peu de chance d'être retenu avec des challengers sérieux qui profiteront de l'Automne et de l'Hiver.


C'est, disons-le, bien dommage car Eden est un excellent film, un des meilleurs de son réalisateur, Ron Howard, qui est souvent à son meilleur quand il adapte des histoires vraies. Le scénario de Noah Pink et du cinéaste est un modèle du genre, respectant la devise d'Anton Tchekhov qui expliquait que quand on montrait une arme au premier acte, il fallait qu'elle serve au troisième, et qu'entre temps la situation ait suffisamment dégénéré pour que cela se justifie.
 

Ici, c'est exactement ce qui se passe. On voit débarquer successivement sur une île, qui n'a rien d'édénique, trois groupes de personnages : les premiers sont Ritter et sa compagne Dore, qui coupent les ponts avec une civilisation qu'il juge corrompue et vouée à se perdre tout en rédigeant un manifeste sur les solutions radicales qu'il faudrait pour la rebâtir solidement.

Les deuxièmes sont la famille Wittmer, inspirée par l'expérience de Ritter et Strauch. Si ces derniers les accueillent sans sympathie ni solidarité, ils vont se montrer des colons intelligents et pugnaces, réussissant même mieux à dompter l'environnement très hostile de l'île que leurs devanciers. Tout en se montrant moins radicaux, ils parviennent à non seulement survivre mais vivre selon leurs convictions.

Et puis enfin nous assistons au débarquement de cette baronne qui prétend bâtir un hôtel de luxe et qui va être l'élément du chaos. D'abord complètement insouciante, elle va ensuite diviser pour mieux régner, sans aucun scrupules. Mais derrière cette façade flamboyante, on devine quelque chose d'infiniment cruel et même pathétique.

Ce choc entre égos ne peut évidemment aboutir qu'à une crise d'abord larvée puis frontale, dans laquelle il faut choisir son camp. On observe Ritter abandonner tous ses principes (le végétarisme, l'isolationnisme, le refus des armes) pour sombrer dans une paranoïa agressive et sans retour. Il voit ces voisins comme des fauteurs de trouble, qui ont ruiné sa tranquillité, son projet.

Mais face à la baronne, il lui faut un allié et Heinz Wittmer résiste d'abord avant de céder. Deux scènes achèvent de faire tomber les masques : d'abord un dîner grotesque où elle sert à ses convives la nourriture qu'elle a faite voler à ses voisins mais où elle dégaine à la fois un pistolet automatique et un titre de propriété qui fait d'elle quasiment la maîtresse de l'île.

Puis, plus tard, la visite d'Allen Hancock, venu sur Floreana pour y réaliser un documentaire : admiratif de la volonté de ces gens à s'installer dans cet endroit si peu hospitalier, il représente pour la baronne une issue de secours. Elle tente de le séduire, mais il la repousse, en ricanant, l'ayant percée à jour : "tout ça, nous le savons bien, n'est que du théâtre", lui dit-il (réplique extraordinaire où le personnage ébahi par ses hôtes semble finalement douter de l'authenticité de leur état).

De fait, Eden ressemble à un huis clos à ciel ouvert. L'île et ses conditions de vie révèlent non pas, comme l'espérait Ritter, le meilleur de l'homme, mais le pire. Il n'y a aucune solidarité, aucune raison même dans leurs relations ou leurs comportements (Ritter, pour éviter toute infection, s'est dès le début arraché toutes les dents et porte un dentier métallique pour manger. Dore s'adonne à la méditation pour guérir de sa sclérose en plaques).

A l'opposé, l'insouciance de la baronne la pousse d'abord à l'hédonisme, mais quand elle réalise que ses vivres sont épuisés, elle envoie ses amants piller les Wittmer. Le retour de bâton sera violent, quand Hancock la rejettera. Les Wittmer sont les plus opiniâtres, d'une certaine manière les plus honnêtes aussi, les plus fidèles, ça c'est sûr, à ce qu'ils sont venus faire ici.

Heinz est un homme brisé par la première guerre mondiale, son fils est tuberculeux, et Margret fait preuve d'une volonté de conquérante. Elle accouche seule, dans des douleurs abominables, entourée de chiens sauvages. Elle supporte en toute occasion son époux, comme sa mère le lui a appris. Elle veille sur son beau-fils comme si c'était son propre enfant. Et in fine elle sort de toutes ces épreuves la tête haute.

La morale de l'histoire reste donc ambiguë et Ron Howard ne cherche pas à sauver l'un ou l'autre. Des choses atroces se sont passées, et même les héroïques Wittmer n'en sortent pas intacts. On ne voit pas passer les 130' du film, constamment passionnant, trouble, troublant, intense, puissant, captivant. C'est une sorte de concentré d'inhumanité, qui gratte là où ça fait mal mais qui ne se dérobe jamais.

Le casting est vraiment royal. Jude Law est comme possédé. Vanessa Kirby est constamment insondable. Daniel Brühl est le plus digne du lot, tout en ayant des fêlures incurables. Sydney Sweeney, encore une fois est magistrale, toute en nuances, frêle en apparence, incroyablement forte en réalité. Et Ana de Armas n'a jamais été aussi bien, dangereuse et belle à tomber, formidablement dirigée.

Qu'un tel film ait connu une distribution si contrariée est un réel gâchis, mais quand il sortira en France (bien qu'aucune date n'ait été communiquée, encore un stupéfiant mystère), il ne faudra pas passer à côté. 

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