1939. Stan Carlisle enterre un cadavre sous le plancher d'une maison délabrée avant d'y mettre le feu. Après avoir erré à travers les Etats-Unis, il découvre un soir un cirque ambulant où il se fait embaucher comme manutentionnaire par Clem, le directeur de la troupe. Il devient l'amant de Madame Zeena, une voyante, et l'ami de son mari, Pete, un prestidigitateur, à qui il demande de lui apprendre les ficelles de son art. Il courtise également Molly "la fille électrique".
Lorsque Pete meurt après avoir bu de l'alcool frelaté, la police décide d'expulser le cirque. Mais Stan sauve la troupe en baratinant le shérif, lui faisant croire à ses talents de médium. Son bagout impressionne Molly qui accepte alors de quitter le cirque pour le suivre en ville. Il lui promet de la rendre heureuse et riche. Et il tient parole : deux ans après, Stan se produit devant un public fortuné avec un numéro de mentaliste, mais Molly a été reléguée au rang d'assistante.
Lors d'une représentation, la psychologue Lilith Ritter tente de le démasquer mais il réussit à retourner la situation à son avantage en subjuguant l'assistance et le juge Kimball, dont le fils a péri durant le première guerre mondiale dans un no man's land. Lilith revoit Stan et ils passent un marché : elle le renseigne sur ses riches patients pour qu'il les mystifie et les escroque. Molly désapprouve ce plan, lui rappelant la mise en garde Mme Zeena sur les limites à ne pas franchir avec le public...
Les meilleurs cinéastes, qui ne manquent jamais d'idées, ont toujours la tentation du remake. Il s'agit pour eux, souvent, de refaire à leur façon un film qui les a marqués en ambitionnant d'en donner au public une meilleure version. Avec Nightmare Alley, c'est moins l'envie de refaire le long métrage d'Edmund Goulding (1947) que de revisiter le livre qui l'avait inspiré qui a motivé Guillermo del Toro.
Sans l'avoir prémédité, depuis peu, j'enchaîne le visionnage de longs métrages qui ont en commun d'avoir été des échecs commerciaux tout en étant des réussites artistiques extraordinaires avec des anti-héros. Cela en dit long sur ce que le public américain en particulier ne veut pas voir alors que dans les années 40-50 les films noirs connaissaient un succès critique et public.
Aujourd'hui, il semble bien que cela soit révolu : on peut encore raconter des histoires avec des personnages peu aimables, mais à la condition qu'ils se rachètent ou, du moins, que la fin de leur aventure ne soit pas trop pessimiste. Sinon il s'opère un rejet, comme si l'époque n'arrivait plus à se regarder en face. Tout va mal, alors pourquoi s'infliger des histoires qui finissent mal ?
Je crois, pour ma part, que c'est un refus de l'âge adulte : quand on est enfant, adolescent, on désire s'échapper de la réalité dans un imaginaire puissant, intense, aux couleurs vibrantes. C'est pour cela que le fantastique, la science fiction, la romance ont un si grand succès en littérature ou sur les écrans. Puis quand on grandit, qu'on vieillit, tout change.
On cherche alors à comprendre le monde, ses dérèglements, et alors on se plonge dans des fictions qui interprètent ce chaos, cette noirceur. Mais jusqu'à un certain point en temps de crise où notre sensibilité est à fleur de peau et où on veut à la fois apprécier la vérité tout en pouvant s'en évader régulièrement. C'est dans cette espace intercalaire que se situe notre tolérance.
Mais, voyez-vous, c'est précisément le sujet de Nightmare Alley : le personnage principal, Stan Carlisle, explore, pour nous, cet espace intercalaire, mais sans se rendre compte du moment où il franchit sa frontière. Il est avide et cela l'aveugle. Cela signera sa perte - ce n'est pas un spoiler : c'est la règle du film noir. Le héros monte très haut et sa chute sera vertigineuse, mais surtout inéluctable, programmée.
Et ce n'est pas à cause des autres, même s'ils peuvent y participer, c'est la sienne. Stan Carlisle tue son père qu'il n'a jamais aimé car il ne s'est jamais élevé socialement, l'obligeant à vivre dans la misère. Cet acte fondateur va guider sa destinée. Il démarre de très bas, et attend patiemment son heure. Mais quand il décroche une opportunité, il ne la lâche plus.
D'abord homme à tout faire dans un cirque, il convoite à la fois la chance (dans les cartes de tarot de Mme Zeena), la ruse (avec Pete), et l'amour (avec Molly). Il s'empare des trois et prend le large, convaincu d'en savoir et d'en avoir assez pour aller plus haut. Effectivement, il réussit, vite, bien, même s'il accessoirise la femme qu'il a charmée.
Puis il rencontre son égal avec Lilith Ritter avec laquelle il signe une sorte de pacte faustien : un échange de secrets professionnels/personnels pour faire fortune encore plus vite. Jusqu'à attirer l'attention d'un richissime industriel au passé trouble, hanté par la mort d'une jeune femme. Stan ne saura pas s'arrêter à temps et perdra tout, chutant brutalement.
Au début de son épopée, Stan a une discussion avec Clem, le directeur du cirque, qui présente chaque soir un homme effrayant au public. En réalité, il s'agit d'un alcoolique ou d'un drogué qu'il a piégé en le sevrant si violemment qu'il peut le pousser à commettre des choses repoussantes, comme arracher avec les dents la tête d'un poulet. Clem appelle cet homme son "crétin".
Vers la fin, Stan va réintégrer un cirque, repartant donc de zéro - moins que zéro même puisqu'il va devenir à son tour un "crétin", ricanant et sanglotant comme un fou après avoir répondu qu'il était né pour cet emploi. Tout ce qui s'est passé entre les révélations de Clem et ce dénouement explique cela. Stan est effectivement un crétin, dépassé par sa propre voracité. Il s'est littéralement auto-détruit.
Guillermo del Toro est un cinéaste avec une vision sensationnelle, un sens de l'image, du cadre, de la lumière, des décors, des costumes - bref du détail - absolument renversant. Mais ce n'est pas un cinéaste classique pour autant : il a réalisé Hellboy et raflé des Oscar pour La Forme de l'eau. Mais dans un cas comme dans l'autre, il met du coeur à l'ouvrage, il le soigne avec une maniaquerie insensée.
C'est ce qui fait de Nightmare Alley un spectacle grandiose et fascinant, d'une beauté formelle ahurissante. Le script de del Toro et Kim Morgan transcende le livre originel de William Lindsay Gresham par ses images envoûtantes, son élégance hypnotique, son rythme posé. C'est tout ce qu'on peut trouver dans un authentique grand film.
Et le casting est tout aussi magistral : Bradley Cooper en tête, un acteur phénoménal qui choisit des projets où il s'investit totalement (comme pour ses propres films en tant que réalisateur), et qui personnifie à la perfection cet aigrefin grisé par son ascension sociale, son rapport au père, et son mépris des femmes.
Des femmes, il en est entouré et elles sont incarnées par des actrices de premier ordre : Toni Colette dans un rôle de mentor, Rooney Mara dans celui de l'ingénue, et Cate Blanchett, qui se surpasse avec une partition où elle subjuguera tout le monde. David Strathairn, Ron Perlman et Willem Dafoe brillent également dans des seconds rôles sur mesure.
Il est regrettable que le grand public boude des films tels que celui-ci, The Lost City of Z ou Eden. Certes, ils ne brossent pas le spectateur dans le sens du poil, l'humanité n'y est pas présentée sous son meilleur jour, et ça finit mal. Mais bon sang, quelle claque à chaque fois !
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