mardi 30 septembre 2025

CRIMINAL, TOME 6 : LE DERNIER DES INNOCENTS (Ed Brubaker / Sean Phillips)


1982. Riley Richards a tout pour lui : Felicity, sa femme qui est sublime ; un poste de vice-président dans la compagnie de son beau-père et donc le salaire conséquent qui va avec ; et des amis chaleureux. Il a bien quelques dettes de jeu mais il promet à Teeg Lawless, chargé de s'assurer qu'il s'en acquitte, de payer très vite. Toutefois, son présent comporte quelques nuages : Felicity le trompe avec un ami d'enfance, Teddy Markam, qu'il a toujours détesté ; et son père se meurt d'un cancer.


C'est pour cette dernière raison que Rileu revient à Brookview, patelin où il a passé son enfance et son adolescence mais où il n'a plus mis les pieds depuis cinq ans. Il renoue avec ses deux meilleurs potes, Lizzie Gordon, son flirt de jeunesse, et Vladimir "Déglingue" Deghinski, qui fête ses douze premiers mois d'abstinence. Après avoir passé la soirée avec eux, le lendemain, il apprend que son père est mort. Felicity le rejoint pour les obsèques et Riley réfléchit...


... Qu'aurait été sa vie s'il était resté proche de Brookview, s'il n'avait pas épousé une femme certes superbe mais infidèle, s'il était en couple avec Lizzie, s'il n'avait pas laissé tomber "Déglingue" ? Riley en conclut vite qu'il serait sans doute plus heureux, mènerait une vie plus simple et moins stressante. Alors une idée s'impose à lui : il va éliminer Felicity pour redémarrer de zéro !


Ce sixième tome de Criminal est, disons-le tout de suite, un chef d'oeuvre (à une réserve près, mais j'y reviens plus loin...). Certes l'histoire n'est pas longue, juste quatre épisodes, mais Ed Brubaker a commis le crime parfait. C'est maîtrisé de bout en bout, jouissif, amoral, intense, sordide. C'est aussi un excellent exercice de style pour Sean Phillips.


C'est aussi, comme ça le sera pour de futures histoires de la série, un récit davantage déconnecté du corpus de Criminal. On croise à deux reprises Teeg Lawless, mais très brièvement, et, à ma connaissance, on n'a plus revu aucun des personnages principaux du Dernier des Innocents depuis dans un autre scénario de Brubaker. Quasiment un hors-série donc.

Mais en se détachant de ce qu'il a mis en place pour n'en conserver que le concept (c'est-à-dire une intrigue criminelle), Brubaker se lance clairement un défi : est-ce que Criminal peut exister sans son folklore habituel, ses endroits familiers, ses héros, ses seconds rôles ? La réponse est oui. Et le résultat est épatant.

Riley Richards est un type qui a tout, donc tout pour être heureux : une femme magnifique, de l'argent, des amis. Pourtant il n'est pas (il n'est plus) heureux. Il a des raisons pour ça : son épouse le trompe (et ce n'est pas un soupçon, il l'a vue au lit avec son amant, qui plus est un type qu'exècre Riley). Et son père est en train de mourir d'un cancer.

En revenant là où il a grandi, dans un de ces patelins comme il en existe tant partout, Riley ne fait pas que renouer avec de vieilles connaissances, il fait une sorte de pèlerinage. Un voyage mémoriel. Et comme souvent dans ces cas-là, il se rend compte qu'il a idéalisé son passé. Car à Brookview, c'était l'âge de l'innocence, le temps de l'insouciance. Mais pas tant que ça.

C'est là qu'il a connu Felicity, une fille de bonne famille, dont le père fera de lui le vice-président de sa compagnie. Mais son coeut balançait entre la brune Felicity et la rousse Lizzie, plus sage, plus pure. Et puis il y avait "Déglingue", le cancre de la classe, le boute-en-train, qui s'empiffrait de milk-shakes jusqu'à la nausée, mais avec qui il rigolait, faisait les 400 coups.

A Brokview, il y a eu aussi une affaire criminelle sinistre, celle du "maniaque de Brooview", qui tuait des femmes à coup de pique à glace, et qui n'a jamais été arrêté... Donc qui court toujours peut-être, même se ses crimes ont cessé. Et c'est en y repensant que Riley va concevoir son plan pour se débarrasser de Felicity en s'inspirant du maniaque et en se forgeant un alibi solide.

En dire plus serait... Criminel. Mais Brubaker nous ferait presque adhérer au projet infâme de son héros. En tout cas, il a concocté un meurtre à la fois simple et efficace, qui vous accroche du début à la fin. Et une des astuces qu'il a utilisée pour cela tient de l'exercice de style génial mais exigeant pour son partenaire Sean Phillips.

En effet, comme vous pouvez le voir sur les planches qui illustrent cette critique, Phillips a changé son style. Ce n'est pas entièrement dessiné comme cela, mais le procédé est très malin et un brin pervers. Quand il était gamin, Brubaker, comme Riley, était fan de comics dans le style de Archie, qui a été adapté en série sur Netflix sous le titre Riverdale.

Mais à l'origine, les Archie comics étaient dessinés dans un style naïf, assez proche en fait de Tintin. Archie Andrews était un lycéen, ami de Jughead Jones, et qui en pinçait à la fois pour la blonde et innocente Betty Cooper et la brune piquante Veronica Lodge. Archie, ici, c'est Riley ; Betty c'est Lizzie, Veronica c'est Felicity, et Jughead c'est "Déglingue".

Pour figurer les souvenirs à la fois idéalisés et crus de Riley, toutes les pages qui les évoquent sont dessinées dans le style des Archie comics. Phillips réussit parfaitement à singer le trait, le découpage, les décors, et Val Staples accomplit des prodiges à la colorisation. "La vie de Riley" (= Life with Archie) est un pastiche extraordinaire.

Mais là où c'est proprement génial, c'est que si Riley revoit son passé de cette manière, il s'en souvient de façon réaliste, lucide. Donc ça donne une version de Archie plus salée, où Felicity et Riley ont des rapports sexuels, où on se pelote à l'arrière d'une voiture cabriolet, où on fume des joints en cachette, où on mate les voisins qui s'engueulent ou la jolie voisine qui s'effeuille, où on surprend un assassin...

L'effet est vertigineux, un peu comme un vieux comic book des 50's qui serait passé entre les ciseaux de la censure, une BD innocente en apparence mais très crue en vérité.... Le seul problème, la seule réserve, comme je disais plus haut, c'est que si Phillips parvient magistralement à refaire du Archie, il semble y avoir laissé beaucoup de son énergie.

Car, quand il illustre les passages au présent dans son style habituel, réaliste et sombre, j'ai trouvé son trait nettement plus bâclé que d'habitude, ses personnages moins soignés, les décors plus expédiés. Il a toujours travaillé très vite, et il est probable qu'il ait signé ces planches en même temps qu'il réalisait un autre comic book, mais tout de même, ce n'est pas au niveau qu'on lui connait.

Toutefois, et je tiens à le souligner, ça n'impacte que peu le plaisir de cette lecture. C'est même sûrement le récit Criminal le plus étonnant, le plus percutant depuis Putain de nuit ! (tome 4). Un petit classique qui en appelle d'autres... Cette histoire clôt la deuxième Intégrale parue chez Delcourt en beauté (couverture ci-dessous).

lundi 29 septembre 2025

CRIMINAL, TOME 5 : PAUVRES PECHEURS (Ed Brubaker / Sean Phillips)


Tracy Lawless est devenu un tueur pour le compte de Sebastian Hyde afin de rembourser ce que devait son frère à ce caïd de la pègre. Son expérience comme militaire est bien utile pour ce sale boulot mais il n'a pas renoncé à certains principes dont s'accommode son employeur : il enquête sur ses cibles et ne descend que celles dont il juge qu'elle mérite la mort, excluant les femmes et les enfants. Ce qui amuse Chester, l'autre porte-flingue de Hyde.


Avant de lui rendre sa liberté, Hyde confie une dernière mission atypique à Tracy : plusieurs membres du grand banditisme local viennent de se faire refroidir. Du boulot de pro, souvent exécuté à proximité de leurs gardes du corps, dans des endroits publics. Est-ce le fait d'un gang rival déjà établi ? Ou de nouveaux malfrats désireux de liquider les gens du coin ? Tracy se demande même si le tueur n'est pas une femme qui, à chaque fois, aurait profité d'un instant d'intimité avec ses victimes pour mieux les avoir.


Plusieurs éléments compliquent la tâche de Tracy : d'abord il couche avec Elaine, la femme de Hyde, lequel pense qu'il couche avec sa fille, Sabrina ; Chester le surveille à cause de ça ; et enfin l'agent Yocum de la police militaire le recherche pour désertion... 


Pour ce cinquième tome de Criminal, Ed Brubaker ramène sur le devant de la scène Tracy Lawless, qui était déjà le protagoniste de Impitoyable, le tome 2 de la série. Les Lawless sont de toute façon au coeur du projet Criminal, avec Teeg le père, Tracy le fils aîné, et Ricky le cadet. Mais le scénariste a, semble-t-il, voulu revenir sur ce personnage-là pour en nuancer le portrait.
 

En effet, quand on observe Tracy sur la couverture de ce tome, il apparaît presque comme une caricature de série noire, avec son imperméable, son flingue à la main, son visage dur et balafré, le tout sous un ciel nocturne. Mais on va, avec Pauvres Pécheurs, découvrir d'autres aspects plus subtils de ce colosse, pris dans une situation infernale.


A la fin de Impitoyable, Tracy devenait l'homme de main de Sebastian Hyde, le caïd de la pègre, pour rembourser les dettes de Ricky. Le temps a passé (même si on ne saurait en évaluer la durée, le récit s'abstenant de toute précision à ce sujet) et Hyde est sur le point de rendre sa liberté à Tracy. Mais avant cela, Brubaker revient sur le job de son héros.

Il est certes devenu un tueur, mais il a imposé ses principes : il ne tue que ceux qui le méritent à ses yeux, et il refuse d'éliminer des femmes et des enfants. En dehors de cela, il est d'une efficacité irréprochable, même s'il est constamment supervisé par Chester, l'homme de confiance de Hyde pour ce genre de sale besogne.

Le passé de soldat permet de crédibiliser le rôle de nettoyeur de Tracy : il sait se servir d'une arme, sa carrure impressionne, il n'a pas besoin de jouer une partition pour être craint, et surtout il accomplit ses missions discrètement. Cette discrétion lui permet aussi, au passage, d'être l'amant d'Elaine, la femme de Hyde, sans qu'on les soupçonne.

Brubaker imagine une dernière mission originale : plusieurs caïds, présumés intouchables, sont assassinés. Le meurtrier a tout d'un professionnel doté d'un sang froid étonnant puisqu'il liquide ses cibles dans des lieux publics, parfois quand les gardes du corps de ses cibles sont juste à côté. Tracy en vient même à penser qu'une femme pourrait être cette exécutrice.

La vérité... Je ne vous la dévoilerai pas mais... Elle est encore plus violente et inattendue. Le scénariste puise à la fois dans ce que Tracy a connu (la guerre) et dans un élément absolument imprévisible, insoupçonnable, à plusieurs niveaux. Il y a le commanditaire des crimes et les assassins, et tout ce monde-là est parfaitement surprenant. 

Cela aurait suffi, entre la partie investigations et la partie identification, à faire de Pauvres Pécheurs un excellent polar, bien noir, brutal, choquant. Mais le génie de Brubaker, c'est d'avoir densifier le récit avec des seconds rôles qui relèvent l'ensemble. Elaine, par exemple, est l'archétype de la femme qui court à sa propre perte tandis que Sabrina est déjà mal engagée dans l'existence.

Hyde apparaît comme un caïd vieillissant mais meurtri car le cas son fils, très malade (il a besoin d'une greffe de moëlle épinière mai paraît déjà condamné), le laisse désemparé, impuissant - ce qu'il ne peut se permettre de montrer dans sa position, surtout au moment où ses pairs se font dessouder les uns après les autres.

Mais la vraie bonne trouvaille qui donne du relief à l'histoire et la rend à la fois plus urgente et désespérée, c'est l'agent Yocum de la police militaire, qui court après Tracy car, souvenez-vous, il a déserté l'armée. Yocum, c'est le grain de sable dans la machine, le personnage qui va vraiment tout faire dérailler et en même temps boucler la boucle pour Tracy.

Criminal n'est pas un comic book qui vous gratifie de splash pages (encore moins de doubles pages), même si ça viendra plus tard. Sean Phillips doit composer avec un script très fourni, très serré, des textes en off, des dialogues. Il faut donc être prêt à une certaine austérité visuelle, mais c'est aussi la raison pour laquelle ses dessins collent si bien aux récits de Brubaker.

Et si vous êtes un lecteur intelligent (et vous l'êtes puisque vous le lisez, hé hé...), alors vous admirerez la maîtrise de Phillips pour produire des épisodes qui sont à la fois oppressants sans être jamais bourratifs. Sa narration graphique est un modèle de rigueur et de précision, on n'a jamais l'impression d'être submergé par les informations du scénario, le déroulement de l'intrigue est toujours d'une fluidité irréprochable.

Val Staples met tout ceci en couleurs avec toujours le même talent, même si, après le prochain tome, il sera remplacé (on n'a jamais su pourquoi il avait cédé sa place alors que lui-même affirmait que c'était le boulot de ses rêves et qu'il y était parfait).

Encore un coup gagnant pour Criminal. Et ce récit est disponible dans l'Intégrale 2 chez Delcourt, que je vous conseille encore une fois, pour la qualité de l'ouvrage, ses bonus, etc (couverture ci-dessous). 

LES FELINS (René Clément, 1964)


Marc, un playboy, s'est enfui des Etats-Unis après avoir couché avec la femme d'un gangster. Celui-ci ordonne à ses sbires de le retrouver et de lui ramener sa tête. Marc a rejoint la France et gagne sa vie en jouant aux cartes à Monte Carlo. Il se fait vite remarquer et rattraper, mais juste avant qu'on l'exécute, il réussit à s'échapper et à semer ses assaillants. Il trouve refuge ensuite dans un asile pour pauvres où le prêtre lui offre le gîte et le couvert pour cinq jours et cinq nuits.


L'endroit est visité une fois par semaine, comme d'autres du même genre, par deux femmes, une riche veuve, Barbara Hill, et sa nièce, Melinda, qui lui offrent de devenir leur chauffeur particulier. Elles l'emmènent dans le château où elles résident sur les hauteurs de la ville. Marc se croit à l'abri mais l'ambiance dans cette incroyable demeure est étrange. Et chaque fois qu'il doit conduire l'une ou l'autre de ses bienfaitrices en ville, il a peur que les gangsters à ses trousses ne le voient.


Lorsque Barbara lui confisque son passeport et que Melinda, attirée par lui, cherche à le séduire, Marc a de plus en plus l'impression que sa planque est une prison dorée. Mais c'est en surprenant, l'insu de celle-ci, Barbara en train de parler toute seule devant le miroir de sa chambre qu'il se doute que cette maison cache un secret inavouable. Profitant de son jour de congé, il consulte les archives du journal local et tombe sur un article concernant Barbara dont le mari est mort deux ans auparavant, tué par un homme introuvable depuis...


Il y a quelques jours de ça, j'ai emprunté à la médiathèque le cd de la bande originale des Félins, composée par Lalo Schifrin, mort en Juin dernier. Le livret comporte le récit du musicien sur sa collaboration avec René Clément, le réalisateur du film, qui, à sa grande surprise à l'époque, lui avait laissé une grande liberté. Le résultat lui a donné raison.
 

Schifrin explique aussi quel homme cultivé était Clément, un auteur à part entière même s'il fut méprisé par les cinéastes de la Nouvelle Vague, qui n'avaient décidément pas beaucoup de jugeotte ni d'indulgence. Le compositeur estime que, comme pour ses acteurs, Clément fut en quelque sorte son mentor dans la mesure où il l'a laissé s'exprimer tout en sachant le guider.
 

Cette analyse est parfaite et s'applique idéalement aux Félins qui fut stupidement rebaptisé Joy House (autrement dit le nom qu'on donne aux bordels, aux maisons de passe, en Amérique), ce qui lui valut sûrement son échec commercial Outre-Atlantique. Qui sait, s'il avait connu le succès, si Alain Delon (à qui Schifrin dédia un morceau, Delon's Blues) ne serait pas devenu une star aux USA ?
 

Adapté du livre de Day Keene par Clément, Pascal Jardin et le romancier américain Charles Williams, Les Félins est souvent hypnotique dans son aspect le plus conceptuel même s'il n'égale pas le brio de Plein Soleil, avec lequel il partage certains aspects thématiques et son acteur principal.

Dans cette somptueuse demeure sur la Côte d'Azur, tout le monde manipule tout le monde et un seul en sortira vainqueur. Le récit démarre avec un bref prologue qui me paraît assez superflu (l'unique scène basée à New York) mais quand il décolle, c'est pour mieux plonger la tête de ses protagonistes sous l'eau.

Marc n'est qu'un gigolo insolent qui a commis l'erreur de coucher avec la femme d'un caïd. Il est recruté par une belle et riche veuve, qu'on appellerait aujourd'hui une cougar, comme chauffeur. ET la nièce de cette dernière lui sert à la fois de bonne et de complice. Evidemment, cette cage dorée intrigue Marc qui se demande comment deux femmes seules peuvent s'occuper d'un bâtiment pareil.

Petit spoiler : ils ne sont pas trois mais quatre à vire là-dedans, et le dernier est l'amant meurtrier de Barbara. Celle-ci et Melinda cherchent depuis plusieurs mois un pigeon qui ressemble suffisamment à l'homme qu'elles cachent pour qu'il usurpe son identité et fuit en Amérique du Sud avec le passeport de Marc.

Tour à tour, les deux femmes et leur chauffeur prennent l'ascendant, à mesure que leurs secrets n'en sont plus. Quand on découvre ce que cache quelqu'un, on a un moyen de le contrôler, de le manipuler, de le trahir. C'est ce que vont expérimenter les personnages, pris dans un tourbillon de désirs, de mensonges, de révélations...

Quand Les Félins joue à fond cette carte, en s'appuyant sur le huis clos, c'est un film parfait, vénéneux, sensuel aussi (sexuel même, à un point assez incroyable quand on pense qu'il date de 1964 et qu'on ne rigolait pas avec la censure alors). Quand il s'éloigne de son décor principal pour montrer des gangsters américains qui tombent très opportunément sur leur cible, il devient juste ridicule.

C'est sans doute pourquoi il ne soutient pas la comparaison avec Plein Soleil et qu'il a été oublié. Mais il faut cependant le redécouvrir, ne serait-ce que pour sa réalisation impeccable, d'une élégance rare grâce à la photo du grand Henri Decaë, et ses acteurs dirigés avec fermeté mais pour un résultat fabuleux.

Alain Delon a 28 ans alors et son jeu augure déjà des personnages plus troubles qu'il composera ensuite. Jane Fonda est d'une beauté sidérante que son partenaire, même si le tournage fut un calvaire pour elle (qui parlait à peine français, Clément ne cessait de la draguer - elle n'aima pas le film qui, selon elle, ne plut qu'à des "drogués"... Le rôle fut d'ailleurs d'abord offert à Natalie Wood). Et enfin Lola Albright, dont la carrière se résuma surtout à des séries télé (Peyton Place, Kojak), est magnifique.

Tout ça a vieilli, pas toujours en bien, et l'ensemble est très inégal. Reste la partition de Lalo Schifrin, et la beauté irréelle du casting.

dimanche 28 septembre 2025

LA FILLE A LA VALISE (Valerio Zurlini, 1961) - Hommage à Claudia Cardinale


Aïda a quitté son petit ami, Piero, pour partir avec Marcello, un bellâtre de bonne famille qui l'a embobinée. Mais vite lassé d'elle, il l'abandonne avec sa valise en lui faisant croire qu'il l'attend dans un garage. Pourtant elle est résolue à le retrouver et, en interrogeant les gens du coin, remonte sa piste jusqu'à une demeure bourgeoise de Parme où elle frappe à la porte. Marcello demande à son frère de 16 ans, Lorenzo, de la congédier sans dire qu'il est là.


Lorenzo prend Aïda en pitié et l'emmène jusqu'à une pension où elle pourra passer la nuit. Alors qu'il est censé réviser ses cours, l'adolescent va retrouver la jeune femme à qui il offre des cadeaux et de l'argent pour subsister. D'abord embarrassée, elle accepte ces présents, toujours déterminée à mettre la main sur Marcello sans savoir qu'elle a affaire à son frère. Ce dernier tombe amoureux de cette fille-mère qui lui avoue avoir un fils en vacances dans un camp d'été.
 

Un soir, il fait le mur pour la rejoindre à l'hôtel où il a trouvé à la reloger plus confortablement avec l'argent que lui donne sa tante pour aller au cinéma. Aïda s'est fait des amis de deux hommes riches de passage et qui la courtisent. Il assiste à leurs efforts et se saoule en croyant que son amie va se donner à un de ces inconnus. Elle comprend alors que le garçon a des sentiments plus qu'amicaux pour elle. Quand il rentre chez lui, Lorenzo est surpris par sa tante qui le prive de sortie. Il se confie alors au prêtre qui lui sert de précepteur pour qu'il parle à Aïda...


Claudia Cardinale est morte le 23 Septembre dernier à l'âge de 87 ans. Je voulais lui rendre un hommage car c'est une actrice que j'ai souvent appréciée dans des films qui ont compté pour moi. Je crois, si ma mémoire ne me fait pas défaut, que je l'ai découverte la première fois dans Il était une fois dans l'Ouest, un western de Sergio Leone que mon père adorait et que j'ai ensuite revu plusieurs fois.


Ce qui me frappa alors, c'est qu'elle était véritablement le coeur de l'histoire, le personnage central, plus encore que l'homme à l'harmonica incarné par Charles Bronson. C'était autour d'elle que tous gravitaient, et ça m'avait puissamment marqué car les femmes n'étaient pas souvent aussi centrales dans les westerns, particulièrement ceux de Leone en l'occurrence.


Mais, quand j'ai réfléchi quel long métrage je choisirai pour parler d'elle, j'ai pensé que ce serait trop évident, et qu'un chef d'oeuvre comme Il était une fois dans l'Ouest risquait d'éclipser ce que je voulais dire sur Claudia Cardinale. Alors j'ai jeté mon dévolu sur La Fille à la Valise que j'ai revu pour l'occasion, et qui est une vraie perle rare.
 

Déjà parce que son réalisateur et co-scénariste, Valerio Zurlini (1926-1982), a une carrière météorique (à peine dix films à son actif). Mais c'était un directeur d'acteurs brillant, qui a donné quelques-uns de leurs meilleurs rôles à ses interprètes (comme Alan Delon dans Le Professeur ou Jean-Louis Trintignant dans Un Eté Violent). Et bien entendu à Claudia Cardinale dans La Fille à la Valise.

Aujourd'hui je me rends compte que j'ai un peu idéalisé ce long métrage. Il souffre de longueurs et surtout d'un gros ventre mou. On sent bien passer ses 111' et la fin s'étire laborieusement. C'est sans doute la faute au paquet de scénaristes qui ont travaillé sur le script avec Zurlini (pas moins de quatre), ce qui donne à l'ensemble un côté flottant.

En même temps, c'est aussi ce qui donne son charme, sa qualité au récit. L'intrigue est minimaliste : une jeune femme quitte son copain pour un beau parleur qui, à la première occasion, la largue. Elle réussit à trouver où il vit mais rencontre son petit frère qui éprouve d'abord de la compassion pour elle puis de l'amour. Et quand elle finit par le comprendre, un nouveau drame se noue.

Tout ça aura tenu en 90' mais Zurlini accorde autant d'importance à ce qu'il montre au spectateur qu'à ce qui se joue hors champ. Tout est ici suggéré, souvent non dit, allusif. Ce qui donne au film sa subtilité et ses temps morts aussi. Raconter cette histoire de manière plus rapide aurait donné à l'affaire un côté précipité, maladroit. Alors qu'ainsi on éprouve le trouble des protagonistes vraiment au fur et à mesure.

Filmé dans un noir et blanc aussi vaporeux que la romance elle-même, La Fille à la Valise a quelque chose d'à la fois sensuel et triste, Zurlini étant sans pareil pour infuser une mélancolie sourde à ce qui anime ses héros. Aïda est une fille qui n'est pas méchante ni cupide, mais elle est paumée, à la fois désirée des hommes et réduite à un corps désirable.

Lorenzo la voit comme une femme et non comme un objet. Il la traite avec égard, distance aussi, car il mesure le décalage de leurs situations - lui est de bonne famille, elle d'un milieu plus modeste voire pauvre. Il ne comprend sûrement pas toute la détresse sociale qu'elle traverse, qu'elle endure, et il l'aide naïvement, sans arrière-pensée.

Lorsqu'elle comprend que les sentiments du garçon sont plus profonds, elle accepte le conseil de son précepteur, un homme d'église tolérant, de s'éloigner, car elle ne veut pas porter tort à Lorenzo dont elle respecte la pureté. Le plan le plus déchirant du film est celui où la caméra s'attarde une bonne minute, fixement, sur le visage de Lorenzo lors d'une soirée où Aïda danse avec un homme qui la serre de très près.

A ce moment-là on lit toute la jalousie qui s'empare du jeune homme et toute sa frustration (il n'est pas un adulte et n'a aucune chance de séduire Aïda). Alors que l'homme et ses amis de la soirée s'éclipsent pour aller faire la fête ailleurs, elle rejoint Lorenzo. Elle semble contrariée par sa bouderie et en même temps elle lui chante "à la claire fontaine" comme pour le bercer, comme à un enfant qu'elle protège (d'elle-même).

A la fin, ils se trouvent sur une plage après une bagarre où Lorenzo a affronté un autre homme pressant trop Aïda. Elle nettoie les écorchures sur son visage puis lui dépose un baiser sur la bouche. C'est tout ce qu'elle peut lui donner, le geste le plus intime, le plus sentimental, le plus romantique. En retour, il lui glissera une enveloppe contenant une lettre. Mais quand elle l'ouvrira, ce sera quelques billets, comme une ultime offrande.

Claudia Cardinale est tout bonnement sublime dans ce film : sa beauté subjugue, la tristesse de son personnage est poignante, et son jeu est d'une finesse merveilleuse. Son regard sombre, son sourire désarmant, ses moues, sa démarche contrariée par sa lourde valise, tout concourt à faire de Aïda une héroïne inoubliable. Elle avait 22 ans alors et une immense carrière devant elle.

Jacques Perrin, lui, en avait 19 et Zurlini en fera son acteur fétiche. Il fait preuve d'une maturité dans son interprétation tout à fait sidérante, sobre, charismatique, émouvant, touchant. Le duo qu'il forme avec Cardinale est de ceux qui vous restent longtemps en mémoire. C'est d'abord pour cela que je me souvenais de La Fille à la Valise.

Claudia Cardinale était pour beaucoup la plus belle femme du monde, la plus italienne de Tunis (où elle remporta un concours de beauté) : tout ça est vrai. C'était aussi une actrice magnétique, une voix unique (éraillée et ensorcelante). Il y avait BB, et elle c'était CC. 

samedi 27 septembre 2025

LES TROIS JOURS DU CONDOR (Sydney Pollack, 1975)


Joe Turner travaille à l'American Literary Historical Society à New York, en réalité une officine de la CIA où les employés comme lui analysent des livres et des articles de presse pour y trouver d'éventuelles traces sur des manoeuvres ourdies par des gouvernements étrangers contre les intérêts américains. Turner a récemment rédigé un rapport sur un roman présentant d'étranges éléments dans son intrigue mais traduit en trois langues malgré de mauvaises ventes.


Alors qu'il est désigné pour aller acheter le déjeuner de ses collègues, trois hommes armés pénètrent dans son lieu de travail et tuent tout le monde. Lorsqu'il revient, il découvre le carnage et s'enfuit pour téléphoner dans une cabine publique à un certain Wicks, son chef de département. Mais c'est un nommé Higgins qui lui répond et lui fixe un rendez-vous pour le conduire ensuite en lieu sûr. Turner, méfiant, exige qu'une personne qu'il connait soit là. Wicks part donc avec un ami de Turner, Sam Barber.
  

Le rendez-vous s'avère être un piège : Wicks tente d'abattre Turner qui s'échappe en le blessant. Barber est tué par Wicks évacué jusqu'à un hôpital privé où il est supprimé discrètement ensuite. A la recherche d'un endroit sûr, Turner kidnappe au hasard une femme, Kathy Hale, pour se réfugier chez elle. Elle est disposée à l'aider après qu'il lui a raconté son histoire. Mais avant Turner veut s'assurer que Barber est vivant. Il se rend chez lui et croise Joubert, le chef des assassins de ses collègues...


Imaginez : en 1975, Sydney Pollack dirige Robert Redford dans Three Days of the Condor (en vo) et le même Redford, un an plus tard, est à l'affiche des Hommes du Président, soit deux des plus grands thrillers politiques de l'époque. Ce n'est pas rien quand on considère que les héros de cinéma devenaient soudain soit des journalistes d'investigations, soit des espions pris pour cible par leur propre agence.


Mais ça disait surtout que, définitivement, l'Amérique avait basculé dans l'ère de la paranoïa et que la méfiance du peuple envers ses institutions était bien entamée, de manière irréversible. Alors que Trump est à nouveau Président, on mesure à quel point la marche du monde, à présent dans l'ère de la post-vérité, continue de creuser ce qui était entamée il y a 50 ans dans la fiction.


Il y a de quoi être démoralisé. Mais en même temps il faut se méfier encore plus de critiquer un film de 1975 avec le regard d'un spectateur de 2025. Ce qui est frappant ici, c'est que, comme pour Les Hommes du Président, le cinéma américain avec quelle rapidité examine la société de son pays. Voire même, comme ici, dans Les Trois Jours du Condor (en vf), à anticiper cet examen.


Bien entendu, il y a des éléments dans le scénario de Lorenzo Semple et David Rayfiel, adapté du roman de James Grady, qui peuvent faire sourire. Le plus évident, c'est quand Turner prend en otage Kathy Hale et la vitesse avec laquelle elle accepte de l'aider. Entre temps ils couchent ensemble deux fois et la seconde, ils font l'amour alors qu'ils se connaissent à peine.

On peut, en plaisantant, dire que Kathy fait confiance à Turner parce qu'il ressemble étonnamment à Robert Redford. Ou que Redford a de la chance : il prend en otage, par hasard, rien moins que Faye Dunaway. Evidemment que cet homme est attiré par cette femme sublime et que cette femme sublime est attirée par cet homme si séduisant.

Mais le glamour des interprètes est une manière pour Pollack de convaincre le spectateur de suivre cette intrigue complexe, tout en prouvant encore une fois son propre talent à diriger des acteurs de cette trempe et surtout à rendre évidente leur alchimie à l'écran. Leur romance n'est pas simplement une facilité narrative : elle comporte une étrangeté.

Au moment où ils deviennent partenaires, Turner et Kathy sont en vérité deux êtres en fuite. Lui est traqué par l'agence, elle s'attarde à New York alors que son amant l'attend dans une station de ski. Par ailleurs aux murs de son appartement on voit les photos de la ville qu'elle prend et Turner remarque qu'elle ne saisit que des endroits déserts, sans aucune présence humaine.

L'irruption de cet homme dans sa vie n'est pas loin de peuple l'existence de cette femme si belle et pourtant si seule. Il y a le frisson de l'aventure, l'adrénaline, la peur, l'excitation. Mais c'est plus trouble encore. Tout comme est trouble la situation dans laquelle est plongée Turner, modeste analyste, dont le boulot consiste juste à "lire des bouquins", et que tout le monde veut mort.

En contrepoint, l'histoire oppose à ces deux figures sympathiques des adversaires vraiment inquiétants : un supérieur ambigu (Higgins), un tueur à gages freelance (Joubert), et tout un tas de cadres de la CIA qui se cachent leurs projets jusqu'à ce que, devenus trop gênants, ils soient aussi mis sur liste noire et éliminés sans scrupules.

Le fin mot de cette affaire résonne encore aujourd'hui avec force : le livre sur lequel Turner a rédigé un rapport parle du pétrole et de pays qui en produisent et en exportent, mais soumis à des régimes politiques corrompus ou corruptibles. Les Etats-Unis sont devenus non pas une force de stabilisation mondiale, mais de déstabilisation géopolitique. Parce que c'est aussi à ce jeu-là que s'adonne le camp d'en face. Et c'est littéralement comme un "jeu" d'influences que le présente Higgins à Turner.

Robert Redford joue, comme souvent et c'est ce qui est étonnant dans sa carrière, le grain de sel mais aussi l'homme traqué, poussé dans ses retranchements. C'est un héros curieux, qui subit énormément puis réagit parce qu'il n'a, en vérité, pas/plus le choix. La toute dernière scène du film est une des plus malaisantes qui soit, où la diffusion de la vérité par les faits est compromise.

Faye Dunaway compose un personnage fascinant de femme prise dans quelque chose qui la dépasse mais qui y puise une énergie inattendue - et tout ça, avec une classe folle. Max Von Sydow est totalement glaçant dans le costume du tueur Joubert. Et Cliff Robertson incarne à la perfection toute la rouerie de sa fonction.

Souvent classé comme une des collaborations majeures du duo Pollack-Redford, mais aussi comme un des très grands films des 70's, Les Trois Jours du Condor mérite ces louanges et conserve son épatante et flippante acuité.

vendredi 26 septembre 2025

LIBRE ECHANGE (Michael Angelo Covino, 2025) (critique réécrite)


Tandis qu'il conduit sur l'autoroute, Carey est masturbé par sa femme Ashley. Mais une voiture tente de les doubler et dérape, fait un tonneau et échoue sur le bas-côté. Carey s'arrête et porte secours au conducteur, choqué mais indemne, mais Ashley ne peut réanimer sa femme. Les secours arrivent. Ils reprennent la route. Ashley demande à Carey de s'arrêter et elle lui annonce vouloir divorcer car elle l'a trompé avec d'autres hommes. Il descend de voiture et s'enfuit en courant à travers champs.


Carey rejoint ainsi la résidence secondaire de Paul et Julie, chez qui ils se rendaient. Il leur explique sa situation et découvre que ses amis ont résolu leurs problèmes conjugaux en acceptant que chacun ait des aventures. Le lendemain, Paul est reparti pour New York pour ses affaires et Carey avoue à Julie son incompréhension sur leur ménage. Julie réconforte tant et si bien Carey qu'ils couchent ensemble. Au retour de Paul, Carey lui avoue tout et ils en viennent aux mains avant que Julie ne les calme.


Paul repart en ville pour conclure une vente immobilière. Le soir venu, Carey accompagne Julie et son fils, Russ, à une fête foraine où elle est draguée par un voisin, Brent. Carey est jaloux et déclare à Julie que leur aventure l'a bouleversé mais elle le raisonne. Il décide de rentrer chez lui où il surprend Ashley avec son amant. Mais au lieu de le mettre dehors, il propose à Ashley le même arrangement que celui conclu entre Paul et Julie...


Je suis un bon client en général pour les films, même si ça ne signifie pas que je tolère tous les défauts qu'ils ont. Mais j'avoue que, pour les comédies, je suis plus difficile. Il n'y a pas beaucoup de longs métrages qui me font vraiment rire, j'ai du mal avec les gags, et ça ne s'arrange pas avec le temps, je m'en rends compte.


Mais, bon sang, qu'est-ce que j'ai ri en voyant Splitsville (en vo) ! C'est certainement le film le plus drôle que j'ai visionné depuis des lustres, et ça été une expérience mémorable car je n'en attendais rien de spécial. J'avais lu quelques avis positifs, mais rien qui m'aurait préparé à ce que j'ai éprouvé. Aussi, s'il passe dans une salle près de chez vous ou si vous êtes abonné à Apple TV+, ne le ratez pas !


J'ai appris entre temps qu'il s'agissait du deuxième long métrage réalisé par Michael Angelo Covino et co-écrit avec son ami Kyle Marvin, et les deux bougres tiennent aussi les deux rôles masculins principaux ici. Je vais tâcher maintenant de trouver The Climb, leur premier effort en commun, pour savoir s'ils étaient déjà aussi inspirés.


Il faut une certaine dose d'orgueil pour s'écrire une film où on s'imagine marié à Adria Arjona et Dakota Johnson, qui sont ici une fois de plus sublimes et magnifiquement filmées mais qui surtout sont prêtes à se battre pour vous. Mais Covino et Marvin ne profitent pas de la situation pour se mettre en valeur à côté d'elles et c'est la force du film.

Pour une fois, on notera que le titre français est plutôt bien trouvé - et surtout moins mystérieux que Splitsville. Il dit évidemment que l'échangisme est au centre de l'intrigue mais aussi qu'échanger de partenaire et donc de vie n'est pas forcément une promesse de bonheur, encore moins de liberté. C'est aussi une manière de s'enfermer dans des illusions.

Le récit adopte une forme épisodique, comme si le scénario était construit à la fois comme une histoire avec un début, un milieu et une fin, et comme une sorte de sitcom anti romantique, avec plusieurs épisodes. Au début, la loufoquerie des situations qui s'enchaîne fait beaucoup penser à cela, puis une fois le film terminé, on en apprécie la forme bien bouclée.

Cette façon de raconter l'histoire permet à chaque protagoniste d'avoir un arc narratif bien défini : Carey est immédiatement sympathique, on éprouve de la peine pour lui et on souhaite qu'il récupère. Paul est plus abrasif, c'est un menteur et il est pathétique. Ashley est joueuse, elle éprouve sa sexualité avant que l'inquiétude sur ses sentiments la rattrape. Julie est pragmatique, elle essaie de s'en sortir dignement et est la plus honnête avec elle-même et les autres.

Mais ce qui est particulièrement satisfaisant ici, c'est que Libre Echange ne cherche pas à plaire ni à faire rire à tout prix - ce pourquoi j'ai tant de mal avec les comédies en général. Ce qui caractérise tous les personnages, c'est le sentiment d'insécurité qui les habite et cela créé à la fois des moments drôles mais aussi cruels et émouvants.

Et ce qui rassemble toutes ces qualités se trouve résumé dans une scène : le fils de Paul et Julie s'est vengé d'un camarade de sa classe qui l'avait humilié en lui cassant (accidentellement) un bras. Les parents sont convoqués dans le bureau du directeur de l'école, mais Carey s'invite aussi à la réunion. Juste avant, Paul conseille à son fils de nier en bloc, Carey au contraire préconise de dire la vérité, mais les deux hommes pensent que leur stratégie sauvera le gamin.

Evidemment, la réunion est une catastrophe : le directeur ne sait plus à qui s'adresser et tranche en excluant Russ. Même Julie perd son calme. Mais le perd-elle à cause de la sanction contre son fils ? Ou à cause de l'attitude des deux hommes ? C'est à la fois drôle, cruel et émouvant. Mais c'est surtout superbement écrit, mis en scène et joué.

Covino se montre d'ailleurs un réalisateur inventif dans la mesure où, là aussi, il ne filme pas sa comédie comme les autres. Il privilégie les plans larges et longs avec des montées en intensité pour que le spectateur apprécie à quel point et à quel moment les choses dégénèrent dans la loufoquerie. C'est aussi une façon, ingénieuse, de montrer la petitesse des personnages à certains moments clés.

Mais quand il resserre son cadre, c'est pour souligner des moments franchement savoureux, comme lorsque Paul tente de convaincre Ashley qu'ils sortent ensemble pour rendre jaloux Julie et Carey et les récupérer. Pour être convaincants, il faudrait qu'ils couchent ensemble, Ashley y est prête, mais Paul hésite. Elle se rhabille. Il est prêt. Elle se redéshabille. Il hésite à nouveau. Cette fois, elle en a assez et se rhabille. Finalement Paul trouve une autre complice, ressemblant étrangement à Julie... Et Ashley décide d'allumer Carey.

Les acteurs sont tous excellents et complices. Michael Angelo Covino compose un type vraiment insupportablement hypocrite. Kyle Marvin brille dans la peau du pauvre couillon trop romantique. Adria Arjona est décidément épatante dans ce type de film où son charme naturel souligne l'excentricité de son personnage. Et Dakota Johnson affiche des dispositions pour l'humour qu'on ne soupçonnait pas et qui mérite d'être louangées.

Ne ratez pas s'il passe encore dans une salle près de chez vous ou si vous êtes abonné à Apple TV + cette pépite, qui ose même sur la fin flirter avec le méta, via un personnage de mentaliste pris entre deux feux (et des gamins odieux). Assurément la comédie de l'année, c'est sûr, et même au-delà. 

DETECTIVE COMICS #1001 (Tom Taylor / Mikel Janin)


Batman, suite à la collision entre un petit bateau de plaisance et un cargo, sauve une femme qui est tombée du premier navire avant de grimper dans le second. Il trouve une quarantaine de corps morts, dont certains dans un état de décomposition avancée. Puis, à l'intérieur, des caméras et un enfant malade qui lui explique que le responsable de son état lui a promis qu'il n'aurait plus jamais peur...


Je sais que j'avais dit que je voulais arrêter la série pour désormais la lire uniquement en recueil, mais quand on m'a filé ce n° 1001, sa lecture m'a tellement plu que je suis revenu sur ma décision. Déjà, ce titre "Le courage qui tue", ça m'a intrigué. Puis les premières pages m'ont embarqué. Evidemment, après ça, Tom Taylor va devoir assurer.


Je veux dire que je n'ai rien contre la pléthore d'histoires mettant Batman en vedette : le personnage est hyper populaire, c'est normal que DC le mette autant en avant. Et puis les auteurs aiment aussi ce héros, qui les inspire de manière très différente. Toutefois, au fil des derniers mois, à la faveur de la sortie du film, Superman a repris de la place à Batman. Ce n'est donc pas si déséquilibré.


Et puis Wonder Woman, depuis la relance de sa série par Tom King, a retrouvé de la stabilité et profité d'un bon coup de projecteur, en attendant elle aussi son retour sur grand écran (devenu une priorité pour James Gunn). Si la reprise de la série Batman par Matt Fraction et Jorge Jimenez m'a laissé sur ma faim, Detective Comics par Tom Taylor et Mikel Janin voient ses deux auteurs très en forme.


Ce premier chapitre d'un nouvel arc narratif plonge le héros et le lecteur dans une intrigue flirtant avec le body horror. Quel est exactement ce virus qui ôte la peur chez ceux qu'il contamine ? Visiblement la formule n'est pas tout à fait au point quand on voit l'état des cobayes qui ont servi au savant fou qui l'a conçu...

Le fait qu'à la fin de l'épisode (petit spoiler) Batman, examiné par Mr. Terrific, soit aussi contaminé rend la suite excitante et accrocheuse : en effet le personnage n'est déjà pas connu pour avoir peur de grand-chose. Mais si l'absence de peur risque de le tuer, ça rend l'enjeu encore plus terrible. Et rien que pour ça, on peut dire que Taylor a une bonne idée.

Ce que j'aime aussi, c'est que Batman s'en remette à Mr. Terrific pour l'aider à comprendre cette affaire. C'est ce qui permet à la série d'être connectée avec la JLU alors que, parfois, on a l'impression que les séries mettant en scène les aventures d'un héros, faisant par ailleurs partie d'une équipe, se déroulent comme s'il était un solitaire, sans partenaire.

Taylor, lui, a mis en avant le fait que Batman n'est pas seul : dans le premier arc, il partageait l'affiche avec son fils, dans le deuxième avec le Pingouin et Harvey Bullock, et ici avec Mr. Terrific. Oracle est toujours présente, assurant les arrières du héros. J'aime bien ces rappels qui empêchent la caricature du lonesome Batman.

Mikel Janin assure dessin et couleurs et c'est vraiment un plus : il est maître de ses pages et surtout sa palette est vraiment maîtrisée. L'ambiance a quelque chose d'immédiatement oppressant et quand l'horreur pointe le bout de son nez, il sait éviter les effets faciles, préférant des visuels plus suggestifs. Son trait est précis, dynamique, il tient toujours aussi bien le personnage de Batman.

En outre il y a un véritable effort sur les décors : tout ce qui se passe à l'intérieur du cargo est sinistre à souhait et surtout réaliste mais sans avoir besoin d'en faire non plus trop dans le détail. Le véhicule sous-marin de Batman bénéficie aussi d'un superbe design.

Je m'en serai voulu d'attendre avant de lire ça, et d'en parler. Detective Comics est vraiment un excellent titre, entre d'excellents mains.

ULTIMATE SPIDER-MAN #21 (Jonathan Hickman / David Messina)


Mr. Negative kidnappe Wesley, le secrétaire de Wilson Fisk et membre de l'organisation Mysterio. Le soumettant à son pouvoir, il lui soutire tout ce qu'il sait et découvre ses secrets. Cependant, les autres membres de Mysterio convoquent Gwen Stacy pour connaître ses intentions...


Lorsque les éditeurs annoncent leurs sorties plusieurs mois à l'avance, ils publient les couvertures des épisodes de leurs séries et les artistes qui s'en chargent, sauf s'ils disposent d'informations précises sur l'épisode en question, préfèrent alors signer une illustration générique qui n'engage à rien d'autre qu'à appâter le chaland. C'est le cas ici avec ce n°21 de Ultimate Spider-Man.


Ne comptez pas trouver dans ses pages le Tireur, à peine Wilson Fisk, et tout juste Spider-Man. En revanche, Mysterio (ou plutôt les Mysterios) et Mr. Negative y figurent en première place et c'est bien dommage que Marco Checchetto ne nous ait pas gratifiés d'une couverture soignée avec ces deux individus.


Et plus particulièrement Mr. Negative qui tient ici le premier rôle et dont la représentation si graphique aurait pu inspirer une image frappante. Ce super vilain, apparu à l'époque de Brand New Day dans la version classique de Spider-Man, n'est pas très original (ce n'est rien de plus qu'une version asiatique de l'Homme Pourpre), mais Jonathan Hickman prouve qu'on peut toujours faire quelque chose d'intéressant même avec un individu aussi interchangeable.


Dans Ultimate Spider-Man, Mr. Negative fait partie des Sinister Six qui sont au service de Wilson Fisk pour éliminer Spider-Man et le Bouffon Vert. On a pu constater que ce groupe n'était pas soudé et solidaire durant les derniers mois et que, au contraire, chacun se regardait en chien de faïence. Quant à leur loyauté envers Fisk, elle est toute relative.

Mais Hickman a surtout paru ne pas savoir comment animer cette équipe parce que, par ailleurs, il a développé quantité de subplots dans la série, empêchant donc de caractériser Mr. Negative comme Kraven, l'Homme-Taupe, Black Cat (et sa fille), Mysterio (je sais, ça ne fait que cinq mais on peut en déduire que le sixième est le Caïd).

Les deux mieux lotis sont donc Mysterio, brillamment réinventé, et ce mois-ci Mr. Negative. Hickman expose le passé de cet homme et on découvre que sa propre soeur fait partie des membres de Mysterio. On apprend surtout son ambition de toujours, détrôner le Caïd, même s'il a déjà échoué une fois (ce qui l'a conduit à être à son service).

Tout l'épisode est construit comme un efficace crescendo jusqu'au cliffhanger final dont on imagine mal qu'il laisse beaucoup de survivants. Mr. Negative devient par-là même le méchant le plus dangereux et le plus stratège de la série, autrement plus charismatique que sa version classique. Encore une fois Hickman se montre très inspiré quand il s'agit d'écrire des méchants et on imagine ce qu'il pourrait faire avec une série Thunderbolts au concept plus proche de l'original.

Néanmoins, on ne peut lire cet épisode et apprécier ses coups de théâtre sans une pointe de regret car cela vient bien tard - trop tard. Alors que l'univers Ultimate semble devoir connaître sa fin d'ici à la fin de cette année, Ultimate Spider-Man ressemble trop à une série pleine de promesses qui auront mis trop de temps à se concrétiser.

Hickman a avancé ses pions de manière intrigante et excitante, mais au bout du compte, laisse le lecteur terriblement frustré. Et alors que la rumeur veut que Brian Michael Bendis revienne chez Marvel (avec l'officialisation pour le new York Comic Con, du 9 au 12 Octobre prochain), peut-être que Marvel songe à confier à son ex-scénariste star le soin de reprendre ce qui restera de l'univers Ultimate...

David Messina hérite, lui, en tout cas du meilleur épisode que lui aura laissé dessiner Hickman en l'absence de Checchetto. Certes il n'a toujours pas l'occasion de dessiner Spider-Man, mais sa représentation de Mr. Negative ne manque pas de classe et quand arrive la dernière scène, explosive, il sait parfaitement la composer pour que le lecteur soit choqué. Du très bon boulot.

J'ignore si Marvel compte vraiment enterrer l'univers Ultimate 2.0 (j'en doute un peu quand même), mais sera-ce une grande perte ? Non. Et si Bendis ou un autre doivent le reprendre en main, alors ça ne manquera pas d'intérêt. Mais désormais on en est à compter les mois et les épisodes avant ce terminus éventuel.