lundi 15 septembre 2025

BABYLON (Damien Chazelle, 2022)


Hollywood, 1926. Manny Torres est l'homme à tout faire du patron du studio de cinéma Kinoscope et, à ce titre, il convoie un éléphant pour une bacchanale que son employeur, Don Wallach, organise. Lors de cette nuit de fête et de débauche, il remarque Nellie LaRoy, une jeune femme qui veut, comme lui, devenir une vedette. Elle tape dans l'oeil de Wallach pour remplacer l'actrice Jane Thornton qui fait une overdose ce soir-là en plein milieu d'un jeu sexuel avec Orville Pickwick.


L'orgie a aussi pour invités Jack Conrad, la star du studio ; la commère Elinor St. John ; le trompettiste de jazz Sidney Palmer ; et la chanteuse de cabaret Lady Fay Zhu. Au petit matin, malgré les excès endurés, tout ce monde se dirige vers les plateaux de tournage. Manny se montre si utile en plusieurs occasions critiques qu'il y gagne une place d'assistant de production tandis que Nellie éclipse celle qui lui donne la réplique, Constance Moore, et que Jack réussit à jouer malgré sa gueule de bois.


Mais l'année suivante voit l'industrie hollywoodienne ébranlée par l'apparition du cinéma parlant.  Manny s'adapte rapidement et fait de Sidney la vedette de films musicaux tandis que Nellie dont la voix déplait aux producteurs entame une descente aux enfers et que Jack enchaîne les échecs commerciaux. Fay est écartée quand les tabloïds révèlent sa liaison avec Nellie...


Il y a beaucoup de suicides dans Babylon, au sens propre comme au sens figuré. Mais celui qui frappe le plus, c'est le suicide artistique de son propre auteur, Damien Chazelle, pour avoir voulu se lancer dans ce projet insensé, au budget de 100 M $ et qui n'en a rapporté, péniblement, que 70, avec en prime des critiques très mitigées. Et ce, après l'accueil plutôt tiède de son très beau First Man...


Celui qui avait explosé avec Whiplash et surtout La La Land, dont Babylon semble être le négatif, a grillé pratiquement tout son crédit pour ce film malade et maladroit, éreintant, au point qu'aujourd'hui il ne sait pas s'il pourra à nouveau tourner - si oui, seulement un petit film, comme un retour à la case départ. 


Il y a donc quelque chose de prophétique dans Babylon qui parle de prodiges dont la carrière décolle et/ou dégringole brutalement avec l'apparition du cinéma parlant en 1927. Une révolution encore plus radicale que les films en couleurs, ou l'avènement du streaming. Parce qu'une actrice avait une voix insupportable, qu'un acteur avait un style de jeu ampoulé, c'était fini pour eux.


Et Damien Chazelle, tel un Icare du 7ème Art, semble s'être brûlé les ailes en approchant de trop près le soleil, figurant ici ce que le système, les médias et le public étaient prêts à accepter, même de la part de celui qui les avait enchantés avec La La Land. Mais est-ce si étonnant ? L'histoire du cinéma regorge d'artistes qui ont voulu repousser le(ur)s limites et ont chuté lourdement.

Pour embrasser son sujet, Chazelle a surtout oublier de choisir quelle histoire il voulait vraiment raconter en priorité. Est-ce celle, improbable mais romanesque, d'un jeune homme mexicain ambitieux ? D'une starlette autodestructrice ? D'une star déclinante ? D'une commère lucide ? D'une chanteuse scandaleuse ? D'un jazzmen naïf ?

Babylon, avec ses 189' au compteur, avait de la place et du temps, mais c'est comme si son scénario partait dans tous les sens et poussait tous les potards dans le rouge. Il en résulte une première heure survoltée et même souvent hystérique, qui épuisera nombre de spectateurs. Puis le deuxième acte freine un peu mais sans se résoudre à privilégier qui que ce soit (sinon le personnage de la chanteuse, sous-écrit). Et le dernier segment ressemble à une fuite en avant, avec un final grotesque.

Babylon, selon Chazelle, ambitionne d'être un film total, qui dit tout sans rien creuser hélas !. La caractérisation des personnages se limite souvent à leur excès, les humiliations qu'ils subissent, leur résignation. Et même alors qu'ils acceptent leur déchéance, ils abandonnent aussi toute dignité, qui en se comportant comme un sombre salaud, qui en préférant en finir plus tristement qu'avec panache.

A ce petit jeu, à la fois sentimental et méchant, ceux qui s'en sortent le mieux parce qu'ils ont compris qu'il fallait mieux revenir aux sources ou aller voir ailleurs sont le trompettiste de jazz et la chanteuse de cabaret. Tous les autres, sans exception, sont condamnés par Chazelle, qui met autant de rage à les détruire qu'il en a mis à les valoriser.

Ce qui surprend le plus, c'est à quel point Babylon paraît avoir été voulu comme une démonstration de Chazelle pour à la fois prouver qu'il n'était pas réductible à La La Land et en même temps prouver qu'il aimait être le chouchou de la classe. Il dépeint le milieu du cinéma comme un univers toxique et en même temps glamour. 

Signer un film "feel bad", pourquoi pas ? Mais ce qui apparaît plus nettement, c'est le propre malaise de Chazelle, qui veut tout et son contraire : continuer à être un cinéaste qui épate la galerie, avec une mise en scène virtuose et un scénario épique, et ne pas être ce gentil garçon qui fait des films aigre-doux, tendre-amer. Le souci, c'est qu'on finit par avoir plus mal pour lui que pour ses personnages.

Et cette distance avec les personnages fait qu'on devient un peu/beaucoup indifférent à ce qui leur arrive. On meurt dans l'indifférence, la misère, jeune ou vieux, dépressif. Mais peu nous importe. Chazelle nous a fait aimer ces individus puis nous en a éloignés sans pitié. Lorsque, à la fin, Manny, après des années d'absence, revient à Hollywood, l'émotion voulue est supplantée par le ridicule.

Chazelle ose tout. Parfois avec une sorte de fièvre hallucinée et hallucinante (la bacchanale du début, la nuit de Manny avec le gangster James McKay). Parfois avec une volonté tellement outrancière d'émouvoir que ça se retourne contre lui (ce dénouement pitoyable avec un défilé d'extraits de films, où se côtoient aussi bien Le Chien Andalou que Terminator 2 !).

Quand j'ai vu la première fois Babylon, j'avais été électrisé. Mais le film a déjà mal vieilli et cette fois, j'ai trouvé le temps long, la fête trop bruyante et brouillonne, les performances inégales, et le propos confus. C'est vraiment un film malade, comme disait Truffaut, mais est-ce un grand film ? Et Chazelle est-il un grand cinéaste ? Ou est-ce seulement un film boursouflé par un cinéaste trop vite encensé ?

Le casting est à l'unisson. Diego Calva semble parfois trop limité pour un tel rôle. Margot Robbie est en surchauffe permanente, comme si elle jouait Harley Quinn dans les années 20. Mais Jean Smart est impeccable. Li Jun Li est magnifique. Jovan Adepo reste d'une sobriété exemplaire. Brad Pitt compose avec une suavité mélancolique poignante son personnage. Sans oublier l'apparition démente de Tobey Maguire...

Il y a suffisamment de morceaux de bravoure pour éviter à Babylon d'être critiqué trop sévèrement. Mais aussi beaucoup trop de déchets et de masochisme pour l'aimer comme il aurait aimé l'être. Damien Chazelle devra tout reprendre et tirer les leçons surtout de cet échec pour prouver qu'il n'est pas un étoile filante lui aussi.

dimanche 14 septembre 2025

L'ETRANGE HISTOIRE DE BENJAMIN BUTTON (David Fincher, 2008)


11 Novembre 1918. Benjamin Button naît avec un corps de nourrisson mais l'apparence d'un homme très âgé et les carences qui vont avec. Sa mère meurt en couches et son père, Thomas, l'abandonne sur le porche d'une maison de retraite. La gardienne, Queenie, et le cuisinier, Mr. Weathers, le recueillent et l'élèvent. Il passe inaperçu au milieu des vieillards qui résident là. Mais les années suivantes, on se rend compte qu'il vieillit à l'envers, passant d'une chaise roulante à une paire de béquilles avant de finalement pouvoir marcher.


Thanksgiving 1930. Benjamin rencontre Daisy Fuller, 7 ans, petite-fille d'une pensionnaire de la maison de retraite et devient son ami. Elle comprend sa singularité. Plus tard il commence à travailler sur un remorqueur, le "Chelsea", commandé par le capitaine Clark. A l'Automne 1936, il s'engage pour une longue campagne en mer à bord de ce navire et entame un tour du monde avec l'équipage. Partout où il va, il envoie une carte postale à Daisy qui, elle, entre dans une compagnie du ballet de New York.


En 1941, stationné à Mourmansk, il a une liaison avec Elizabeth Abbott, la femme du ministre du commerce britannique. En Décembre de la même année, les Etats-Unis entrent en guerre après l'attaque japonaise contre la base de Pearl Harbor. Le "Chelsea" est affecté à des missions de sauvetage avant que ses membres soient quasiment tous décimés en affrontant un sous-marin allemand. Benjamin rentre à la Nouvelle-Orléans en Mai 1945 où il retrouve Queenie mais apprend que Mr. Weathers est mort. Puis il renoue avec Daisy qui a alors 22 ans...


A sa sortie en 2008, j'étais passé à côté de The Curious Case of Benjamin Button (en vo), échaudé par sa durée (166') et son sujet. Pourtant je suis un grand fan de David Fincher et le revoir collaborer avec Brad Pitt après Se7en et Fight Club était tentant, mais je ne me suis pas déplacé en salles pourtant. Puis le temps a passé - et c'est de circonstance pour un film qui traite de cela précisément...


La première fois que j'ai vu L'Etrange Histoire de Benjamin Button, en DVD, je ne suis pas allé jusqu'au bout. Pour tout dire, je me suis ennuyé. Je ne comprenais absolument pas les éloges que ce film recevait. Et puis le temps a encore passé - et finalement, c'était toujours de circonstance parce que, déjà à cette époque, j'avais les sentiment que tout vient à point à qui sait attendre.


J'ai une théorie, qui vaut ce qu'elle vaut, comme toute les théories de lecteur, elle s'inspire d'un droit du lecteur de Daniel Pennac, et c'est la suivante : il ne faut jamais se forcer, on a le droit de ne pas finir un livre quand on l'a commencé. Soit on ne le finira jamais, soit il arrivera le bon moment pour le lire en intégralité. Il faut savoir attendre d'être prêt, dans les bonnes dispositions.
  

Je suis convaincu que si, à l'école, au collège, au lycée, on n'obligeait pas les élèves à finir des livres qui ne leur plaisent pas du premier coup, on éduquerait de meilleurs lecteurs. Il y a cette espèce de religion du roman à l'école, alors que la plupart des jeunes lisent des BD, des comics, des mangas, ou se contenteraient de nouvelles. Mais c'est jugé moins noble, moins instructif et donc on force tout le monde à ingurgiter des romans comme on gave des oies.

Résultat : on dégoûte énormément d'élèves de lire des romans. Ou, à tout le moins, on a des élèves qui découvrent des textes bien après leurs études, quand ils en ont le temps, l'envie, quand ils se sentent prêts. Si un ministre de l'éducation nationale avait la bonne idée de mettre au programme des lectures adaptés à l'âge et l'envie des élèves, il créerait une génération de lecteurs heureux.

C'est pareil pour tout : la musique, le cinéma... Le cinéma, revenons-y. J'ai donc attendu mon heure pour regarder ...Benjamin Button. Et je ne l'ai pas regretté, comme je n'ai pas regretté les fois précédentes où ça n'avait pas fonctionné.  C'est un film qui demande de la patience, de l'immersion, de l'engagement. Et il ne faut pas y aller à reculons.

La base de ce film est un court texte de Francis Scott Fitzgerald (l'auteur de Gatsby le magnifique) dans lequel le héros naît littéralement vieillard, adulte, et meurt bébé. Il vieillit à l'envers. Eric Roth et Robin Swicord l'ont plus qu'adapté, ils l'ont développé et en ont produit une version bien plus profonde, moins gadget, plus triste aussi, et romantique.

Au tout début du film, alors que Caroline veille sa mère sur son lit de mort dans un hôpital de la Nouvelle-Orléans, cette dernière lui raconte une anecdote sur un horloger, M. Gateau, qui construisit une pendule pour une gare mais dont le mécanisme fonctionnait à rebours. C'était en fait un moyen symbolique pour entretenir l'espoir des familles de soldats partis guerroyer en Europe et portés disparus.

Peut-être qu'en inversant le temps, ils finiraient par revenir et donc ne jamais partir se faire tuer. David Fincher illustre ce prologue littéralement en montrant des soldats se relever sur le champ de bataille et reculer jusque dans les tranchées jusqu'à revenir sur le quai de gare où leurs familles les accompagnaient.

Puis débute alors l'histoire de Benjamin Button, qui arrive au monde avec la taille d'un nourrisson mais l'aspect d'un vieillard, avec la peau fripée, les os fragiles, la santé précaire. Sa mère meurt en lui donnant la vie, son père l'abandonne en croyant qu'il est un monstre. Il sera recueilli par un couple qui ne peut avoir d'enfants et l'aimera malgré son apparence et le pronostic pessimiste d'un médecin sur sa survie.

Fincher, en s'appuyant sur le script de Roth et Swicord, met tout son art, et il est immense, pour non pas faire de ce personnage une sorte de bête de foire, mais bien pour souligner à quel point la nature est bien faîte. Né au mauvais endroit avec le mauvais physique, il sera élevé avec amour dans un lieu plus modeste dans lequel il passe finalement inaperçu, au milieu de personnes âgées.

De 1918 à 1941, le premier acte du film prend son temps pour montrer à quel point Benjamin Button reste un gamin puis un garçonnet avec l'aspect d'un vieil homme. La performance technique est extraordinaire, les effets spéciaux sont d'un réalisme incroyable, mais surtout parce qu'ils sont enveloppés par un travail sur la lumière, la mise en scène absolument splendides.

Même une scène comme celle où Benjamin, alors âgé de 12 ans mais avec l'aspect d'un homme de 73, se lie d'amitié avec la petite Daisy Fuller, 7 ans, échappe au scabreux. On ne voit pas un vieillard avec une petite fille, mais bien deux gamins qui se reconnaissent. Elle comprend la singularité de Benjamin et il éprouve de la gratitude pour cette fillette qui ne se fie pas aux apparences.

Le deuxième acte couvre une période qui court de 1941 à 1969. Benjamin continue de rajeunir tout en prenant de l'âge. Il découvre l'amour charnel dans les bras d'une prostituée de Bourbon Street, l'amour dans ceux de la femme d'un ministre-espion, la guerre et la mort aux côtés de ses camarades sur le remorqueur "Chelsea". C'est épique, sensuel, sexuel, romanesque en un mot.

Fincher fait encore des prodiges comme lui seul en est capable. On devine que peu de plans ont été tournés en décors naturels, que les effets spéciaux abondent. Pourtant tout est toujours au service du récit. Le cinéaste ne cherche pas à époustoufler son public, il l'emporte dans ce voyage au long cours, nous faisant presque oublier son étrangeté.

Surtout le récit se situe constamment à la marge de l'Histoire. Eric Roth, qui avait été le scénariste de Forrest Gump, un autre héros à contre-courant, abandonne ici toute envie de révisionnisme. Benjamin Button ne voit quasiment rien de la seconde guerre mondiale, il ne rencontre pas de personnalités célèbres des époques qu'il traverse, n'assiste à aucun événement majeur. Et c'est pourtant palpitant.

Lorsqu'il renoue avec son lieu d'origine, la Louisiane, qu'il retrouve Queenie, Daisy, son père biologique, Benjamin connaît des chagrins, des désillusions, reconnaît ceux qui l'ont fait et ceux qui l'ont abandonné. Il hérite de la fortune de son père (un industriel qui fabrique des boutons) mais pleure sa vraie mère, Queenie, quand elle disparaît.

Daisy lui échappe, elle est devenue une danseuse, qui, elle aussi, a beaucoup voyagé, mais qui, à 22 ans, collectionne les aventures sans lendemain. Elle tente de le séduire mais il la repousse, car ce n'est pas le moment. Vous comprenez maintenant ? Benjamin Button apprend une chose que j'ai apprise avec ce film : il faut attendre le bon moment.

Enfin, le troisième acte arrive : Fincher montre, cette fois encore littéralement, ce qu'est une idée en mouvement et qui arrive à son but. La croisée des chemins, le reflet dans un miroir de salle de danse. Benjamin et Daisy ont le même âge pour la première et dernière fois. Ils s'aiment, elle tombe enceinte, il a peur qu'elle accouche d'un enfant anormal comme lui - il n'en sera rien. Mais...

... Mais se pose alors le dilemme le plus poignant de l'histoire : Benjamin va continuer à rajeunir jusqu'à sa mort. Sa fille grandira avec un père qui sera adolescent quand elle le sera, puis enfant quand elle sera jeune fille, bébé quand elle sera adulte... Et Daisy ne pourra s'occuper de lui et de leur fille. Il doit les abandonner et dire à Daisy de trouver un vrai père à leur enfant.

Ces scènes-là sont vertigineuses à concevoir. Fincher les filme avec une douceur magnifique, qui fait ressortir la cruauté du destin de son héros. La photographie est alors bien plus naturelle, sobre. Il y a juste ce couple, leur bébé, dans un duplex, à la fin des 60's. Et c'est bouleversant de beauté et de tristesse mêlées. J'avoue, j'ai versé ma petite larme - et, sans jouer les durs, il m'en faut beaucoup pour que je craque devant un film.

Ces forces contraires (du destin, de la fatalité, de la vie tout simplement), elles ont aussi affecté le film. Le projet d'adapter le texte de Fitzgerald remonte aux années 80 quand Frank Oz devait diriger Martin Short dans le rôle. La décennie suivante verra de grands noms tenter de monter cette production, en particulier le tandem Steven Spielberg-Tom Cruise puis Ron Howard-John Travolta. Dans les années 2000, Spike Jonze puis Peter Jackson s'y casseront aussi les dents.

Il fallait bien un génie de la technique et de la narration comme Fincher pour relever et accomplir ce défi. Comme je l'ai déjà dit, c'est très impressionnant pour les effets spéciaux. Mais ça l'est encore plus pour la rigueur avec laquelle le cinéaste sert cette saga sans jamais sombrer dans le mélodrame complaisamment lacrymal, l'emphase, le spectacle.

Il en tire une réflexion déchirante sur la vie d'un homme condamnée à finir là où pour tous les autres tout commence, qui assiste à la disparition progressive de tous ceux qu'il aime quand lui se porte de mieux en mieux, et qui, parvenu au terme de son existence, est un gamin sénile puis un bébé s'éteignant dans les bras de la femme qu'il a toujours aimée et qui le berce comme une mère.

Dire que c'est le rôle d'une vie pour Brad Pitt tient de la formule facile et pourtant c'est vrai. Ce qu'il fait là est juste renversant, d'abord par la retenue avec laquelle il le fait, et ensuite parce que, malgré les trucages, le maquillage, il réussit surtout à montrer un homme, unique, singulier, impossible, et pourtant si semblable à nous tous. Evidemment, l'académie des Oscar, toujours aussi éclairée, ne lui a pas décerné la statuette qu'il méritait.

Cate Blanchett est comme d'habitude fantastique. Mais Fincher la filme comme on ne l'a jamais vue, ni avant ni depuis, comme une femme non pas intrigante, mystérieuse, insondable, mais belle, attirante, fragile, forte, libre, injuste. Elle interprète ça évidemment magistralement, car elle est capable d'exprimer toutes ces nuances avec clarté et force. Mais quand même, quelle actrice ! (Et bis repetita, zéro statuette pour elle là-dessus !)

Taraji P. Henson et Mahershala Ali sont sublimes en parents adoptifs. Julia Ormond a la partition la plus ingrate du film en fille qui lit le journal de sa mère et découvre ses origines et celle de son père. Enfin, on remarquera que c'est une toute jeune Elle Fanning, tout juste neuf ans lors du tournage, qui incarne Daisy enfant, avec déjà une présence folle.

Pour ne rien gâcher, il y a encore une somptueuse bande originale composée par Alexandre Desplat, qui, quand on l'écoute après le film vous en rappelle l'essence comme un parfum.

Grand film ? Mieux que ça : chef d'oeuvre !

CRIMINAL, TOME 4 : PUTAIN DE NUIT ! (Ed Brubaker / Sean Phillips)


Jacob Kurtz écrit et dessine un comic strip dont le héros est un détective privé nommé Frank Kafka pour un journal. Il travaille la nuit pour profiter du calmer d'un quartier où un bâtiment sert de lieu de rassemblement pour des fêtards drogués et alcoolisés. Ce soir-là, l'endroit prend feu et tout le voisinage assiste à l'intervention des pompiers tout en se réjouissant du fait qu'ils ne seront plus dérangés. Jacob, lui, décide de sortir, sachant qu'il ne pourra pas se remettre au boulot après ça.


Il descend dans un diner où il a ses habitudes et achète le journal dans lequel est publié son strip. Un couple à une table se dispute et le serveur leur dit de se calmer sinon il les met dehors. Jacob les observe et s'attarde un peu trop longtemps sur la jeune femme, au point que son compagnon le remarque et met en garde le jeune homme. Cette fois, le serveur intervient et neutralise l'homme. Jacob s'en va.


Un peu plus loin, il voit depuis sa voiture la jeune femme du bar faire du stop. Il s'arrête et elle monte. Elle lui donne son prénom, Iris, et une vague adresse puis s'assoupit durant le trajet. Jacob, ne pouvant la ramener chez elle, la ramène chez lui et la couche sur son sofa. Elle finit par le rejoindre dans son lit et ils font l'amour. Le lendemain, il va chercher de quoi préparer un petit-déjeuner mais quand il revient, Iris a disparu, emportant avec elle l'argent de Jacob. Quelques jours plus tard, son compagnon se présente devant chez Jacob et l'assomme...
 

Quatre épisodes : le sommaire de ce tome 4 de Criminal est concis mais son contenu est d'une rare intensité. Dans la préface de la deuxième Intégrale de la série où on peut trouver ce récit complet, Ed Brubaker raconte la sale période qu'il a traversée à l'époque où il l'a écrit : son père était malade et allait mourir.


Il n'aura pas le temps de lire Bad Night (en vo). Pour ne rien arranger, Brubaker, en pleine introspection, se rappelait comment, adolescent, il avait failli sombrer pour de bon dans l'alcool et les stupéfiants puis la délinquance. Ce n'était vraiment pas la grande forme pour le scénariste qui choisit pourtant de signer une histoire encore plus noire, comme une catharsis.

Putain de nuit ! concentre toutes les peurs qui peuvent traverser la tête d'un artiste et ce qui arrive à Jacob Kurtz, personnage secondaire apparu dans le tome 2 (Impitoyable - il fournissait de faux papiers à Tracy Lawless), est vraiment abominable, un vrai cauchemar. Qui commence, évidemment, par sa rencontre avec Iris, une jeune femme paumée mais tellement séduisante...

Quand elle et son compagnon, Danny, séquestrent Jacob chez lui pour qu'il fournisse à Danny une carte contrefaite volée à un agent du FBI, on mesure toute l'ironie sinistre de l'affaire : il est otage dans sa propre maison d'un couple lui-même enfermé dans une relation toxique, se disputant en permanence avant de se réconcilier bruyamment en faisant l'amour.

Je ne veux pas en dévoiler trop sur ce qui va suivre, mais lors du dernier épisode, Brubaker change subitement de narration en faisant se succéder trois points de vue : celui d'Iris, celui de son amant - un flic, Max Starr - et celui de Jacob. Ce qui était déjà intense devient carrément dingue quand on apprend que Jacob a eu autrefois maille à partir avec Starr.

Là encore, je ne vais pas vous dire pourquoi, mais Jacob avait ensuite eu l'idée, pour de venger des mesquineries de ce flic, de l'intégrer à son strip et d'en faire une caricature, ce qui a valu à Starr les moqueries de ses collègues. Alors évidemment, quand sa route croise à nouveau celle de Kurtz, ça ne va pas bien se passer du tout.

Enfin, Brubaker introduit dans ce récit le personnage de Frank Kafka. Vous avez évidemment saisi la référence avec Franz Kafka, l'auteur de La Métamorphose - et Bad Night est kafkaïen. Ici, il s'agit d'une créature fictive née de l'imagination de Jacob qui écrit et illustre un comic strip dans un journal. Sean Phillips lui a donné une apparence très proche de celle de Dick Tracy.

Mais les deux auteurs vont plus loin : Frank parle à Jacob et l'enjoint à être plus proactif, à ne pas se laisser faire. Ce qui bien sûr se remarque quand, par exemple, Iris lui demande à qui il parle quand il répond à son héros de BD. Jacob ne lui dira pas les circonstances dans lesquelles il a créé ce détective privé dur à cuire mais vous verrez, en lisant cette histoire, que c'est à la fois méta textuel et ingénieux.

Phillips, comme d'habitude, souligne la tension extrême qui règne tout au long de ces quatre épisodes, dont l'action est très majoritairement nocturne. Ses planches baignent entre chien et loup, avec des clair-obscur profonds. Son trait peut sembler plus brouillon que d'habitude, comme s'il avait travaillé très vite (ce qui est fort possible, vu sa cadence et son agenda toujours rempli à ras bord).

Du coup, Bad Night n'est pas très beau, mais en même temps, ce côté brut de décoffrage colle avec l'histoire, où tout dérape inexorablement. Parfois on se demande ce qui tient de la réalité de ce qu'endure Jacob et du fantasme. Plus le récit avance, plus le héros s'enfonce dans les ténèbres, la situation devient hors de contrôle et manque de peu de boucler une boucle mortifère.

On comprend pourquoi Brubaker a voulu aller aussi loin : il semble s'être purgé de ses propres démons avec cette histoire, indéniablement une des plus personnelles qu'il a imaginée pour cette série. Sean Phillips l'a accompagné dans ce voyage au bout de la nuit avec une maîtrise impressionnante, qui prouve une nouvelle fois que Criminal n'est décidément pas un comic book comme les autres.

On trouve donc l'intégralité de Putain de Nuit ! dans l'Intégrale 2 de Criminal chez Delcourt, dont voici la couverture :

samedi 13 septembre 2025

BOULEVARD DE LA MORT (Quentin Tarantino, 2007)


3 amies - Arlene, Shanna et la DJ Jungle Julia - fêtent l'anniversaire de Julia à Austin, Texas. Elles descendent dans un bar où Julia révèle qu'elle a passé une annonce pour qu'un auditeur qui se présentera devant Arlene en lui récitant un extrait d'un poème de Robert Frost gagnera une lap dance réalisée par cette dernière. Un cascadeur, Mike, assis au comptoir, tente sa chance. 


Mais Arlene est réticente car elle l'a aperçu plus tôt dans la journée et pense qu'il les a suivies, elle et ses amies, jusqu'ici. Pourtant elle finit par s'exécuter. Lanna, une quatrième fille, rejoint la bande pour les conduire dans une maison où elles passeront le week-end ensemble. Mike, lui, offre à Pam, une ancienne camarade de lycée de Julia, de la reconduire chez elle...


14 mois plus tard, Mike observe trois amies - la maquilleuse Abernathy Ross, la cascadeuse Kim Mathis et l'actrice Lee Montgomery - dans une station-service de Lebanon, Tennessee. Elles vont ensuite à l'aéroport chercher Zoë Bell, une consoeur de Kim. Mike les photographie ensemble à leur insu.


Autour d'un bon repas, Zoë explique à ses amies qu'elle a rendez-vous avec Jasper pour acquérir sa Dodge Challenger de 1970, identique à celle du film "Point Limite Zéro". Sur place, Abernathy convainc Jasper de les laisser essayer la caisse en le laissant faire connaissance avec Lee pendant ce temps...


L'énorme succès critique et commercial de Kill Bill a incité Quentin Tarantino à réfléchir à son projet suivant, pour lequel il voulait une durée de tournage moins importante. Son ami Robert Rodriguez (Desperado, El Mariachi) lui propose alors un projet à la fois fou et décalé : un double programme en hommage au cinéma Grindhouse, ces films de série B ou Z projetés dans des drive-in.


On imagine la réunion avec les frères Weinstein où les deux réalisateurs leur exposent ce truc improbable, à la distribution compliquée. Mais que pouvaient-ils refuser à Tarantino, leur poule aux oeufs d'or ? Les deux films seront projetés au Festival de Cannes et reçus très tièdement par la presse et les spectateurs présents sur la Croisette. 


Pour limiter la casse (en vain), les Weinstein décident finalement de sortir les deux films séparément avec un nouveau montage des deux cinéastes. Planète Terreur de Rodriguez d'un côté, Boulevard de la Mort de l'autre. Signalons que le titre français, quand Tarantino le découvrit, plut davantage à l'auteur que son propre titre original, Death Proof !

En attendant que je vous parle un jour de Planète Terreur, place à Boulevard de la Mort. Je ne vais pas prétendre que c'est un grand Tarantino, ni même une de ses meilleures oeuvres, et pourtant j'ai une affection particulière pour ce plaisir coupable. Il n'est pas long (113'), son intrigue est très simple (quoique habilement détournée), et la mission initiale pleinement remplie.

Il y a deux parties dans Death Proof auxquelles correspondent deux styles visuels : la première suit quatre filles en goguette et s'appuie sur les dialogues de Tarantino, sa manière de parler de tout et de rien, de tourner autour du pot, tout en glissant un élément périphérique à la causette qui déclenchera les hostilités. C'est le segment le plus stylisé du film.

En effet, l'image saute par moments, la pellicule est rayée, il y a des faux raccords... Mais tout ça est volontaire. Tarantino a voulu imiter la patine de ces vieux films, comme s'il avait été projeté trop de fois et que qu'il avait été usé. L'effet est d'abord surprenant, puis tellement bien fichu qu'on se prend au jeu et on admire le soin accordé à imiter une production fauchée.

On retrouve le talent extraordinaire de l'auteur pour faire monter la tension. La présence de ce Mike, cascadeur balafré, au comptoir, est immédiatement menaçante. Il a évidemment suivi ces filles jusqu'à ce bar et les reluque d'une façon bizarre, avec une lueur étrangement lubrique dans le regard. On pense qu'il a envie de s'en taper une (ou plusieurs). Mais pas de manière conventionnelle...

Il jette son dévolu sur une autre pourtant et ce qu'il lui fera subir est absolument brutal. Death Proof trouve son explication dans le fait que sa voiture est un véhicule spécialement conçu pour des cascades, elle résiste à tous les chocs et protège son conducteur. La tête de mort sur la capot est à la fois grotesque et effrayante.

Ce n'est pas spoiler que de révéler que Mike va tuer toutes ces donzelles. Et pourtant s'en tirer : physiquement d'abord, même s'il est amoché, et judiciairement ensuite, car s'il les a assassinées avec préméditation, rien ne le prouve. Lui était parfaitement sobre au volant tandis que ses proies étaient toutes en état d'ébriété. Le shérif renoncera à le poursuivre à cause de ça.

Tarantino a donc créé un de ces méchants d'anthologie dont il a le secret, une ordure absolue, cruelle, bestiale, mentalement dérangée. Fin du premier acte. 

Le second segment se déroule 14 mois plus tard et Mike, rétabli, cible à nouveau quatre filles. Sauf que cette fois-ci, il va tomber sur un os, et de taille... Mais là, si je vous en dis plus, ce serait criminel. Tarantino abandonne tous les trucages visuels de la première partie. Il filme juste le début de celle-ci en noir et blanc, sans doute pour souligner l'aspect macabre, comme revenu d'entre les morts, de Mike.

Mais ensuite la pellicule est propre. Il faut alors préciser que Boulevard de la Mort a été aussi photographié par Tarantino, une première - et une dernière. Mais le résultat est impeccable (comme souvent dans ce cas-là : Steven Soderbergh signe souvent la photo de ses films, sous des noms d'emprunt, et on ne perd pas au change).

Le cinéaste avait déclaré, lors du Festival de Cannes, qu'il regrettait l'époque des vrais stuntmen, déplorant que maintenant, avec les effets spéciaux, toutes les cascades étaient remplacées par des CGI (Computer-Generated Imagery). Rappelez-vous : c'était en 2007. Et l'an dernier, David Leitch, pour The Fall Guy, ne disait pas autre chose, 17 ans après Tarantino.

Pour Death Proof, Tarantino voulait surtout rendre hommage à des films comme Point Limite Zéro (Richard Sarafian, 1971) ; Larry le dingue, Mary la garce (John Hough, 1974) et d'autres longs métrages avec des courses-poursuites automobiles d'anthologie. Sans trucages. Et la seconde partie de son film leur est dédiés.

L'astuce, c'est alors de retourner l'intrigue. Dans la première partie, un cascadeur psychopathe éliminait sauvagement des filles sans défense au terme d'une soirée de bavardages frivoles et de climat délétère. Dans la seconde partie, c'est tout le contraire : l'action prend le dessus et les filles leur revanche. Mike va tomber sur plus fort que lui et le payer cher.

Tarantino inverse donc les codes du slasher movie : il a fait de Mike un danger mortel pour mieux orchestrer sa défaite finale. Il n'est pas question de raconter l'histoire de filles fragiles qui s'en sortent miraculeusement, mais de montrer des guerrières agressives qui n'ont peur de rien et veulent avoir la peau de celui qui s'était juré d'avoir la leur.

Le spectacle est hallucinant parce que l'action est ébouriffante, on assiste à une poursuite extraordinaire, digne des meilleures du genre, filmée de manière virtuose (prouvant que Tarantino n'est pas qu'un metteur en scène statique), et le dénouement est jubilatoire dans sa radicalité sarcastique. Le slasher se mue en revenge movie et c'est sans doute pour cela que j'aime tant Boulevard de la Mort.

Kurt Russell compose le terrifiant puis pathétique Mike le cascadeur. Pourtant il a failli ne jamais le jouer puisque le rôle a été proposé à John Travolta, Bruce Willis, Willem Dafoe, Denzel Washington, John Malkovich, Mickey Rourke et Sylvester Stallone, qui ont tous décliné. Mais Tarantino désirait Russell au fond depuis le départ, déplorant que l'acteur ne joue plus de rôles de tough guys (comme dans New York 1997). Et on n'imagine personne d'autre à sa place.

Les filles du film sont toutes des bombasses mais aussi d'excellentes comédiennes, qui ont embrassé le côté B du projet et se sont visiblement beaucoup amusées. Face A : Vanessa Ferlito, Sydney Tamii Poitier (sublime), Jordan Ladd (la fille de Cheryl Ladd, la drôle de dame), Rose McGowan (à l'époque compagne de Robert Rodriguez, qui la dirige dans Planète Terreur).

Face B, encore meilleure : avec Zoë Bell dans son propre rôle, que Tarantino avait admiré sur Kill Bill, Rosario Dawson, Tracie Thoms et Mary Elizabeth Winstead, irrésistible dans son costume de cheerleader. Ici, la référence explicite, ce sont les vixens de Russ Meyer dans Faster, Pussycat ! Kill ! Kill ! dont Tarantino avait pensé faire un remake (un de ses innombrables projets abandonnés).

Evidemment, la bande-son est extravagante, une des meilleures de la filmo de QT, avec des chansons sorties d'on ne sait où mais géniales.

Rugissant comme un moteur, violent comme un accident de la route, sexy en diable, Boulevard de la Mort, c'est de la balle !

vendredi 12 septembre 2025

JACKIE BROWN (Quentin Tarantino, 1997)


Jackie Brown, 44 ans, est hôtesse de l'air pour une compagnie minable. Mais elle fait passer de l'argent du Mexique aux Etats-Unis pour Ordell Robbie, un trafiquant d'armes établi à Los Angeles. Lorsque son collecteur de fonds, Beaumont Livingston, est arrêté par l'ATF, Ordell avance l'argent de sa caution à Max Cherry pour le faire libérer. Puis il l'attire dans un terrain vague la nuit venue et l'abat.
  

Agissant sur la base d'informations que leur avait fournis Beaumont, l'agent de l'ATF Ray Nicolette et l'inspecteur du LAPD Mark Dragus interceptent Jackie avec un sac rempli d'argent et un sachet de cocaïne. Refusant de répondre à leurs questions, elle passe la nuit en prison. Ordell refait appel à Max qui la fait sortir de là et la reconduit chez elle où l'attend Ordell. Mais elle a pris dans la boîte à gants de Cherry un pistolet et s'en sert pour négocier avec Robbie : elle fera semblant d'aider les autorités tout en faisant entrer clandestinement les 550 000 $ restants que le trafiquant a placé à l'étranger.
 

Ordell remplace Beaumont par Louis Gara, un ancien compagnon de cellule récemment sorti de prison, et que Melanie Ralston, une de ses maîtresses, tente de convaincre d'escroquer Robbie. Louis le raconte à Ordell qui ne s'en inquiète pas, sachant qu'elle n'est pas digne de confiance et que son ami, lui, est loyal. De son côté aussi, Jackie prévoit d'arnaquer Ordell mais pour cela elle s'assure la complicité de Max contre 10% du magot. Encore faut-il réussir ce coup sans que Nicolette et Dargus ne le soupçonne...
 

Jackie Brown est-il le meilleur film de Quentin Tarantino ? Pour ses détracteurs, oui. Curieusement, le cinéaste ne mentionne jamais cet opus quand il commente sa filmographie, comme s'il l'avait oublié. En 1997, il s'est passé trois and depuis qu'il a remporté la Palme d'Or à Cannes pour Pulp Fiction et il mettra six ans avant de livrer le premier volet de Kill Bill.


Néanmoins, à l'époque, Tarantino clamait que ce long métrage avait été fait en réaction à sa Palme d'or, Qu'il n'était pas réductible à ses deux premiers films. Ce sera la première et dernière fois en tout cas qu'il ne signera pas l'histoire originale, puisqu'il a adapté Punch Créole, un roman d'Elmore Leonard, dont il a modifié quelques éléments (la nationalité et le nom de l'héroïne, le cadre de l'action).


Si Tarantino ne parle guère de Jackie Brown, sa concrétisation a quand même durablement affecté son cinéma puisqu'ensuite il consacrera plus d'attention aux personnages féminins (la mariée de Kill Bill, la bande de filles de Boulevard de la Mort, Soshanna dans Inglorious Basterds, Daisy Domergue dans Les Huits Salopards). 
 

Il faut noter deux choses : dans ce film, les deux personnages les plus importants (Jackie Brown et Max Cherry) sont âgés (elle a 44 ans, lui dix de plus), le rythme semble épouser celui de leur existence. Ils ont de l'expérience, ont connu des échecs, songent à la retraite, et craquent l'un pour l'autre (sans oser se le dire). Et de fait, c'est un film étonnamment sentimental de la part de son auteur.

Ensuite, c'est une histoire où tous les personnages (sauf deux) sont intelligents. Ils n'agissent pas sans avoir mûrement réfléchi avant. Le film le souligne et fait confiance au spectateur pour l'apprécier. C'est sans doute aussi pour cela que Jackie Brown a pu dérouter, voir décevoir les fans du cinéaste qui ne l'attendaient pas sur ce terrain-là.

Je n'avais pas revu le film depuis sa sortie et je me rappelle très bien qu'à l'époque j'avais moi-même fait partie des déçus. J'avais trouvé laborieuse la séquence de l'échange de sacs dans le dernier acte, montré selon plusieurs points de vue (celui de Jackie, de Max, de Louis et Melanie). Et je me suis rendu compte en le revoyant que j'avais été injuste.

Car ce qui frappe, au deuxième visionnage, c'est justement à quel point le film, non seulement a bien vieilli, mais surtout s'appuie sur une construction solide, y compris quand il montre une même action sous différents angles successivement. C'est tout sauf laborieux. Parce que ça prouve à quel point l'arnaque de Jackie est bien ficelée même si elle est périlleuse.

On retrouve cette impression dans Once Upon a Time... In Hollywood, où, à nouveau, Tarantino s'est laissé aller à un récit parfois plus flottant, qui suit davantage les personnages qu'une intrigue, avant que celle-ci n'impose sa rigueur dans le dernier acte. Entre temps le public des fans et des spectateurs en général a évolué et accepté ce que Tarantino osait. Il aura "juste" fallu 22 ans...

Ce qui est certain et remarquable, c'est qu'on peut comprendre facilement ce qui plait tant à ceux qui d'habitude n'aiment pas Tarantino et ce qui déplaît à ceux qui l'adorent dans Jackie Brown. Mais d'une certaine manière Once Upon a Time... permet à chacune des deux parties de se retrouver. Et je pense que Tarantino est à la fois ce cinéaste fanfaron et amuseur mais aussi ce rêveur sentimental.

Le film par ailleurs n'est pas si différent sur certains points de Pulp Fiction. Par exemple, dans ce dernier, le cinéaste avait spectaculairement relancé la carrière au point mort de John Travolta, et ici, il a donné son plus beau rôle à Pam Grier, icone de la blaxploitation des 70's - même si elle est retombée aussi sec et injustement dans l'oubli ensuite.

Il a aussi permis à Robert Forster, autre vétéran oublié, de jouer sa meilleure partition, et souvent on se dit que c'est lui, la vraie révélation du film, élégant, débonnaire, charismatique (pourtant Tarantino pensa d'abord à Paul Newman puis Gene Hackman). 

Grier et Forster tiennent la dragée haute à Samuel L. Jackson qui campe Ordell avec une coolitude terrifiante, mais aussi Robert de Niro (qui a hérité d'un rôle prévu pour Stallone), épatant en abruti, et Bridget Fonda, horripilante et sexy à souhait (disparue des radars ciné en 2001). 

Pour l'anecdote, Michael Keaton reprendra, brièvement, son rôle de Ray Nicolette dans Hors d'Atteinte (autre adaptation d'Elmore Leonard) de Steven Soderbergh qui le trouvait parfait bien que son film était produit par un studio différent de celui de Tarantino. Dire que Travolta a refusé de le jouer (estimant qu'il méritait mieux qu'un second rôle après Pulp Fiction)...

Il faut absolument revoir Jackie Brown, cette pépite méconnue de son auteur, qui paraît l'avoir lui-même occulté. C'est indéniablement son oeuvre la plus singulière et la plus attachante.

jeudi 11 septembre 2025

HONEY, DON'T ! (Ethan Coen, 2025)


Bakersfield, Californie. Honey O'Donahue, une détective privée, se rend sur les lieux d'un accident de la route après avoir été appelé par l'inspecteur Marty Metakawick, qui refuse de croire qu'elle est lesbienne. En voyant le visage de la victime, Honey la reconnaît sans le dire : il s'agit de Mia Novotny, une cliente qu'elle devait recevoir plus tard de jour-là. De retour à son bureau, elle écoute Mr. Siegfried lui demander d'enquêter sur son conjoint qu'il soupçonne de lui être infidèle.


Dans la soirée, Honey rend visite à Heidi, sa soeur, qui a fort à faire avec ses enfants et particulièrement avec sa fille ainée, Corinne, une ado rebelle. Mais les deux soeurs ne s'entendent pas sur la façon de l'éduquer. Le lendemain, Honey s'adresse à MG Falcone, préposée aux pièces à conviction, qui lui transmet l'adresse de parents de Mia. Ceux-ci lui expliquent que leur fille avait récemment rejoint le Temple des Quatre Voies dirigé par le Révérend Drew Devlin. 


A l'insu de ses fidèles et des autorités, il utilise son église pour un trafic de drogue et la mort de Mia déplaît à sa fournisseuse, Cher. Hector, un des coursiers de Devlin, panique quand un client offre de lui faire une fellation pour payer la drogue qu'il a commandée et l'écrase avec sa voiture en prenant la fuite. Honey apprend par Marty que le client était le compagnon de Mr. Siegfried alors que Corinne vient la voir après avoir été brutalisée par son petit ami. Honey confie Corinne à MG (avec qui elle vient de passer la nuit) pour aller interroger Devlin à propos de Mia...


Un an et demi après le savoureux Drive-Away Dolls, Ethan Coen et sa femme Tricia Cooke, avec laquelle il écrit désormais ses scénarios, livre le deuxième volet de sa trilogie lesbienne (le troisième et dernier, Go Beavers, devrait sortir l'an prochain en toute logique). Cette fois, ils ont troqué le road trip pour une detective story.


Leur héroïne, Honey O'Donahue, va devoir enquêter sur la mort suspecte d'une jeune femme qui avait demandé à la rencontrer pour lui confier une affaire, sans donner de détails à ce sujet. Ce point de départ est déjà malicieux puisqu'il montre une enquêtrice devant investiguer sans savoir quoi et pour une cliente qu'elle n'a pas eu le temps de connaître.


Mais ce dispositif révèle en quelque sorte la nature de cette histoire fuyante : Honey, on s'en rend compte, est une détective qui cherche davantage quand on ne lui a rien demandé que quand on la supplie de le faire. L'exemple est donné par la manière dont elle traite Mr. Siegfried, qui pense être trompé par son conjoint. Honey en est sûre sinon il n'aurait aucun doute à ce sujet et donc elle rechigne à lui soutirer 100 $ pour ouvrir un dossier dont il connaît déjà l'issue.


En revanche, le cas de Mia Novotny l'obsède car elle n'a pas eu l'opportunité de savoir pourquoi cette dernière voulait faire appel à elle. De la même manière, elle cherchera où est passée sa nièce, Corinne, alors que, précisément, la mère de celle-ci (et donc la soeur de Honey) exige qu'elle ne se mêle pas de ce qui regarde une mère et sa fille.

Tout est glissant dans cette intrigue amusante et tordue : Marty, l'inspecteur, drague lourdement Honey, refusant de croire qu'elle préfère les filles comme elle le prétend. MG exprime son attirance pour Honey qui, se sentant flattée ou peut-être éprouvant la même chose envers cette archiviste, devient son amante. La suite prouvera que, comme privé, elle a du flaire, mais comme maîtresse, elle en est totalement dépourvue.

Ethan Coen a sans doute voulu faire, à sa manière, son Big Lebowski. Bien entendu, il ne s'agit pas de comparer l'incomparable (même si, pour ma part, j'ai toujours estimé The Big Lebowski surcoté). Honey, don't ! n'a jamais sa fantaisie débridée et n'aura jamais son statut de film culte. Mais sa galerie de personnages secondaires est au moins aussi loufoque.

A ce jeu-là, le révérend Drew Devlin est une réussite. Bien que son arc narratif reste finalement assez déconnecté de la résolution de l'affaire avec la découverte du meurtrier, il est remarquable que Coen et Cooke soient allées jusqu'au bout avec ce guignol qui se tape ses jolies fidèles, et répète à longueur de sermons qu'il faut être soumis. C'est un prédateur, certes, mais si pathétique qu'il en est drôle.

Drive-Away Dolls (que Coen aurait préféré appeler Drive-Away Dicks avant de renoncer, sachant que le film serait interdit dans certains cinémas US) n'était déjà pas timide pour représenter le sexe entre deux femmes. Honey, don't ! poursuit dans cette veine en montrant sans frilosité les rapports entre Honey et MG, jusqu'à ce que la première sodomise la seconde avec un godemiché.

Est-ce que tout n'est que rigolade dans le film ? Non. Ce qui unit Honey à MG donne lieu à un dialogue qui révèle que toutes deux ont grandi avec des pères violents : celui de Honey a fini par fuir le domicile familial, quand l'autre, celui de MG, est mort en opération (il était soldat). Cela n'est pas utilisé pour justifier qu'elles soient lesbiennes mais pour dire que la découverte de leur préférence sexuelle les a exposées à la brutalité paternelle.

La différence, c'est que Honey s'est affirmée alors que MG semble plus réticente à l'assumer publiquement. Et on verra, in fine, qu'elle cache de lourds secrets et une animosité envers les filles qui préfèrent se réfugier dans les bras d'hommes puissants plutôt que de s'émanciper...

Comme dans nombre de detective stories, l'intrigue finit à un moment par vous perdre, puis vous la rattraper soit à la faveur d'une explication finale, soit devant une évidence. Mais ici, c'est surtout l'exercice de style qui a inspiré Coen et Cooke, comme le road movie et le buddy movie les avait inspirés dans Drive-Away Dolls.

Et cela fournit un matériel en or aux acteurs. Charlie Day est irrésistible en inspecteur désinvolte et complètement aveugle face à la sexualité d'Honey. Chris Evans est tout simplement grandiose en queutard compulsif. Talia Ryder est excellente en ado égarée (à ce propos, allez sur YouTube et tapez "Lace Manhattan Oddwadd" pour découvrir le clip qu'elle a réalisé pour la BO du film).

Aubrey Plaza joue le personnage le plus ambigu du lot avec son talent coutumier. Son alchimie avec Margaret Qualley, dans le rôle principal, fait des étincelles et Qualley est une nouvelle fois extraordinaire d'élégance, de charme et d'autorité. Ethan Coen a vraiment trouvé sa muse et d'autres cinéastes feraient bien de l'imiter : cette fille-là, mon vieux, elle est terrible !

C'est une série B dans tout ce qu'il y a de noble. Ethan Coen ne prétend pas à autre chose avec son projet de trilogie, mais avec Margaret Qualley, ce serait bête de passer à côté.

mercredi 10 septembre 2025

CAPTAIN AMERICA #3 (Chip Zdarsky / Valerio Schiti)


Au Moyen-Orient, Davey Colton et ses hommes sont victimes d'un attentat à la bombe qui amène un soldat américain à riposter sans discernement... En Latvérie, Steve Rogers est dérouté par l'attitude du Dr. Fatalis qui exprime son admiration et lui explique qu'il n'a rien à voir avec Hitler...


Ce troisième épisode de Captain America par Chip Zdarsky et Valerio Schiti est le meilleur qu'ils ont produit depuis la relance de la série. On a vraiment l'impression d'entrer dans la vif du sujet et de saisir le propos que veut tenir le scénariste, après avoir repris à son compte le cliché du man out time et en resituant le retour du héros étoilé dans le monde post-11 Septembre 2001.


J'avoue, en effet, que les deux premiers chapitres m'avaient franchement dérouté et quelque peu laissé sur ma faim. Ecrire un personnage comme Captain America n'est pas chose aisée : il faut à la fois trouver un angle nouveau pour un héros qui est apparu il y a 85 ans et en même temps le respecter pour les valeurs qu'il incarne (un redresseur de torts qui représente l'idéal américain mais ses autorités).


En le déplaçant chronologiquement à une date précise pour sa réanimation, Zdarsky prenait le risque d'un décalage trop grand en même temps qu'une contextualisation trop proche. Mais finalement, avec cet épisode, on comprend sa démarche puisqu'il confronte Captain America à un vilain comme le Dr. Fatalis et met en scène leur face-à-face avec une redoutable intelligence.


L'épisode est ponctué par de nouveaux flashbacks concernant Davey Colton, devenu une sorte de Captain America-bis dans la foulée de la tragédie du 9/11. On le voit servir au Moyen-Orient où il est victime avec son équipe d'un attentat à la bombe. Remis du choc, un soldat riposte et abat un enfant, justifiant son geste par sa conviction qu'il était complice des terroristes.

Ce drame a profondément traumatisé Colton, au point de le briser, d'en faire, comme il le dit lui-même, un "fantôme". Et Captain America, selon Zdarsky, est une histoire de fantômes comme il va le prouver en mettant en parallèle cette séquence et la rencontre entre Steve Rogers et Victor von Doom. Un procédé troublant mais parfaitement conçu.

Comment réagir quand l'homme qu'on vous a décrit comme étant un tyran ayant pris en otages vos concitoyens dit de vous que vous avez été un exemple pour lui ? C'est désarçonnant et on mesure à quel point Rogers a du mal à intégrer cela. D'autant que von Doom étaye ses propos en montrant notamment sa collection de reliques de la 2nde guerre mondiale, à la gloire de Captain America et Bucky.

Fatalis refuse la comparaison avec Hitler avec un argument étonnant : lui n'a pas été élu.  Sa fermeté est une réponse à la lâcheté d'un dictateur qui voulut conquérir le monde et se suicida après avoir échoué. Cet autoportrait est à la fois lucide et dérangeant car il est vrai. Fatalis n'est effectivement pas Hitler. Il dirige son royaume d'une main de fer, mais il n'est pas un monstre génocidaire, encore moins quelqu'un qui se cache.

Zdarsky va démontrer alors que Rogers est un fantôme comme Colton en appuyant là où ça fait mal. Pour Rogers, gagner la guerre, c'était vaincre les méchants, évoluer dans un monde archaïque, avec des ennemis facilement indentifiables. Mais aujourd'hui, que sait-il d'un monde dans lequel il vient de se réveiller et qui est beaucoup plus ambigu ? Il erre comme un fantôme plus que comme un être de chair dans cet environnement-là.

Rogers a été porté par ses convictions sommaires (le Bien, le Mal) et son optimisme, il véhiculait l'espoir du monde libre, de l'Amérique de Roosevelt. En 2001, il est un soldat aux ordres d'un général qui rend des comptes à George W. Bush. Mais il voit toujours le monde en noir et blanc. Et Fatalis lui explique que les Etats-Unis ne sont plus cette nation qu'il a connue.

Cela brise Rogers comme cela a brisé Colton. Mais différemment : Colton a continué à servir son pays, même en sachant qu'il menait une guerre sale. Rogers, lui, saisit que ce que lui dit Fatalis est vrai : l'Amérique n'est plus le libérateur, c'est un oppresseur comme les autres, un pays qui ne vainc pas les ennemis mais qui s'en créé de nouveaux pour dominer. Pour justifier des opérations de guerre.

Ce sens de la nuance, même perturbant, fait la force du projet de ce nouveau run. Zdarsky comme Schiti montrent tout sans détourner le regard, notamment l'aspect le plus sombre de l'Amérique moderne et le décalage avec les idéaux dépassés de Captain America. Schiti réalise aussi son meilleur travail sur le titre après des débuts moyens.

Qu'il s'agisse des flashbacks et de l'atrocité d'un attentat et de la riposte, ou des scènes entre Rogers et von Doom, il se dégage de ses dessins une intensité captivante et poignante. Le découpage sait se faire aussi direct qu'évocateur avec l'apparition spectrale de l'enfant tué jadis alors que Colton investit le bâtiment où sont retenus les otages américains en Latvérie.

Mais ce qui est peut-être encore plus remarquable, c'est bien le dialogue entre Rogers et von Doom, électrique, où Schiti parvient avec subtilité à montrer à quel point la situation est compliquée, complexe. Et la chute de l'épisode est terrible, montrant en parallèle Rogers et Colton et le fossé qui les sépare, brouillant complètement la mission qu'ils effectuent et qui va inévitablement voir leur relation s'altérer.

Quand un comic book super héroïque réussit à être aussi dense et palpitant, on tient quelque chose de précieux. Il faudra confirmer évidemment, mais Zdarsky et Schiti ont affiché leurs ambitions, et elles sont impressionnantes.