Hollywood, 1926. Manny Torres est l'homme à tout faire du patron du studio de cinéma Kinoscope et, à ce titre, il convoie un éléphant pour une bacchanale que son employeur, Don Wallach, organise. Lors de cette nuit de fête et de débauche, il remarque Nellie LaRoy, une jeune femme qui veut, comme lui, devenir une vedette. Elle tape dans l'oeil de Wallach pour remplacer l'actrice Jane Thornton qui fait une overdose ce soir-là en plein milieu d'un jeu sexuel avec Orville Pickwick.
L'orgie a aussi pour invités Jack Conrad, la star du studio ; la commère Elinor St. John ; le trompettiste de jazz Sidney Palmer ; et la chanteuse de cabaret Lady Fay Zhu. Au petit matin, malgré les excès endurés, tout ce monde se dirige vers les plateaux de tournage. Manny se montre si utile en plusieurs occasions critiques qu'il y gagne une place d'assistant de production tandis que Nellie éclipse celle qui lui donne la réplique, Constance Moore, et que Jack réussit à jouer malgré sa gueule de bois.
Mais l'année suivante voit l'industrie hollywoodienne ébranlée par l'apparition du cinéma parlant. Manny s'adapte rapidement et fait de Sidney la vedette de films musicaux tandis que Nellie dont la voix déplait aux producteurs entame une descente aux enfers et que Jack enchaîne les échecs commerciaux. Fay est écartée quand les tabloïds révèlent sa liaison avec Nellie...
Il y a beaucoup de suicides dans Babylon, au sens propre comme au sens figuré. Mais celui qui frappe le plus, c'est le suicide artistique de son propre auteur, Damien Chazelle, pour avoir voulu se lancer dans ce projet insensé, au budget de 100 M $ et qui n'en a rapporté, péniblement, que 70, avec en prime des critiques très mitigées. Et ce, après l'accueil plutôt tiède de son très beau First Man...
Celui qui avait explosé avec Whiplash et surtout La La Land, dont Babylon semble être le négatif, a grillé pratiquement tout son crédit pour ce film malade et maladroit, éreintant, au point qu'aujourd'hui il ne sait pas s'il pourra à nouveau tourner - si oui, seulement un petit film, comme un retour à la case départ.
Il y a donc quelque chose de prophétique dans Babylon qui parle de prodiges dont la carrière décolle et/ou dégringole brutalement avec l'apparition du cinéma parlant en 1927. Une révolution encore plus radicale que les films en couleurs, ou l'avènement du streaming. Parce qu'une actrice avait une voix insupportable, qu'un acteur avait un style de jeu ampoulé, c'était fini pour eux.
Et Damien Chazelle, tel un Icare du 7ème Art, semble s'être brûlé les ailes en approchant de trop près le soleil, figurant ici ce que le système, les médias et le public étaient prêts à accepter, même de la part de celui qui les avait enchantés avec La La Land. Mais est-ce si étonnant ? L'histoire du cinéma regorge d'artistes qui ont voulu repousser le(ur)s limites et ont chuté lourdement.
Pour embrasser son sujet, Chazelle a surtout oublier de choisir quelle histoire il voulait vraiment raconter en priorité. Est-ce celle, improbable mais romanesque, d'un jeune homme mexicain ambitieux ? D'une starlette autodestructrice ? D'une star déclinante ? D'une commère lucide ? D'une chanteuse scandaleuse ? D'un jazzmen naïf ?
Babylon, avec ses 189' au compteur, avait de la place et du temps, mais c'est comme si son scénario partait dans tous les sens et poussait tous les potards dans le rouge. Il en résulte une première heure survoltée et même souvent hystérique, qui épuisera nombre de spectateurs. Puis le deuxième acte freine un peu mais sans se résoudre à privilégier qui que ce soit (sinon le personnage de la chanteuse, sous-écrit). Et le dernier segment ressemble à une fuite en avant, avec un final grotesque.
Babylon, selon Chazelle, ambitionne d'être un film total, qui dit tout sans rien creuser hélas !. La caractérisation des personnages se limite souvent à leur excès, les humiliations qu'ils subissent, leur résignation. Et même alors qu'ils acceptent leur déchéance, ils abandonnent aussi toute dignité, qui en se comportant comme un sombre salaud, qui en préférant en finir plus tristement qu'avec panache.
A ce petit jeu, à la fois sentimental et méchant, ceux qui s'en sortent le mieux parce qu'ils ont compris qu'il fallait mieux revenir aux sources ou aller voir ailleurs sont le trompettiste de jazz et la chanteuse de cabaret. Tous les autres, sans exception, sont condamnés par Chazelle, qui met autant de rage à les détruire qu'il en a mis à les valoriser.
Ce qui surprend le plus, c'est à quel point Babylon paraît avoir été voulu comme une démonstration de Chazelle pour à la fois prouver qu'il n'était pas réductible à La La Land et en même temps prouver qu'il aimait être le chouchou de la classe. Il dépeint le milieu du cinéma comme un univers toxique et en même temps glamour.
Signer un film "feel bad", pourquoi pas ? Mais ce qui apparaît plus nettement, c'est le propre malaise de Chazelle, qui veut tout et son contraire : continuer à être un cinéaste qui épate la galerie, avec une mise en scène virtuose et un scénario épique, et ne pas être ce gentil garçon qui fait des films aigre-doux, tendre-amer. Le souci, c'est qu'on finit par avoir plus mal pour lui que pour ses personnages.
Et cette distance avec les personnages fait qu'on devient un peu/beaucoup indifférent à ce qui leur arrive. On meurt dans l'indifférence, la misère, jeune ou vieux, dépressif. Mais peu nous importe. Chazelle nous a fait aimer ces individus puis nous en a éloignés sans pitié. Lorsque, à la fin, Manny, après des années d'absence, revient à Hollywood, l'émotion voulue est supplantée par le ridicule.
Chazelle ose tout. Parfois avec une sorte de fièvre hallucinée et hallucinante (la bacchanale du début, la nuit de Manny avec le gangster James McKay). Parfois avec une volonté tellement outrancière d'émouvoir que ça se retourne contre lui (ce dénouement pitoyable avec un défilé d'extraits de films, où se côtoient aussi bien Le Chien Andalou que Terminator 2 !).
Quand j'ai vu la première fois Babylon, j'avais été électrisé. Mais le film a déjà mal vieilli et cette fois, j'ai trouvé le temps long, la fête trop bruyante et brouillonne, les performances inégales, et le propos confus. C'est vraiment un film malade, comme disait Truffaut, mais est-ce un grand film ? Et Chazelle est-il un grand cinéaste ? Ou est-ce seulement un film boursouflé par un cinéaste trop vite encensé ?
Le casting est à l'unisson. Diego Calva semble parfois trop limité pour un tel rôle. Margot Robbie est en surchauffe permanente, comme si elle jouait Harley Quinn dans les années 20. Mais Jean Smart est impeccable. Li Jun Li est magnifique. Jovan Adepo reste d'une sobriété exemplaire. Brad Pitt compose avec une suavité mélancolique poignante son personnage. Sans oublier l'apparition démente de Tobey Maguire...
Il y a suffisamment de morceaux de bravoure pour éviter à Babylon d'être critiqué trop sévèrement. Mais aussi beaucoup trop de déchets et de masochisme pour l'aimer comme il aurait aimé l'être. Damien Chazelle devra tout reprendre et tirer les leçons surtout de cet échec pour prouver qu'il n'est pas un étoile filante lui aussi.