John L. Sullivan est un jeune réalisateur hollywoodien dont les comédies connaissent un grand succès. Pourtant, malgré la gloire et la fortune, il est insatisfait car il aimerait que mettre en scène une oeuvre sérieuse sur le sort des opprimés adaptée de "O'Brother, Where Art Thou ?". Le patron du studio, Le Brand, qui l'emploie refuse mais Sullivan persiste et veut même aller plus loin en partageant la vie des clochards pour être le plus réaliste possible.
Sullivan se déguise donc en vagabond et prend la route, mais il est suivi de près par un bus avec son personnel à l'intérieur, que Le Brand a imposé pour sa propre sécurité. Il tente de le semer, en vain, et négocie ensuite un compromis : il donne rendez-vous à son équipe à Las Vegas. Il entre ensuite dans un diner où une jeune actrice qui a échoué à percer à Hollywood et rentre dans sa province lui paie un petit-déjeuner. Pour la remercier, Sullivan récupère sa voiture et l'emmène mais la police l'arrête, croyant qu'il a volé le véhicule.
Après que son majordome et son valet l'aient fait libérer, Sullivan revient dans sa luxueuse villa avec la fille. Elle offre de l'aider dans son expérience. Grimée en garçon, elle voyage avec lui dans un wagon à bestiaux, mange dans des soupes populaires, dort dans un refuge (où on vole les chaussures de Sullivan). Sullivan en a assez et rentre chez lui mais, la nuit venue, il sort dans les bas quartiers distribuer des billets de 5 $ aux nécessiteux incognito. Jusqu'à ce que l'un d'eux l'assomme, le dépouille et le traîne dans un train de marchandises qui l'emporte dieu sait où...
En musique comme pour le cinéma, quand je rencontre une déception, j'aime revenir aux basiques, comme pour repartir de zéro, me laver les oreilles et les yeux. J'ai donc voulu revoir Sullivan's Travels (en vo), un de mes "vieux" films préférés, comme on se ressource. C'est un chef d'oeuvre mais surtout un long métrage parfait, par un cinéaste aujourd'hui un peu tombé dans l'oubli et qui mérite d'être redécouvert.
Preston Sturges n'a réalisé qu'une douzaine de films entre les années 30 et 50, et si beaucoup ont été des succès, il n'a jamais connu de réhabilitations, comme d'autres auteurs de cette époque, tels que Frank Capra ou Ernst Lubitsch. Sans doute parce que, à sa manière, il était la synthèse de ces deux-là, un idéaliste et un maître de la comédie, et qu'on l'a déprécié ensuite à cause de cela, lui reprochant de manquer de personnalité.
A cet égard, Les Voyages de Sullivan (en vf) prouve à quel point ce jugement était injuste et replace Sturges comme un cinéaste à part entière, dont les qualités ne devaient rien à personne. 84 ans après sa sortie, c'est un film d'une modernité intacte, et son message final est tout simplement superbe, d'une lucidité et d'une honnêteté remarquables.
"A la mémoire de ceux qui nous ont fait rire : les clowns, les bouffons, de tous temps et de toutes les nations, dont les efforts ont un peu allégé notre fardeau, ce film leur est dédié" : c'est par ces mots que s'ouvre Sullivan's Travels, l'histoire d'un cinéaste qui ne voulait plus faire rire les foules mais leur montrer le quotidien des opprimés de la manière la plus réaliste pour finalement se rendre compte que c'est impossible.
Le cinéma, hollywoodien par excellence, a souvent tenté de raconter la pauvreté, mais ses tentatives ont souvent buté sur la manière de le faire. Charles Chaplin et son double Charlot le vagabond se servaient de la comédie et du mélodrame pour nous faire partager le quotidien d'un héros sans le sou mais jamais découragé.
Le cinéma indépendant hollywoodien a aussi dépeint la vie des classes laborieuses ou des sans-le-sou, mais parfois avec misérabilisme, souvent avec maladresse, en soulignant que le peu de moyens financiers mis à sa disposition faisait écho aux difficultés économiques des personnes filmées. Mais qui a vraiment envie de se plonger dans la souffrance des sdf ou même de montrer aux sans-abri leur propre vie ?
C'est de tout cela que parle Les Voyages de Sullivan. Le héros pense que partager incognito l'existence des miséreux lui permettra d'adapter de la manière la plus réaliste possible un récit déjà existant sur le sujet. Mais il se rend pas compte de l'aspect douteux moralement de sa démarche, lui qui vit dans le confort d'une villa luxueuse et peut y retourner quand il le souhaite.
D'ailleurs, dans la première partie du film, les éléments semblent se liguer contre lui : il a beau prendre la route comme un vagabond, tout le ramène à Hollywood, comme quand il rencontre la Fille, une actrice qui n'a pas réussi à s'imposer et rentrait chez elle, mais qu'il emmène chez lui. Toutefois, plutôt qu'être révoltée, elle se demande si Sullivan ne pourrait pas lui présenter Lubitsch avec qui elle rêvait de tourner.
La Fille (qui n'a jamais de nom dans cette histoire) propose à Sullivan de l'aider dans son expérience puisqu'elle n'a jamais connu l'opulence et que, donc, elle pourrait être un bon guide dans les bas fonds. On peut penser que pour elle, c'est autant un rôle à endosser qu'un moyen de rester en compagnie de cet homme séduisant et riche. Toutefois, elle ne traite pas cette affaire à la légère.
Ensemble, ils partagent en explorant en profondeur la misère ce qu'elle réserve de plus dur : chercher de quoi subsister, et trouver un toit pour dormir. Le spectateur ressent quand même un malaise car, si Sullivan et la Fille ne trichent pas, ils sont quand même des espèces d'espions, des intrus, ils sont de passage dans ce monde.
Et d'ailleurs quand Sullivan se fait voler ses chaussures dans un refuge, il en a assez et abrège l'aventure, regagnant ses pénates avec sa complice. L'ironie voudra alors qu'il soit dépouillé par un clochard qui l'a assommé et traîné dans un wagon de train. Amnésique, arrêté pour vagabondage et agression sur un contrôleur ferroviaire, il est condamné à six ans de travaux forcés dans le bayou et tout le monde le croit alors mort...
Cette fois, il est vraiment aussi démuni que ceux auxquels il voulait se mêler pour préparer son film. Pire : il n'a aucun moyen de se sortir de ce pétrin, plus aucun secours à attendre. Sauf si... Mais je ne vais pas spoiler le twist final. Simplement dire que cette dernière partie, ce troisième acte fait basculer le destin du héros en même temps que le film lui-même.
D'abord léger, vif, ironique, le récit devient dramatique, désespéré et honnête. L'histoire devient celle d'une révélation pour Sullivan qui va comprendre de manière inattendue et frappante que faire rire le public n'est pas honteux mais au contraire salutaire. Rire, c'est oublier ce qui nous accable, provisoirement ou durablement, c'est ce qui nous permet de respirer, de surnager, de sur-vivre.
En même temps qu'il intègre cette leçon, Sullivan comprend que montrer la misère peut être humiliant pour ceux qui la vivent au quotidien car c'est le renvoyer à leur triste condition sans leur offrir d'issue, de moyen de s'en sortir. Et c'est surtout encore du divertissement car produit à grand frais, avec plus d'argent que les sujets du film n'en auront jamais, dont ils ne profiteront pas puisqu'ils ne seront pas payés pour avoir été filmés.
En cela, Les Voyages de Sullivan est à la fois un produit et une critique de son époque. En 1941, les Etats-Unis sortent péniblement de la Grande Dépression et où ils vont s'engager dans la 2nde guerre mondiale. C'est une période de crise, d'instabilité, de doute. Pourtant Hollywood continue de produire et sortir des films, presque comme si de rien n'était finalement. The show must go on.
Sturges, scénariste et réalisateur, condense tout ça de manière extraordinaire en 90', sur un rythme soutenu mais qui ne sacrifie aucun aspect de son récit. La mise en scène est fluide, la production a une énergie folle, le regard porté sur l'action est toujours acéré. C'est un miracle d'équilibre, entre souci social et exigence du divertissement.
Pour incarner ses deux héros, il dirige Joel McCrea, un acteur à la popularité aussi immense que durable, mais aujourd'hui lui aussi tombé dans l'oubli. Il se sera pourtant illustré avec talent dans tous les genres sur plusieurs décennies, avec une humilité rare (il se considérait davantage comme un artisan que comme une star). C'est en quelque sorte, avec James Stewart, l'ancêtre de Tom Hanks ou Matt Damon, l'honnête homme américain, séduisant et familier. Il est formidable dans ce rôle.
Sturges destinait le rôle de la Fille à Barbara Stanwyck, mais elle déclina, puis il pensa à Frances Farmer, étoile au destin tragique (qui fit l'objet d'un film avec Jessica Lange). Veronica Lake emporta le morceau, elle était également une vedette, mais qui fut sacrifiée par le système des studios quand ils lui préférèrent d'autres jolies blondes piquantes. Pourtant, elle est magnifique ici, et son déguisement de gavroche la rend encore plus jolie et touchante.
Qu'importe si McCrea et Lake ne sont pas, paraît-il, pas aussi bien entendu que leurs personnages, c'est un couple qui à l'écran est tout simplement magique. Et Sturges a réussi à capter cela comme personne.
Les Voyages de Sullivan est un enchantement. C'est à la fois profond et aérien, léger et grave, moral et subtil. C'est une dramedy parfaite, qui inspirera jusqu'aux frères Coen dont le O'Brother reprend le titre de l'histoire que voulait porter à l'écran John L. Sullivan.







Ce blog est vraiment génial.
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Merci.
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