lundi 14 juillet 2025

RECKLESS, TOME 4 : CE FANTÔME EN TOI (Ed Brubaker / Sean Phillips)


Los Angeles, 1989. Ethan Reckless est parti à San Francisco pour une affaire, laissant son assistante Anna s'occuper de El Ricardo et s'occuper des clients en attente. Elle reçoit la visite de Lorna Valentine, une ancienne star de films d'horreur de série B (ou Z), qui eut son heure gloire sous le pseudonyme d'Evilina comme animatrice à la télé d'un ciné-club dédié au genre qui la fit connaître.


Lorna a reçu en héritage de la part d'un fan une célèbre maison sur les hauteurs de la ville, la Lamour Mansion, mais elle la croit hantée, et pour ne rien arranger son chien a disparu peu après son installation. Cette superbe villa fut construite pour Lazlo Lamour, une star du muet, et sa femme Maria qui mourut tragiquement, bientôt suivie dans la tombe par le suicide de son époux. Puis elle fut rachetée par le Dr. Theodore Koening, sa femme et leurs trois enfants, également morts dans des circonstances troubles.
 

Enfin elle devint un couvent pour jeunes filles. Anna, qui ne croit guère à ces histoires de fantômes fait appel à Madame Marlena, une amie de sa mère, versée dans l'occultisme pour vérifier si l'endroit est peuplé de mauvais esprits. L'expérience n'est pas convaincante alors Anna se met à la recherche du toutou. Mais ses investigations vont être parasitées par le retour dans sa vie de sa mère, Sharon, qui s'apprête à se remarier...


Ce quatrième tome de Reckless est, comme on peut le remarquer sur la couverture, remarquable par l'absence (ou presque) de son héros. Ed Brubaker explique dans la postface de l'album qu'il souhaitait consacrer une histoire entière à Anna pour que les lecteurs apprennent à mieux la connaître. Et cette démarche aboutit à quelque chose de familier pour les fans du scénariste...


Si, comme moi, vous avez lui et aimé Friday, la mini-série qu'il a écrite pour Marcos Martin (disponible en vf chez Glénat en trois tomes, et dont une intégrale en vo sera au sommaire de la rentrée), alors cet épisode de Reckless ressemble comme une sorte de répétition générale. On y trouve : une jeune femme détective, une affaire flirtant avec le fantastique, des flashbacks à foison...


Cela ne signifie pas que Friday est une copie carbone de The Ghost in You, chacun des deux récits a sa propre identité, sa propre singularité, mais il est indéniable que Brubaker s'est fait la main avec ce tome de Reckless avant d'imaginer Friday. Et dans les deux cas, c'est très réussi (même si Friday est tout de même supérieur).
  

C'est aussi l'album le moins franchement inspiré des propres expériences du scénariste : ici, pas de références personnelles, familiales. On renoue avec des motifs qui font le charme (et les limites) de la série : un prologue dramatique (où le personnage principal est très mal barré), une voix off très présente, une enquête à tiroirs, et des éléments empruntés au folklore hollywoodien.

Prenez le personnage de Lorna Valentine alias Evilina : elle renvoie directement à celui de Cassandra Peterson qui immortalisa au cinéma le rôle d'Elvira, l'ancêtre de bien des scream queens avec ce côté vintage sexy (c'est-à-dire qui rappelle les vixens de Russ Meyer, forte poitrine, coiffure improbable, surjeu...).

Ensuite, l'autre personnage important du récit, c'est cette Lamour Mansion, une villa type Hollywood Regency, comme celles qu'habitaient les stars de l'âge d'or (pour vous faire une idée, voyez Babylon de Damien Chazelle, grand film malade sur cette folle époque). Elle appartint à un certain Lazlo Lamour, un latin lover à Rudolf Valentino, au temps du cinéma muet.

Brubaker s'amuse comme un fou, avec une sorte d'insouciance qu'on n'aurait pas soupçonné, sur ce point en inventant toute une séries de drames affreux et croquignolesques dans cette demeure avec suicides, meurtres collectifs, couvent maudit, et même un trésor caché. Mais aussi un chien qui disparaît et que Anna doit aussi retrouver.

Ce qui m'a réjoui dans ce tome, plus que dans tous les autres jusqu'à présent, c'est que par le prisme d'Anna, les situations s'enchaînent avec une fluidité nouvelle. Tout y est à la fois plus frais et en même temps plus flippant parce que, contrairement à Ethan Reckless, le lecteur n'est pas du tout sûr qu'elle s'en sortira. Mais Anna a de la ressource.

Et puis, soudain, quasiment à mi-chemin, l'histoire dévie de son itinéraire balisé et devient encore plus savoureuse avec l'entrée en scène de la mère d'Anna. On savait que ces deux-là étaient brouillées depuis longtemps puisque c'est après avoir fugué que Anna a rencontré Reckless en pénétrant dans l'El Ricardo où son père fut projectionniste.

Sharon, la maman donc, annonce à sa fille qu'elle va se remarier (pour la troisième fois), avec un homme rencontré aux Alcooliques Anonymes. Evidemment, il n'en faut pas plus à Anna, invitée pour être demoiselle d'honneur, pour investiguer sur son futur beau-père. Ou plutôt pour l'accabler car elle est convaincue qu'il s'agit d'un énième loser dont s'est entichée sa génitrice.

Et bien sûr, tout ça va vite déraper. D'abord parce que Anna ne se montre guère discrète au moment de trouver des preuves compromettant cet homme. Et ensuite parce qu'elle en néglige sa première affaire et s'attire les foudres de Lorna. Avec l'esprit trop occupé pour remplir sa mission convenablement, il est alors prévisible que tout ça va mal tourner.

Mais finalement, ce côté convenu ne joue pas en défaveur de l'histoire. Brubaker sait ménager des rebondissements vraiment jusqu'à la fin, avec un coupable inattendu et aussi une intrigue aux fondations poignantes. Juste avant que Reckless ne revienne pour donner un coup de main (et de batte...) bienvenu...

Au dessin, Sean Phillips m'a semblé faire lui aussi des efforts imprévus, tout en conservant la cadence affolante de production que la série exige. Il donne à Anna ses expressions d'une justesse admirable, une vraie présence, mais sans oublier qu'il s'agit d'une jeune femme qui n'est pas Reckless, mais une personne différente et à part entière.

Il soigne aussi les seconds rôles : Lorna est parfaitement campée, Madame Marlena est mémorable, on retrouve l'ex-agent du FBI Frank Hancock (récurrent dans la série et qui est aussi cynique qu'Anna). Le personnage de Gary Dufford (le nouveau mari de Sharon) est aussi parfaitement croqué en quelques pages. Sharon, elle-même, est l'archétype de la femme éternellement en conflit avec sa fille.

Et puis il y a la Lamour Mansion. Phillips lui consacre plusieurs pages, sans faire apparaître le moindre personnage. Il réussit à rendre cette demeure crédible, avec son aspect à la fois somptueux et fatigué. C'est, je le répète, un rôle à part entière dans ce récit et il n'est jamais facile de planter un décor de manière aussi réaliste et fantasmatique à la fois.

Est-ce que ça ne serait pas mon tome préféré de la série ? Il faut encore que je lise le tome 5 (le dernier à ce jour) pour m'en assurer. Mais en tout cas, je l'ai vraiment adoré.

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