lundi 7 juillet 2025

RECKLESS, TOME 1 (Ed Brubaker / Sean Phillips)


Los Angeles, 1981. Ethan Reckless habite dans un cinéma désaffecté, le El Ricardo, où il passe ses journées à visionner de vieux films quand il ne sort pas pour surfer. Son job, plus qu'un métier : rendre des services à des gens qui ont des problèmes que la police ne peut pas régler. Pour cela, il a un numéro de téléphone et une secrétaire, Anna, qui lui soumet des affaires qu'il accepte seulement quand ses finances sont au plus bas.


Ce jour-là, il refuse les deux premières qu'elle lui expose avant de prêter une oreille plus attentive à la troisième. Une femme qui dit connaître un certain Donovan Rush est en ville pour trois jours dans un motel où il peut aller la retrouver pour discuter. Ethan s'y rend et pour cause : Donovan Rush, c'est - ou plutôt c'était - lui. Au début des années 70, il était alors un agent du FBI qui avait infiltré un groupe d'activistes radicaux.


Et c'est ainsi qu'il a rencontré sa cliente actuelle, Rainy Livingstone, et en est tombé amoureux. Leurs routes se sont séparées après l'explosion d'une bombe qu'il a tentée de désamorcer et qui a provoqué son hospitalisation et la fuite des activistes. Peu après il sera viré du Bureau et entamera sa seconde carrière. Rainy lui explique qu'un nommé Wilder lui a volé un paquet de pognon qu'elle veut récupérer pour refaire sa vie en Europe...


Dans les années 2000, Ed Brubaker a fait partie des scénaristes qui m'ont redonné goût aux comics. A cette époque, il était devenu le nouveau scénariste de la série Captain America dont il a fait un énorme succès en l'inscrivant dans le registre des récits d'espionnage, créant au passage le personnage du Soldat de l'Hiver.
 

Brubaker, comme beaucoup d'autres, est parti de Marvel en mauvais termes - et pour cause : quand le Soldat de l'Hiver a été adapté au cinéma (dans le deuxième long métrage consacré à Captain America), le studio l'a remercié en lui payant la somme indigne de 5 000 $. Avec déjà une série à succès en creator-owned (Criminal), le scénariste a pris son indépendance et n'est jamais revenu en arrière.


Avec son fidèle partenaire, le dessinateur Sean Phillips, puis d'autres (comme Steve Epting, son premier collaborateur sur Captain America, ou plus récemment Marcos Martin pour la mini Friday, dont j'ai déjà parlée), Brubaker a bâti sa nouvelle carrière essentiellement dans le registre du polar, parfois teinté de fantastique (Fatale), et de l'espionnage (Velvet).


Criminal est resté son titre le plus fourni, y revenant régulièrement (comme ce sera encore le cas cet automne). Mais en 2020, avec la pandémie, et les doutes qui pesaient sur la reprise de l'activité de l'industrie des comics, Brubaker a décidé de franchir le Rubicon : fini les séries mensuelles, passage au roman graphique.

Reckless est né ainsi, inspiré par le souvenir du père de Brubaker, qu'il décrit dans la postface de ce tome 1 comme un lecteur sans limites, capable d'enchaîner Vladimir Nabokov, Raymond Chandler et Robert Ludlum. Ce sont les couvertures, parfois racoleuses, des pulp fictions qui ont donné envie au scénariste d'essayer d'en rédiger une.

Il a alors imaginé Ethan Reckless, une gueule cassée, ancien du FBI reconverti en "fixer", vivant dans un cinéma à Los Angeles, amateur de surf. Ce personnage nous est présenté graduellement, au fil de l'intrigue, narré par lui-même. A la suite d'un accident, il a perdu toute émotion et se fiche donc de tout : des autres comme du risque des affaires dont il s'occupe.

Habilement, Brubaker va donc le confronter à un dossier susceptible de réveiller ses sentiments avec une femme qu'il a aimée alors qu'il avait infiltré un groupe d'activistes radicaux dont elle faisait partie. Depuis, elle a sombré dans le grand banditisme et participé à un braquage qui lui a rapporté beaucoup d'argent mais dont elle a convenu avec ses complices de le laisser dormir en attendant que les flics la lâchent.

Mais un des voleurs a doublé les autres comme elle l'a deviné quand elle a appris qu'il avait acheté une propriété et que le magot avait disparu de sa cachette. Elle demande donc à Reckless de remettre la main dessus. Il accepte, moins par intérêt, que dans l'espoir que, peut-être, tout cela, une fois résolu, le guérira et que Rainy Livingstone reste avec lui pour achever de le réveiller.

L'intrigue est à la fois tortueuse et simplement racontée. On n'est jamais perdu, même si pour atteindre le dénouement, une succession de rebondissements, dramatiques évidemment, va contrarier l'affaire. La vérité se révélera bien plus complexe, tordue que prévu, et surtout très sombre. Car Brubaker n'est pas du genre à céder au sentimentalisme.

La narration graphique de Sean Phillips est au diapason : son découpage est très classique, sans fioritures, avec un encrage qui privilégie les à-plats noirs, mais contrebalancés par des couleurs souvent acidulées réalisées par son propre fils, Jacob Phillips (qui est également dessinateur, notamment de la série That Texas Blood).

Phillips père soigne les décors, mais sans exagérer les détails : on n'est pas à proprement parler dans une reconstitution d'époque, mais plutôt dans une évocation appuyée. Par exemple, le cinéma où vit Reckless se distingue par son architecture rétro en décalage avec les années 80 durant lesquelles se déroule l'histoire. Et c'est ce qui rend cet endroit singulier, décalé, comme son héros.

De la même manière, les personnages ont un aspect immédiatement identifiable et mémorable mais surtout les seconds rôles sont marquants par des détails : la chevelure décolorée d'Anna, l'assistante de Reckless, la moustache et les lunettes aux verres miroir de Wilder, le look hippie de Rainy... 

En comparaison, Reckless ressemble davantage à un archétype : on pense à Robert Redford surtout, celui des 3 Jours du Condor ou de... Brubaker (film de Stuart Rosenberg, 1980) ! Son signe distinctif à lui, stigmate de l'explosion qui faillit le tuer, c'est une grosse balafre sur la le côté droit du visage, qui ne le défigure pas mais qu'il ne cache pas.

Tout ça fait une excellente lecture. A une réserve près. Comme beaucoup d'auteurs de comics, Brubaker fait usage de la voix off mais chez lui, c'est devenu une vraie marque de fabrique. Je n'ai rien contre, même si j'aimerai que les scénaristes s'en servent moins comme béquille pour nous donner accès aux pensées de leur héros.

Brubaker en a fait son gimmick, il semble ne plus pouvoir s'en passer. A tel point qu'il préfère ostensiblement sacrifier des lignes de dialogues. Concrètement, on a souvent l'impression de lire un roman illustré plutôt qu'une BD. Et Phillips s'y tient : plusieurs splash-pages représentent une ou plusieurs situations littéralement commentées en voix off.

Cette astuce fait gagner un temps précieux pour exposer des faits, résumer des réflexions, faire progresser l'intrigue, éclairer la psychologie. Mais est-ce encore de l'art séquentiel ? Ou d'abord du texte mis en images ? Je pose la question. Et il me semble que beaucoup de fans du duo ne se la posent plus, trop habitués au procédé chez Brubaker et Phillips pour le critiquer.

Je n'ai pas acheté ce livre, je l'ai emprunté à ma médiathèque (avec un autre tome de la série). Et les réserves que je viens de formuler disent tout du pourquoi je n'achète presque plus de livres par Brubaker, surtout avec Phillips, car je n'y trouve pas l'essence de la BD. Je préfère quand il écrit Friday par exemple, où Marcos Martin le challenge, le pousse à sortir de sa zone de confort.

Reckless reste cependant une expérience divertissante et si, comme moi, vous avez l'occasion de la tenter sans rien débourser, et que vous aimez les séries noires, allez-y.

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