Los Angeles, 1985. Ethan Reckless rencontre Linh Tran, bibliothécaire à Santa Monica, dans le cadre d'une enquête sur un homme présumé mort. Elle accepte de l'aider à trouver quels sont les derniers ouvrages qu'il a consultés car il a remonté sa trace grâce à sa femme chez qui il avait laissé un livre emprunté et jamais rendu.
Reckless retrouve rapidement Richard Fuller, qui a refait sa vie en maquillant sa mort, sous le nom de Sam Charles. Il s'est installé à Phoenix, Arizona, remarié et deux enfants. La police se charge du reste. Mais cette affaire trouble Reckless qui s'est en quelque sorte identifié à cet homme en quête d'une nouvelle vie, d'un nouveau départ. Même si cela a fini par échouer...
Reckless tient Linh au courant de ce dénouement et la remercie pour son aide. Ils boivent un verre, se revoient, deviennent amants. Elle passe le voir au El Ricardo et regarde de vieux films avec lui. Jusqu'à ce que, lors d'une projection d'une série Z, elle reconnaisse sa demi-soeur, Maggie, parmi les figurantes. Elle n'a plus de nouvelles d'elle depuis huit ans. Reckless va essayer de la retrouver...
Bon, jusque-là, vous avez dû le comprendre, la série Reckless m'a laissé sur la faim. Le troisième tome m'a même carrément déçu. Mais j'ai pu me procurer les trois tomes restants (celui-ci - le 2 donc - , le 4 et le 5, dernier à ce jour). Je n'en attendais pas grand-chose, donc quelque part je ne risquai guère d'être plus désappointé qu'à ma dernière lecture.
Mais je dois avouer que ce tome 2, Friend of the Devil, m'a conquis. Il est meilleur que le premier, et bien supérieur au troisième. Peut-être parce que, tout simplement, cette fois, Ed Brubaker s'y est pris un peu différemment et à écrit une histoire où Ethan Reckless est un peu plus qu'un simple fixer, un détective. L'affaire qui va l'occuper devient personnelle.
Dans un premier temps, le scénario nous entraîne sur une (séduisante) fausse piste : Reckless investigue sur un homme qui a disparu en mer et qui a été déclaré mort sans qu'on retrouve son corps. Mais sa veuve veut savoir. Comment est-il mort ? Est-il seulement mort ? Et s'il est encore vivant, pourquoi a-t-il disparu de sa vie ?
Brubaker solutionne cette enquête rapidement tout en soulignant le côté besogneux que cela impliquait dans le milieu des années 80, quand Internet n'existait pas et qu'il fallait aller dans une bibliothèque publique pour consulter les archives sur des microfilms, qu'il était bien nécessaire de graisser la pate à un agent des plaques minéralogiques, etc.
Néanmoins, malgré la rapidité avec laquelle Reckless boucle ce dossier, Brubaker va s'en servir pour sonder un peu la psyché de son héros. On le sait, il a été agent au Bureau, infiltré parmi des activistes, victime d'une explosion qui l'a (légèrement) défiguré, et souffrant de séquelles au niveau émotionnel et mémoriel. Reckless est un homme sans affect ni beaucoup de mémoire, ce qui l'aide dans son job à ne pas s'attacher.
Sauf que le cas Richard Fuller, du nom de cet homme qui a disparu, le trouble bien plus que prévu. Comme lui, il a espéré prendre un nouveau départ, refaire sa vie, avant de devenir ce type qui résout des problèmes pour les autres, vivant dans un cinéma désaffecté avec une jeune femme comme assistante. Parmi les rares choses dont il se rappelle, il y a son père.
On apprend que Reckless, comme Brubaker, était le fils d'un officier militaire et qu'il a grandi en suivant ce dernier de base en base, au gré des affectations. Il a toujours été un outsider, sans ami sur la durée, sans véritable attache. Mais en même temps, cela lui a permis d'appréhender le monde qui l'entourait d'une façon différente.
Toutefois, quand il est entré au FBI, ce fut une déception pour son père. Ils sont restés brouillés pendant trois ans. Quand cette histoire commence, Reckless vient d'enterrer son paternel, avec lequel il a eu le temps de se rabibocher (ou du moins, l'espère-t-il, même s'il est incapable de ressentir cette émotion). Il a changé de vie, après le Bureau, mais pour échouer comme Richard Fuller dans une impasse.
Puis le récit bascule. La romance avec Linh Tran, joliment mise en scène, percute de plein fouet le destin le plus inattendu : elle aperçoit sa demi-soeur à l'arrière-plan d'un film. Reckless se met en tête de savoir où elle est passée, même si ça fait huit ans que Linh n'a plus de nouvelles. Bien entendu, tout cela ne se terminera pas bien.
Dans sa série Fatale, déjà, Brubaker s'inspirait des cultes satanistes qui ont marqué de leur empreinte les années 60-70, particulièrement après les meurtres commis par la "famille" Manson. Tout cela a sonné le glas de la vague hippie baba cool alors que la guerre au Vietnam devenait un bourbier pour les Etats-Unis jusqu'au scandale du Watergate qui eût le peau de Nixon. La fin de l'âge de l'innocence en somme.
On retrouve cette inspiration dans cette intrigue, bien tortueuse et glauque. Brubaker noue tout cela avec habileté, bien plus que dans le tome suivant. Les investigations de Reckless sont à la fois méandreuses et faciles à suivre. On plonge dans quelque chose de profondément sordide, triste, et en même temps le scénariste fait toujours en sorte qu'on en sache autant que son héros. On progresse à son rythme.
Mais ce qui fait la différence ici, comme je le disais plus haut, c'est que cette affaire prend une tournure plus personnelle pour Reckless. D'abord parce qu'il enquête sur la soeur de Linh, avec qui il sort, couche et pour qui il ressent ce qui ressemble à de l'amour. Ensuite parce que, après le dossier Richard Fuller, il va être à nouveau question de quelqu'un qui a fui en espérant refaire sa vie, sans succès.
Cette répétition dans le motif des enquêtes atteint Reckless, qui éprouve, cette fois nettement, une forme d'angoisse croissante, car il sait (nous savons) que cela va mal se finir. Et même que toute l'enquête est déjà bouclée depuis longtemps. Mais qu'elle continue d'être dangereuse. D'ailleurs, Reckless va manquer y laisser sa vie.
Sean Phillips a toujours travaillé vite, mais la cadence imposée pour les aventures de Reckless constitue encore un autre challenge. Il ne s'agit pas de produire vingt pages par mois, mais 120 par trimestre. Forcément le résultat s'en ressent : des proportions maladroites, un encrage moyen, un découpage qui pare au plus pressé...
Ce n'est pas très beau. Sauf quand Phillips se fend régulièrement de pleines pages, superbes (raison pour laquelle je les ai privilégiées pour illustrer cette critique). Et dans les scènes nocturnes qu'il maîtrise à la perfection, avec sa science des à-plats noirs. Qu'il s'agisse de Reckless poursuivi par trois skinheads sur une plage ou de Reckless dans la salle du El Ricardo, seul ou avec Linh, on a droit alors à de magnifiques vignettes, à l'ambiance crépusculaire ou romantique.
Vous l'aurez compris, c'est un tome très abouti. Parce que le héros ne fait pas que résoudre une affaire comme les autres. Mais aussi parce que Brubaker puise dans sa propre histoire pour alimenter cette intrigue et la nourrit aussi de faits historiques précis (comme l'arrivée de migrants vietnamiens en Amérique). Cela forme un opus remarquable, captivant et poignant. Une réussite.
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