jeudi 10 avril 2025

FAR SECTOR, THE DELUXE EDITION (N.K. Jemisin / Jamal Campbell)


FAR SECTOR THE DELUXE EDITION
(Far Sector #1-12 + Material from DC Power 2024)


Sojourner Mullein est une jeune femme afro-américaine. Issue d'une famille modeste, elle a perdu sa mère lors des attentats du 11-Septembre 2001. Elle s'engage dans l'armée pour combattre en Irak mais en revient désabusée. Puis elle passe le concours pour intégrer la police de New York où elle assiste aux violences commises par ses collègues. Elle les dénonce mais doit renoncer à sa carrière.


Lors d'une soirée en boîte, alors qu'elle noie ses désillusions dans l'alcool, elle est abordée par une femme qui lui propose une mission : faire partie du Corps des Green Lantern. Elle sera mise à l'essai pendant une année sur une très lointaine planète, la Cité Eternelle, et se voit remettre un anneau de puissance. Une fois là-bas, elle apprend qu'il n'y a pas eu de crimes commis depuis cinq siècles.


La Cité Eternelle rassemble trois tribus autrefois ennemies : les Nah, les @At et les Keh-Topli. Pour éviter qu'une nouvelle éclate entre eux, ces trois clans ont supprimé les émotions grâce au Protocole, imposé à tous dès la naissance par modification génétique. Pourtant, un homicide vient de se produire et les hiérarques pointent du doigt le Proxy, une drogue qui permet de contourner le Protocole Emotionnel et qui a pu provoquer ce drame.


Bien que la Cité Eternelle ait requis sa présence, Sojourner doit enquêter en étant ouvertement défié par les Nah, les @At et les Keh-Topli. Elles comptent de rares alliés et va devoir apprendre son rôle de Green Lantern sur le tas, à la dure, dans une affaire tortueuse qui risque de déclencher une reprise de la guerre...


Qui se souvient du label Young Animals hébergé par DC ? En 2016, l'éditeur donne au chanteur de My Chemical Romance, Daniel Way, un coin pour s'amuser à raconter ses histoires en comics, son autre passion. Il s'était fait remarquer en écrivant The Umbrella Academy, co-créé avec Fabio Moon, chez Dark Horse (qui sera ensuite adapté sur Netflix) en 2007, et Jim Lee s'était fendu d'une variant cover.


Way ne manquait pas d'ambition pour son label : il voulait rien moins que fonder le nouveau Vertigo, avec des comics pour adultes, et pour cela il s'était entouré de Jamie S. Rich et Mark Doyle, deux anciens de cet imprint. Un thème central devait traverser tous les titres à venir, les relations parents-enfants, puis l'aliénation, la toxicomanie, l'accomplissement personnel.

Les premières séries estampillées Young Animals furent les revivals de Doom Patrol (écrit par Way, dessiné par Nick Derington), Shade the Changing Girl (de Cecil Castelluci et Marley Zarcone), Cave Carson (par Way, Jon Rivera et Mike Avon Oeming), et la création de Mother Panic (de Jody Houser et Tommy Lee Edwards). 

Puis viendront Bug the adventures of Forager (par les époux Allred), Eternity Girl (Magdalene Visagio et Sonny Liew), Collapser (de Mikey Way et Shaun Simon), puis donc Far Sector. Ce qui aura raison des expériences de Way, c'est tout simplement le manque de succès commercial. Les quelques titres que j'ai lus (comme Doom Patrol, Shade..., Mother Panic) n'étaient en outre pas très bons, voire très mauvais.

Mais Far Sector est le seul à ne pas avoir sombré dans les oubliettes. Son héroïne, Sojourner Mullein, a été revue à l'occasion de l'event Future State (dans la mini consacrée à la version futuriste de Justice League) et a été récupéré ensuite dans la série Green Lantern Corps (dont une nouvelle itération vient d'être lancée récemment).

Il faut dire que, cette fois-ci, Young Animals avaient fait les choses bien : d'abord en allant recruter la romancière multi récompensée N.K. Jemisin pour écrire l'histoire et ensuite en convaincant Jamal Campbell de la dessiner. A eux deux, ils ont réussi à créer un personnage mémorable dans un récit captivant, dense et visuellement splendide.

Le fait de confier l'écriture de comics à des romanciers ou des scénaristes de cinéma n'aboutit pas toujours à de bonnes bandes dessinées (le cas de John Ridley, oscarisé pour son script de 12 Years A Slave, est un exemple parmi d'autres). Mais Jemisin s'est pliée à l'exercice avec discipline et a façonné tout un univers de poche franchement passionnant.

Far Sector raconte donc comment une recrue du Green Lantern Corps est envoyée sur une lointaine planète où trois tribus ont fait la paix grâce à une méthode drastique, en supprimant les émotions dès la naissance au moyen d'un protocole génétique. Ce qui a abouti à cinq siècles sans un seul meurtre. Mais alors comment un membre d'un de ces clans a été quasiment dévoré par un représentant d'un autre camp ?

C'est cette enquête que devra mener Sojourner Mullein dans un climat de défiance généralisée : si on a accepté un représentant de la police galactique qu'est le Corps des Green Lanterns, ça ne veut pas dire que la présence d'un agent est bien tolérée. Surtout que "Jo" Mullein a son petit caractère et met les pieds dans le plat, en critiquant ouvertement le Protocole Emotionnel et l'autoritarisme des forces de l'ordre locales.

Elle a beau avoir fait l'armée durant la guerre en Irak et avoir servi dans la police de New York, deux initiations douloureuses, Jo est une débutante. Elle ne sait pas par où commencer, se méfie de tout le monde, est frustrée par l'incompétence des flics de la Cité, les secrets de son gouvernement, les traces de son passé.

Ses alliés sont rares : une @At, Can Haz, est une créature holographique consciente ; Szyn, une policière Nah ; et le conseiller Marth, également un Nah, qui cherche surtout à la séduire parce qu'il la trouve étrangement attirante pour une humaine. Elle pourra aussi compter sur le conseiller Averrup, un Keh-Topli, de la même race que l'assassin. Assassin vite assassiné à son tour...

L'intrigue est très touffue. Jemisin a le défaut d'une romancière qui écrit sa première bande dessinée : elle ignore les ellipses propres au 9ème Art et veut tout raconter, ou du moins en raconter un maximum comme si la série ne faisait pas douze épisodes de vingt pages. Il y a des péripéties inutiles, des développements lourdingues, des dialogues trop empesés...

Mais on ne peut guère lui reprocher la facilité de son propos. Ella a imaginé la Cité Eternelle en ne se contentant pas de reproduire une société extraterrestre classique, vue et revue, avec moult décors, une hiérarchie sociale, politique, des origines profondes. Si parfois Far Sector est indigeste, c'est aussi une aventure très métaphorique et intelligente.

Finalement, Jo y voit des dérives semblables à celles qu'elle a observées sur Terre tout en devant se familiariser avec des codes étranges, inattendues, choquants aussi. Elle est certes une étrangère, mais dans un monde peuplé d'étrangers, de gens qui n'ont rien à faire ensemble, qui n'ont rien trouvé de mieux pour cohabiter que de supprimer leurs émotions.

Et pourtant, c'est à la fois la force et la limite du projet, Far Sector est traversé par des acteurs non dénués des émotions qu'ils ne sont plus censés éprouver. Celles que permettent d'avoir le Proxy, cette drogue contournant le Protocole, mais aussi celles que le Protocole ne semble pas/plus en mesure de contenir, comme le désir sexuel, l'appétit des Keh-Topli, les manigances sournoises des @At ou celles plus franches des Nah. 

Selon moi, tout ça aurait mérité d'être élagué de quelques passages, au moins un ou deux épisodes. Mais l'ensemble se tient remarquablement quand même et on ne décroche pas avant le dénouement. Même si le vrai dénouement aura lieu après la publication de la série originelle...
   

Car trois après la fin de Far Sector, la scénariste et son dessinateur bouclent réellement leur run dans un numéro de DC Power, un hors-série que DC édite pour célébrer la diversité (ethnique, culturelle, religieuse, sexuelle), dans un mouvement woke comme l'adorent les pseudo-progressistes occidentaux, soucieux de ne se mettre à dos aucune communauté.

Jemisin comme Jamal Campbell sont tous deux afro-américains et militants. Far Sector, c'est aussi une forme de message glissé dans un comic-book, pour leur cause commune, les droits civiques de afro-américains. Je ne vais pas trop m'étendre sur ce point sinon je vais passer à côté de ma critique et m'énerver contre le wokisme, qui n'est rien d'autre qu'un fanatisme moderne. Oups ! J'en ai déjà trop dit...

Dans ce n° de DC Power, Jo Mullein reçoit la visite du Green Lantern John Stewart (hé oui, l'autre Green Lantern noir...) alors que sa période d'essai d'achève. Comme elle a mené à bien sa mission, les Gardiens d'Oa, patrons du Green Lantern Corps, veulent la conserver dans leurs effectifs et elle accepte. Bien qu'il lui fasse, pour cela, partir de la Cité Eternelle où elle a trouvé l'amour... C'est mignon, mais totalement dispensable.

La partie graphique est donc assuré le long de ces douze numéros plus un par Jamal Campbell, qui, depuis, est devenu une valeur sûre chez DC, qui l'a fait collaborer avec Brian Michael Bendis et David F. Walker sur Naomi, puis Joshua Williamson sur Superman, et lui a fait confiance pour la mini Zatanna, qu'il écrit et dessine tout seul comme un grand actuellement.

Ce qui frappe, c'est la maîtrise de Campbell sur ce premier projet d'envergure où il assume dessin, encrage et couleurs. Grâce à lui, le script de Jemisin trouve son plus bel écrin, il concrétise ses visions, ce décor hallucinant, sa population, son ambiance... C'est réellement impressionnant et on comprend donc que depuis Campbell ait conservé tout son crédit.

Cependant, ce qui m'a peut-être le plus épaté, c'est que Campbell ait réussi, malgré tout ce cadre fantastique, SF, à faire exister, à donner chair à son héroîne. Jo Mullein est une jeune femme à laquelle on s'attache, aussi bien pour ses qualités que ses défauts, et qui possède une "physicalité" rare, avec une physionomie réaliste, qui en font un personnage immédiat.

L'édition Deluxe de Far Sector permet en outre de découvrir l'impressionnant travail de design, de world-building accomplis par Campbell, depuis les innombrables essais de costumes de Jo Mullein jusqu'aux décors, en passant par les choix de couleurs, les recherches de découpage. Il s'est investi considérablement pour que cette histoire ait une identité esthétique personnelle - et on peu regretter que la Cité Eternelle n'ait pas été revisitée depuis, dans d'autres séries, par d'autres héros ou vilains.

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, on peut lire Far Sector en plusieurs versions : Urban l'a traduit en 2022 dans un album qui ne comprend pas les pages du DC Power, DC a édité cette version Deluxe mais aussi un album au format plus petit dans la collection DC Compact Comics (pour moins de 10 Euros). Vous n'avez que l'embarras du choix pour vous procurer cette oeuvre qui mérite le détour.

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