vendredi 14 juin 2024

THE PLACE BEYOND THE PINES (David Cianfrance, 2012)


1997. Shenectady, Etat de New York. Luke Glanton se produit dans une fête foraine en exécutant avec deux partenaires un numéro à moto dans une sphère métallique. Alors qu'il signe des autographes, il remarque Romina Guttierez, la femme qu'il a aimé ici-même un an auparavant. Elle refait sa vie avec Kofi Kancam qui élève le fils qu'elle a eu avec Luke sans le dire à ce dernier.


Bouleversé d'apprendre qu'il est père, Luke décide de rester sur place pour élever Jason, âgé d'un an. Mais sa présence déclenche les passions dans le couple formé par Romina et Kofi. Luke cherche un boulot stable et le trouve après avoir rencontré Robin Van Der Hook qui cherche un mécanicien. Les deux hommes deviennent amis et Robin finit par avouer à Luke qu'il a pu monter sa petite affaire grâce à des braquages avant de raccrocher mais il souhaiterait rempiler. 
 

Luke refuse d'abord mais, constatant qu'il ne gagne pas assez d'argent pour subvenir aux besoins de son fils et de Romina qu'il sent prête à lui donner une seconde chance, il finit par accepter. Entre deux coups, une altercation l'oppose à Kofi au sujet de son droit de visite et il est envoyé derrière les barreaux pendant quelques jours avec l'interdiction, une fois libéré sous caution (par Robin), d'approcher à nouveau de Romina.


Robin ne maîtrise plus son partenaire qui veut braquer deux banques en une seule journée et finit par le renvoyer. Luke dévalise une banque et il est pris en chasse. Sa moto endommagée, il se réfugie dans une maison où il est poursuivi par un agent de police, Avery Scott, qui l'abat. Fin de l'histoire ? Que nenni !


Je n'aime pas les classements du type "le meilleur film de l'année", "de la décennie", "du siècle", "de tous les temps", pour deux bonnes raisons : 1/ l'art, ce n'est pas du sport, on n'a pas besoin de dresser des podiums, il n'y a pas de meilleur ceci ou cela, cet esprit de compétition m'a toujours semblé complètement déplacé.


2/ Il faudrait avoir vu tous les films pour juger raisonnablement et c'est impossible. Même le plus féru des cinéphages ne verra jamais tous les films sortis, ou à venir. C'est une histoire sans fin. Qui peut savoir si, un jour, un long métrage ne renversera pas complètement la table et obligera à reconsidérer tous ceux qu'on a pu voir ?


Pourtant, à un instant T, par exemple, sur une décennie fermée, on peut parfois tomber sur un film tel qu'il semble dominer la mêlée, durablement. Je me rappelle très bien la première fois que j'ai vu The Place beyond the Pines : c'était un dimanche soir à la télé, sur France 2, j'étais seul et la chaîne diffusait une sorte de double programme Ryan Gosling, avec Drive en seconde partie. Et plus rien n'a été pareil après ça (je précise que j'ai également découvert Drive pour la première fois ce soir-là).

Depuis, primo, je suis devenu un fan de Gosling. Je sais bien qu'il n'a pas que des partisans : son jeu intériorisé, minimaliste (en tout cas à cette époque) en défrise beaucoup, le jugeant inexpressif, incapable de susciter l'émotion. Moi, c'est précisément ce que j'aime chez lui, ce mystère, ce côté impénétrable (mais pas que) : il détone, personne ne joue comme lui, ce n'est ni un adepte de la "méthode actor's studio", ni même un acteur qui cherche le naturalisme, je ne suis même pas sûr qu'il cherche à composer un personnage ou à devenir quelqu'un qu'on assimilerait à ses personnages taiseux. Peut-être parce qu'il est canadien et pas américain et qu'il a souvent répété que cette différence culturelle le mettait à la marge de ses collègues avec lesquels il n'a pas les mêmes références ni ambitions.

Deuxio : The Place beyond the Pines est sorti après Drive et ces deux films ont considérablement alimenté cette mythologie de Gosling, l'enfermant presque dans ce registre de beau gosse ténébreux. Un peu comme Alain Delon chez nous. Mais c'était la deuxième fois (et dernière à ce jour) que Gosling était dirigé par Derek Cianfrance, après le bouleversant Blue Valentine, et on pouvait quand même se rendre compte que, non, Gosling ne savait pas jouer que les beaux gosses ténébreux, que, oui, il était un acteur expressif, capable d'émouvoir. D'ailleurs, dans The Place..., lorsqu'il assiste, de loin, au baptême de son fils, il est poignant sans avoir besoin de forcer le trait, comme dans Blue Valentine.

Tertio : avoir vu The Place... a été un vrai choc. On parle souvent du grand roman américain, celui de Hemingway, Richard Ford, Tom Wolfe, Cormac McCarty, Paul Auster, Norman Mailer... Hé bien, ce film, c'est exactement ça. Et pourtant il ne s'agit pas de l'adaptation d'un roman, mais il produit le même effet qu'un de ces bouquins épiques et intimes à la fois qui vous retournent complètement, qui vous transportent, vous serre le coeur et les tripes. C'est un grand film. Un chef d'oeuvre ? Sans doute aussi. Mais surtout un grand film, comme on le dit de certains opus de John Ford, Orson Welles, John Huston... Bigger than life. Qu'est-ce que je regrette de ne l'avoir jamais vu sur grand écran ! Ce doit être encore plus saisissant.

C'est une tragédie en trois actes. Et la partie avec Luke Glanton n'est que le premier de ces trois actes. Ryan Gosling n'apparaît que 50' dans le film. Sur les 140' qu'il compte, c'est presque dérisoire. Mais Luke Glanton est de ces quasi-seconds rôles qui hante tout le film, toute son histoire, un rôle vraiment payant pour l'acteur qui le joue. Aussi étrange que ça puisse paraître, c'est bien lui, la vedette du film. Il vole la vedette à Bradley Cooper qui campe Avery Scott, le flic qui le tue, qui devient un héros, puis un politicien parce qu'il a mis hors d'état de nuire un voleur de banques. Oui, mais un voleur de banques charismatique, père, qui a fait tout ça pour le fils qui ne connaîtra jamais et la femme qu'il aimait plus qu'elle ne l'aimait.

Attention, Cooper est excellent, il joue une partition terriblement ingrate, celui du type qui a tué celui que le public aime. Ce n'est pas un salaud non plus car le film évite tout manichéisme. Avery Scott est un flic qui va être dépassé par ses actes, traumatisé par le fait qu'il a privé un enfant de son père, qui sera lui-même un mauvais père, absent, absorbé par sa carrière, au point de sacrifier son couple. La scène qui donne son titre au film est terrible, vraiment. The Place beyond the Pines est un endroit où le passé vous revient en pleine figure, violemment, et vous écrase, vous accable, vous met en pièces.

Je me suis demandé ce que ça voulait dire, ce titre, et j'ai appris que Shenectady, la ville où se déroule cette histoire, signifie en dialecte iroquois, l'endroit au-delà des pins. C'était là, sous mon nez depuis le début et c'est un titre parfait, qui forme une boucle dramatique, implacable. Près de ce ville, il y a cette forêt, qui est comme le crossroad des personnages les plus décisifs de l'intrigue puisque c'est là que Luke rencontre Robin, là que Jason va affronter son héritage avec A.J. Cross, c'est là dans ces bois que se joue quasiment tout, loin du quartier résidentiel où vit Romina avec Kofi, Avery et Jennifer sa femme, loin des banques, de la police. Un coin sauvage, inquiétant, sombre, que seul un motard accompli, prodigieux comme Luke pouvait traverser à moto plein gaz sans risquer l'accident. Et en même temps là où il est allé à sa perte.

Tout est beau et fort dans ce film, ce putain de film de fou. Depuis Derek Cianfrance n'a pas réussi à rebondir, comme s'il s'était brûlé les ailes, façon Michael Cimino après Les Portes du Paradis. Il a tourné un mélo qui était prometteur (avec un autre vrai couple comme Gosling et Eva Mendes, Alicia Vikander et Michael Fassbender) Une Vie entre deux océans mais qui échoue complètement à retrouver le lyrisme de The Place beyond the Pines. Eva Mendes ne tournera plus qu'un seul film ensuite (Lost River, réalisé par son mari), décidant de se retirer pour élever leurs enfants et laisser à Gosling toute la place sous les projecteurs. Rose Byrne n'a jamais retrouvé un aussi beau rôle depuis. Dane Dehann a disparu des radars depuis Valérian et Laureline. Emory Cohen n'a à nouveau émergé que dans la série The OA. Seuls Ben Mendelsohn et Mahershala Ali ont survécu. Et bien sûr Bradley Cooper.

Mais Gosling est devenu une star, le genre d'acteur culte comme on n'en voit plus, toujours un peu décalé, secret, insondable. Canadien. Comme le Chauffeur de Drive, Luke Glanton lui a permis d'accéder à ce statut rare où l'Histoire du cinéma se souviendra toujours de lui, au moins pour ces deux rôles.

Bon sang, c'est vraiment un grand film, et si vous ne l'avez pas vu, rattrapez ça. Croyez-moi, même si vous l'aimez moins que moi, vous reconnaîtrez que c'est quand même... Autre chose.

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