mercredi 12 juin 2024

LETO (Kirill Serebrennikov, 2018)


Eté 1981. Leningrad. Mike Naumenko, chanteur de rock, est en couple avec Natalia. Elle est toujours au premier rang des concerts qu'il donne au Leningrad Rock Club, un des rares espaces de spectacles publics autorisés par l'Etat. Bien que strictement encadré, l'endroit sert aussi bien de tremplin pour des amateurs que d'exutoire pour le public, qui est obligé de rester sagement assis. Skeptic est un observateur de la scène de l'époque et imagine parfois comment cela se passerait si les barrières tombaient.


Dans le milieu, le couple formé par Mike et Natlaia détone : ils sont fidèles l'un à l'autre et parents d'un bébé qu'ils élèvent dans un modeste appartement. Ils reçoivent fréquemment des amis musiciens, confirmés ou non, et sortent le week-end pour se changer les idées à la plage. C'est lors d'un ces congés qu'ils font la connaissance de Viktor Tsoï, jeune, calme, timide, mais mélodiste doué et qui considère Mike comme un modèle.


Natalia remarque immédiatement le potentiel de Viktor tandis que la carrière de Mike atteint son sommet. Toutefois, ce dernier ne s'en satisfait plus : très influencé par les anglais et les américains (comme Marc Bolan, Lou Reed, David Bowie), il ne croit pas pouvoir aller plus haut et proposer quelque chose de réellement original et s'y résigne.


Viktor et Natalia se rapprochent, attirés irrésistiblement l'un par l'autre. L'inspiration du jeune musicien s'en ressent, il devient plus audacieux. Quant à Mike, conscient de la situation, il ne s'y oppose pas, au contraire il va aider son émule à percer comme lui n'a pas su le faire...


Depuis plus de deux ans, et le début de la guerre menée par Poutine contre l'Unkraine, il est devenu très compliqué de parler de la Russie autrement qu'en la considérant comme la nation gouverné par un dictateur. La mort de son opposant Alexeï Navalny a exacerbé ce sentiment, soulignant la dérive de ce pays. Alors, pensez, parler d'un film russe, ça n'a rien de facile.


Kirill Serebrennikov, quand il a présenté Leto au Festival de Cannes en 2018, était dans le viseur de Poutine. Accusé de fraude, il était assigné à résidence à Moscou depuis plusieurs mois et avait tourné quasiment dans la clandestinité, laissant parfois à son assistant-réalisateur le soin de diriger des scènes en extérieur en suivant les notes qu'il avait prises lors de répétitions chez lui pour ne pas contrevenir aux décisions du tribunal.
 

Lors de la montée des marches, ses acteurs arboraient des signes de soutien au cinéaste et Leto est devenu davantage un manifeste qu'un simple long métrage de plus en sélection officielle (même si aucun prix ne l'a récompensé). Mais Leto était déjà tout entier dédié à la contestation du pouvoir établi et pour cause : il parle de rock.

Actuellement, la musique la plus populaire dans le monde occidental n'est plus le rock mais le rap. Pourtant, l'un comme l'autre sont des musiques défiant l'ordre, exprimant la liberté (du moins quand les chansons ne sont pas réduites à de la soupe formatée pour passer en boucle à la radio et programmée en prime time à la télé). Donc, je ne vais pas vous dire que le rap c'est mal, ou le rock c'était mieux. D'ailleurs le rock n'est pas mort et même si c'était le cas, ce n'est pas le rap qui l'a tué (pas plus que l'électro ou autre).

Par contre, le rock, tel qu'il est décrit dans Leto, c'est cette musique exutoire, cette expression simple et fédératrice qui a perduré au moins jusqu'au début des années 80 (avant l'apparition de la New Wave). Dans l'Union Soviétique, on assistait à des concerts de rock sous bonne garde avec des sortes de gardes qui surveillaient le public venu écouter les chanteurs et leurs musiciens, obligé de rester sagement assis. Les groupes devaient soumettre les textes de leurs chansons à une sorte de comité qui ne toléraient pas qu'on vantent les "dégénérés", les paresseux, les rebelles, mais encourageaient à valoriser les héros nationaux, les valeurs morales.

On voit bien comment les artistes rusaient avec cette censure d'Etat pour quand même faire passer leurs messages, par le biais de l'ironie. Ceux qui tentaient de les museler n'étaient (parfois) pas dupes et laissaient faire pour éviter des débordements impossibles à contenir. Kirill Srebrennikov montre d'ailleurs, via le personnage de Skeptic, témoin cynique de l'époque, comment, en rêve, cela aurait pu dérailler dans des scènes où la jeunesse prend le dessus, peut s'éclater, défier ses ainés et les autorités... Avant d'ajouter que, évidemment, ça ne s'est pas passé comme ça.

De ces moments fantasmés, on sort à la fois déprimés et galvanisés. Mais surtout on mesure ce que nous, en France, notre cher pays qui aime tant s'auto-flageller, sombrer dans le déclinisme, avons et ce dont tant d'autres sont réellement privés : la liberté d'expression. Je n'avais pas anticipé le résultat des élections européennes ni la dissolution de l'Assemblée nationale décidée par le Président de la République avant d'écrire cette critique. Mais à la lumière de ces événements, et sans transformer cet article en tribune politique, voir Leto est comme une piqûre de rappel : le fascisme (d'extrême droite comme d'extrême gauche) s'en prend toujours à la culture pour commencer, la plus populaire comme la plus élitiste. 

Au coeur de Leto, de cet été (Leto signifie été en russe), il y a aussi, surtout, une magnifique romance, une sorte de version slave de Jules et Jim avec Mike, Natalia et Viktor. On peut donc vivre dans l'oppression la plus sinistre et aimer quand même. Aimer toujours. C'est peut-être niais de le dire mais tout comme il ne faut pas céder à la haine face aux ennemis de la paix, il ne faut pas renoncer à l'amour face à ceux qui ne parlent que d'autorité et d'ordre.

Leto n'a pas fait plaisir à tout le monde, dès sa production : inspiré des Mémoires de Natalia Naoumenko, témoin de la naissance du groupe Kino (celui dont Viktor est le leader), le scénario a été traité de "tissu de mensonges" par les musiciens survivants de la formation, leur producteur. Il n'y a pourtant pas de quoi s'énerver. Rien de diffamant ni d'infamant n'est raconté ici, dans ce portrait vibrant d'une génération luttant pour chanter et aimer.

Les acteurs ne sont pas connus au-delà de la Russie mais sont tous remarquables, en particulier le trio principal incarné par Teo Yoo (Viktor), Roman Bilyk (Mike) et Irina Starshenbaum (Natalia), qui ressemble de façon troublante à Mary Elizabeth Winstead, une beauté fascinante au jeu sensible dont on comprend qu'elle fasse tourner les têtes.

N'ayez pas peur : c'est un film russe, avec du rock russe, mais sa qualité est universelle. Leto est un merveilleux été.

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