mardi 18 juin 2024

BLACK FLIES (Jean-Stéphane Sauvaire, 2024)


New York. Ollie Cross est devenu ambulancier depuis six semaines et patrouille la nuit avec son partenaire , Lafontaine, avec lequel il ne s'entend pas. Ils interviennent sur le lieu d'une fusillade et tentent difficilement d'accéder aux blessés. Ils évacuent un homme touché au thorax et le conduisent à l'hôpital. Ollie s'occupe de lui prodiguer les premiers soins durant le trajet mais son patient décède avant d'être pris en charge par les médecins.


Le chef des ambulanciers, Burroughs, décide de confier Ollie à Gene Rutkowsky dit "Rut", un vétéran. Celui-ci a fait partie des secours présents lors de la chute des tours jumelles le 11 Septembre 2001, ce qui a complètement changé son rapport au métier. Détaché, il prévient d'emblée Ollie qu'on ne peut pas tous les sauver. Il n'empêche que, dans le feu de l'action, Rut est très efficace et inspire son jeune partenaire.


Mais après être intervenu pour une morsure causée par un chien sur une fillette dans un quartier peuplé de latinos, Ollie subit les moqueries de Lafontaine car il a voulu empêcher que l'animal soit exécuté. Le cadavre de la bête est caché dans son casier, ce qui déclenche une bagarre entre les deux ambulanciers. Pour décompresser, Ollie passe sa nuit de repos dans une boîte de nuit où il rencontre Clara, une jeune mère célibataire, qui l'invite chez elle et couche avec lui.


De retour sur le terrain, au fil des nuits, Ollie, au contact de Rut, apprend à mieux manipuler les instruments, à gérer ses émotions. Malgré ça, il éprouve des difficultés à parler de ce qu'il traverse à Clara, comme lorsqu'il assiste à l'intervention de la police arrêtant un mari violent tandis que lui et Rut s'occupent de la femme battue. Il redoute aussi de finir comme Rut, divorcé et père d'une fillette qu'il s'arrange pour voir entre deux appels, mais dont l'ex-épouse s'apprête à déménager hors de la ville avec son nouveau compagnon.


Toutefois, la vie de Ollie va vraiment basculer lors d'une intervention auprès d'une jeune femme enceinte et séropositive dont le bébé est pris en charge par Rut...


Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes l'an dernier, Asphalt City (en vo) a aussitôt été comparé à A Tombeau Ouvert de Martin Scorsese (1999), qui dressait aussi le portrait d'un ambulancier travaillant la nuit (interprété par Nicolas Cage). Et vous le devinez, cette comparaison n'a pas joué en faveur du long métrage de Jean-Stéphane Sauvaire.


Sans vouloir m'étendre sur le sujet, il y a chez une bonne partie de la critique, en particulier en France, une sorte de déification de Scorsese qui m'agace au plus haut point. Si je reconnais à Scorsese un immense talent et une carrière prestigieuse, je préfère quand même ce qu'il a produit dans les années 70-80 qu'à son cinéma plus récent. Mais surtout, ça m'énerve qu'on le considère comme le maître étalon de tous les genres qu'il a visités.

Donc, ce n'est pas parce que Scorsese a fait un film sur les ambulanciers, que c'est le film définitif sur le sujet. D'autant que A Tombeau Ouvert est bigrement mauvais avec son côté hystérique, Nicolas Cage en roue libre, et une histoire flirtant souvent avec le grotesque.

La manière de Jean-Stéphane Sauvaire est différente et à mon avis, plus intéressante. La composition du scénario, écrit par Ryan King et Ben MacBrown, d'après les Mémoires de Shannon Burke, est classique : on suit un rookie qui va apprendre le métier sur le tas, et à la dure, auprès d'un vétéran. On assiste à des opérations diverses et variées mais auxquelles la nuit donne un côté oppressant, électrique. Les ambulanciers arrivent, examinent la victime, commencent à prodiguer les premiers soins, l'embarquent pour l'hôpital. En quelques minutes, ils doivent déterminer la gravité des blessures, réagir avec calme et efficacité, déléguer au besoin aux médecins, mais parfois aussi constater qu'ils arrivent trop tard, ne peuvent rien faire, échouent en route.

Plus que l'écriture du script, ce qui saisit ici, c'est bien la façon de filmer, de capter ces moments. Sauvaire embarque le spectateur comme dans un reportage, caméra à l'épaule, éclairé par les phares des ambulances, les lumières crues des plafonniers. On voit les héros exercer dans l'urgence, prendre des décisions cruciales dans le chaos le plus total à cause de la présence d'autres individus, généralement hostiles, luttant contre leur propre fatigue physique et mentale.

Les moments calmes sont rares et même quand les protagonistes sont au repos, on les sent encore agis par ce qu'ils ont traversé. Il ne faut pas se laisser engloutir par la nuit, la souffrance, les horreurs, mais c'est quasiment impossible. Lorsqu'un proche, la femme qu'on aime, vous demande de parler pour vous soulager, vous en êtes incapable, faute de mots mais aussi pour ne pas l'accabler, ne pas la contaminer. Qui plus est, on observe la grande précarité dans laquelle vit Ollie, partageant un appartement sordide avec des immigrés asiatiques, et cette proximité l'empêche à la fois de se reposer mais aussi d'étudier en vue de l'examen de médecine qu'il prépare. Et comme il a fait le choix de ne pas prendre un second job à côté, il est contraint à cette existence misérable.

Sauvaire et ses scénaristes montrent quand même des passages plus légers, comme lorsque Ollie et Rut doivent déloger en douceur une femme qui s'est endormie dans une laverie et qui se met à les insulter après les avoir remercier d'avoir récupéré son déambulateur. L'amour de Rut envers sa fille est aussi une bulle d'air ou quand Clara (Raquel Nave), la fille que fréquente Ollie, est au lit avec lui et son bébé. Mais ces trêves sont de courte durée et annoncent de futures actions éprouvantes.

Sans spoiler, la dernière partie du film bascule dans le cauchemar avec une femme enceinte séropositive et la manière dont Rut s'occupe du nouveau-né. Cela provoque une réaction en chaîne aboutissant à une issue tragique - mais à la toute fin du générique on apprend dans quelles proportions cela affecte les ambulanciers et les chiffres sont effrayants... Après ça, il faut quand même reprendre le boulot, et comme si le cinéaste ne pouvait plus s'arrêter, le générique de fin justement continue de montrer une ambulance roulant dans les rues de New York - cette fois de jour, avec Ollie au volant, et pour la seule et unique fois en montrant le ciel.

C'est l'acteur Tye Sheridan (révélé par Spielberg dans Ready Player One) qui incarne Ollie qui a permis au film de se monter. Il est absolument formidable tout du long dans ce rôle qui complète une belle série où il joue souvent l'apprenti (The Card Counter, Mud, Joe, The Tender Bar). Il est même allé plus loin en co-produisant et en aidant de façon décisive le réalisateur quand il ne savait plus quelle scène conserver dans son montage et qu'il a alors sollicité pour lui l'avis de cinéastes avec lequel il avait tournés (comme Terrence Malick, Jeff Nichols et Darren Arenovsky). A ses côtés, Sean Penn fait un retour remarqué et remarquable, lui aussi dans un registre familier, celui du type ombrageux et torturé qu'il maîtrise à la perfection.

On notera dans des seconds rôles quelques surprises comme Michael Pitt (un revenant) mais aussi l'ex-boxeur Mike Tyson.

Black Flies (vous avez l'explication du titre "français" dans l'histoire) est un voyage halluciné et intense, un vrai geste de cinéma.

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