samedi 22 juin 2024

CHARLIE'S ANGELS (Elizabeth Banks, 2019)


A Rio de Janeiro, Jane Kano et Sabina Wilson, deux "anges" de la Townsend Organisation, arrêtent Jonny Smith, un trafiquant qu'elles livrent à leur formateur-superviseur, John "Bosley", qui lui-même le remet aux autorités américaines ensuite.
 

Un an plus tard. Elena Houghlin, une ingénieur, tente de dissuader Peter Fleming, le chef marketing de l'homme d'affaires Alexander Brok, de ne pas commercialiser tout de suite le programme Calisto qui n'a pas encore subi tous les tests nécessaires. Mais celui-ci n'en tient pas compte. Cependant, John "Bosley" participe à son pot de départ organisé par celle qui va lui succéder à la tête des "anges", Rebekha, et reçoit les félicitations de Charlie Townsend, le chef de cette organisation de contre-espionnage.


Edgar "Bosley", lui, rencontre en secret Elena Houghlin qui dénonce Peter Fleming et la mise sur le marché imminente du programme Calisto dont elle craint le détournement comme arme. Un tueur à gages surveille leur conversation et tente de les éliminer lorsque Jane et Sabina interviennent. A terme d'une course-poursuite, Hodak tue Edgar tandis que les trois filles s'en tirent de justesse. Rebekha les accueille dans une des bases de l'organisation et met au point une opération visant à dérober tous les prototypes de Calisto au siège social de Brok.
  

Une fois dans la place, les fille se rendent compte qu'un seul des prototypes est encore sur place. Les autres ont été dérobés par Peter Fleming qui compte les vendre au plus offrant. Rebekha trouve sa trace à Istanbul et compte faire d'une pierre deux coups en récupérant les programmes et en arrêtant le vendeur et l'acheteur...


Créée en 1976 par Leonard Goldberg et Aaron Spelling et diffusée jusqu'en 1981, Charlie's Angels (Drôles de Dames chez nous) fut une série à succès, qui révéla Farrah Fawcett (Mme Lee Majors à l'époque) aux côtés de Jaclyn Smith et Kate Jackson (d'autres comédiennes leur succéderont progressivement).


Comme toutes le séries cultes, elle n'a pas manqué d'intéresser le cinéma mais il aura fallu attendre le début des années 2000 pour que McG en tire une adaptation avec Drew Barrymore, Cameron Diaz et Lucy Liu. Le résultat, s'il cartonna au box office, était pourtant aux antipodes du produit original : une comédie d'action hystérique avec trois actrices en roue libre, des intrigues débiles, une réalisation tape-à-l'oeil.


Presque vingt ans après, Elizabeth Banks décide de tourner une nouvelle version, qui n'est pas un reboot mais s'inscrit dans la continuité, citant à la fois la série télé et les deux films de McG (on voit le trio Barrymore-Diaz-Liu en photo, et Jaclyn Smith fait une apparition à la toute fin. L'actrice-scénariste-réalisatrice veut faire de son film une oeuvre divertissante et militante, féministe, mais plus sobre que le diptyque des années 2000.

La démarche est louable mais aboutira à un cuisant échec commercial (et critique). Charlie's Angels 2019 ne manque pas de qualités, mais on peut facilement cibler ce qui ne fonctionne pas et qui n'a donc pas convaincu le public. Et la principale raison tient au simple fait que Banks s'est d'abord fait un cadeau pour elle.

L'intrigue est un prétexte, elle a un air de déjà-vu qui ne pouvait suffire à rivaliser avec une franchise rodée comme Mission : Impossible par exemple. C'est flagrant à l'image : sans être cheap, ça n'a jamais l'air d'être une super production digne de ce nom, à la hauteur des ambitions affichées. Cette histoire de programme informatique révolutionnaire risquant de devenir une arme redoutable ne captive jamais et on a le sentiment que les "anges" passent beaucoup de temps à courir après, aux quatre coins du monde, sans que le spectateur ressente le moindre danger, la moindre menace.

Faute d'un enjeu assez fort, un léger suspense est entretenu au sujet d'un agent double mais il fait long feu et s'achève dans un règlement de comptes d'une mollesse accablante où le message féministe voulue par Banks pèse une tonne. D'ailleurs, c'est bien simple, aucun homme n'a un rôle digne de ce nom, aucun mâle ne vaut grand-chose dans cette affaire (excepté le geek joué par Noah Centineo, à peine caractérisé mais surtout totalement accessoirisé). En fait, le traitement s'aligne sur le néo-féministe le plus pathétique où l'homme est au mieux un figurant sacrifiable, au pire un sale prédateur.

Est-ce que les filles, les femmes sont davantage valorisées ? A peine. Jane Kano est la meuf qui aime les gros calibres et la baston (mais craque pour le geek précité). Sabina Wilson est une lesbienne issue d'une famille riche et qui se cache derrière des vannes pas drôles. Elena Houghlin est une lanceuse d'alerte embarquée dans une aventure qui la dépasse et l'excite à la fois. On est donc très loin des drôles de dames originelles.


Ci-dessus, Jaclyn Smith, Farrah Fawcett et Kate Jackson, qui étaient non pas des super espionnes mais des détectives privées, auxquelles la critique de l'époque reprochaient surtout d'être trop sexy (et les machos trop malines). Mais en tout cas, elles avaient des rôles autrement plus subtiles et les défendaient sous une direction plus habile.

Kristen Stewart a tourné Charlie's Angels la même année que Seberg et elle s'essaie ici à un registre plus léger : son charme est renversant, mais l'intensité de son jeu est trop bridée. Ella Balinska est une superbe mannequin dont les talents de comédienne sont agréables mais la partition trop caricaturale. Naomi Scott est certainement des trois celle qui tire le mieux son épingle du jeu car elle a hérité du personnage dont l'évolution entre le début et la fin est la plus notable et elle lui insuffle une énergie drôlatique.

Mais tout ça, y compris les rôles masculins (qui ridiculisent Patrick Stewart et Sam Claflin), ne semble guère intéresser Banks qui, tout du long, a surtout veiller à avoir la meilleure part du gâteau. Elle a donc écrit le script (même si l'histoire est de Evan Spiliotopoulos et David Auburn), réalisé, co-produit le film. Et comme elle n'a jamais été une star dans les longs métrages des autres, elle paraît s'être dit qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même.

En soi, rien de mal. Mais Bosley, dans la série comme dans les films, est le support technique, logistique, des "anges", il n'est jamais sur le terrain avec elle. Banks en fait, elle, quasiment le pivot du film : sa Bosley piste les méchants, élabore des plans pour les piéger, assiste en toutes circonstances ses trois "anges" (qui sont donc souvent réduits à terminer le boulot, à être son bras armé). Cela fait du personnage le vrai moteur de l'intrigue, reléguant celles qui devraient en être les héroïnes au second plan.

Curieux message féministe pour le coup : chaperonnées par un homme, les "anges" paraissent plus autonomes et au premier plan que sous la coupe d'une femme, qui récolte les lauriers à leur place, se met constamment en avant, donne l'impression que sans elle les trois autres seraient complètement perdues. Banks réussit l'exploit de créer un Bosley au féminin encore plus macho que tout le patriarcat qu'elle veut dénoncer. Un comble !

Le public n'est pas idiot : quand on lui promet quelque chose qui dit le contraire de cette promesse, il rejette tout en bloc (cf. Argylle, vendu comme un spy movie spectaculaire avec Henry Cavill et qui n'existe que pour Bryce Dallas Howard et Sam Rockwell dans un pseudo spy-movie méta). Est-ce qu'on aura un jour droit à une adaptation digne de ce nom de Drôles de dames ? Pas avant longtemps, je le crains. Mais finalement, n'est-ce pas mieux ainsi ?

vendredi 21 juin 2024

SEBERG (Benedict Andrews, 2019)


Mondialement connu pour ses rôles dans Bonjour Tristesse, Jeanne d'Arc et A Bout de Souffle, Jean Seberg rentre en 1968 aux Etats-Unis tourner La Kermesse de l'Ouest de Joshua Logan avec Lee Marvin. Elle a laissé à Paris son mari, l'écrivain Romain Gary, et leur fils Diego.


Dans le vol pour Los Angeles, elle assiste à un esclandre entre un passager noir, qui réclame une place en première classe pour la femme qu'il accompagne, la veuve du leader noir activiste Malcolm X, et une hôtesse de l'air qui lui commande de rester à sa place. Jean s'interpose, proposant de payer pour ce que réclame l'homme. A leur descente d'avion, elle remarque qu'il est attendu par des photographes en compagnie de membres des Black Panthers et, contre l'avis de son agent, elle va poser à leurs côtés.


La scène ne passe pas inaperçue pour Jack Solomon et Carl Kowalski, deux agents du F.B.I., qui surveillent l'homme et identifient l'actrice. Renseignant leur supérieur, ils reçoivent l'ordre de suivre Jean pour savoir si elle est liée aux Black Panthers et l'homme, Akim Jamal. Le soir même, elle va en effet frapper à sa porte pour lui proposer de financer l'organisation. Ils finissent la nuit ensemble, bien qu'ils soient tous les deux mariés.


Un ordre venu d'en haut ordonne alors de se servir de cette liaison pour discréditer Jamal auprès des Black Panthers, qui ne lui pardonneront pas de coucher avec une blanche, et Jean, dont le public refusera de la soutenir car elle couche avec un "nègre"...


La vie de Jean Seberg est une des histoires les plus tristes qui soient. Celle qui était surnommée "la petite fiancée de l'Amérique", révélée à 19 ans par Otto Preminger dans son film Jeanne d'Arc puis devenue l'égérie de la Nouvelle Vague en France dès la sortie de A Bout de Souffle de Jean-Luc Godard, est morte à 40 ans dans sa voiture, après dix jours sans donner de nouvelles d'elle, probablement d'une overdose.
 

Ce film de Benedict Andrews n'est pas à proprement parler un biopic, il ne couvre pas toute l'existence et la carrière de l'actrice mais principalement trois années décisives, de 1968 à 1971, quand elle a fait son retour sur les plateaux de tournage hollywoodiens et a commencé à soutenir le mouvement des Black Panthers contre la ségrégation raciale et pour la lutte pour les droits civiques des noirs américains.


Cet engagement, le film le montre très bien, a coûte très cher à Jean Seberg puisque, en devenant la maîtresse du militant Akim Jamal et un des mécènes des Black Panthers, elle est devenue la cible d'une campagne de persécution orchestrée par le FBI, alors dirigé par le terrifiant J. Edgar Hoover. 

Le scénario écrit par Joe Schrapnel et Anna Waterhouse est découpé en deux parties assez distinctes et suit de manière quasiment égale les parcours de Jean Seberg et de l'agent Jack Solomon. Dans un premier temps, l'actrice est présentée comme une femme qui cherche à donner un second souffle à sa carrière et prend conscience de l'activisme dans son pays natal. De son côté, Solomon est un fonctionnaire du renseignement qui se montre très professionnel et convainc sa hiérarchie de surveiller l'actrice pour mieux suivre Akim Jamal.

Sans perdre son temps, le récit montre la liaison entre Seberg et Jamal et il est bon de la replacer dans le contexte de l'époque : Jean Seberg est une belle femme blanche qui couche avec un "nègre" dont le mouvement appelle à l'insurrection civile. En 1969, alors que la guerre du Vietnam est déjà un bourbier, que les frères Kennedy et le pasteur Luther Ling ont été assassinés, un tel couple, qui plus est adultérin, puisque tous deux son mariés chacun de leur côté, est scandaleux.

Mais pour le FBI, qui traque les communistes, les homosexuels, les noirs, bref tous les éléments de la société qui refusent d'être alignés, c'est de la dynamite. Il ne faudra pas bien longtemps pour décider su sort à leur réserver car Jamal peut porter préjudice à Seberg comme Seberg à Jamal.

Lorsque leur romance est rendue publique, le film bascule dans sa seconde partie, réellement cauchemardesque. Solomon s'oppose d'abord mollement à cette manipulation puis se rend compte des ravages que cela va causer. Lorsque sa femme découvre les clichés qu'il a pris de Seberg lors de sa surveillance, elle se méprend d'abord, connaissant mal l'actrice elle croit qu'il l'a trompe. Il lui révèle péniblement la vérité sur son métier et ce qu'il a contribué à déclencher. Le réflexe de l'épouse est de le convaincre de demander un changement d'affectation. Mais il est trop tard.

Solomon sait que ce qui va suivre sera terrible. Et ça le sera en effet. Jamal est effectivement ostracisé dans son propre mouvement. Romain Gary, le mari de Jean, encaisse la trahison de cette dernière mais craint pour leur sécurité, à elle, à lui et pour leur fils Diego. Il la supplie d'arrêter de soutenir les Black Panthers, de rentrer avec eux à Paris, pour éviter d'être littéralement crucifiée, broyée par la machine. Elle refuse d'abord. Puis ce sera le drame : une tentative de suicide, la mort d'un bébé, la paranoïa permanente, l'alcool, les calmants... Elle ne tournera plus jamais en Amérique mais continuera à aider les Black Panthers depuis la France, jusqu'à ce que Gary la quitte...

Si le script ménage un peu trop Akim Jamal, dont on sait qu'il a beaucoup profité de Jean Seberg, alors qu'il est ici montré sous un jour plus avantageux, plus flatteur, en revanche le calvaire de cette dernière est atroce. On ne peut que compatir. La mécanique impitoyable du FBI est détaillée et le spectateur peut se rendre compte que Seberg a été un instrument pratique pour le Bureau. Je n'en sais pas assez sur le rôle éventuel de Solomon, qu'on voit tenter in fine de se repentir, ou du moins de s'excuser, mais je serai étonné que cela se soit produit de manière aussi franche, aussi sincère.

Le film doit énormément en tout cas à son casting : d'abord avec des seconds rôles nombreux mais bien caractérisés et interprétés par Vince Vaughn (absolument odieux), Margaret Qualley, Yvan Attal (très bien en Romain Gary), Zazie Beetz. En première ligne, Anthony Mackie est exemplaire dans la peau de Jamal, quand bien même le personnage était beaucoup moins aimable. Jack O'Connell est remarquable dans le costard de Jack Solomon, gagné par un trouble puis un malaise grandissant. Et enfin Kristen Stewart est juste exceptionnelle : elle ne ressemble pas à Jean Seberg, mais produit une composition qui ne sombre jamais dans l'excès, le surjeu. C'est vraiment une actrice phénoménale quand elle dispose d'une telle partition, d'une séduction insensée, et transmettant une émotion vibrante.

Alors que va bientôt sortir en salles Maria (au sujet de Maria Schneider, autre figure du cinéma des années 60-70, brûlée sur l'autel de la gloire), se souvenir de Jean Seberg, à l'heure où #metoo commence enfin à faire effet en France, est d'autant plus poignant.

jeudi 20 juin 2024

ROCKET : THE BLUE RIVER CORE (Al Ewing / Adam Gorham)


Entre deux aventures avec les Gardiens de la Galaxie, Rocket Raccon boit seul un verre dans un bar bondé et rumine sa misérable existence. Soudain, une vieille connaissance vient se rappeler à son souvenir : Otta Spice. Son premier amour. Son premier chagrin d'amour.


Otta ne souhaite pas renouer avec Rocket mais vient lui demander de l'aider. Les ressources naturelles de sa planète nataale, Tarka, sont exploitées jusqu'à épuisement par une industrie et la population est en danger si elle ne récupère pas une graine qui pourrait tout arranger.


Il se laisse attendrir mais il lui faut des renforts. Pas ses amis Gardiens. Des mercenaires. Il débauche la moitié de l'équipe des Technets en rupture de ban avec leur patronnne et les embarque dans un casse audacieux contre la promesse d'une jolie récompense. Mais c'est sans compter sur Gatecrasher, la leader des Technets, disposant de l'autre moitié de ses effectifs et qui compte bien arrêter Rocket contre une prime...
 

En 2017, soit trois ans avant de prendre en main la série Guardians of the Galaxy, Al Ewing se voit proposer d'écrire une mini-série en six parties sur Rocket Raccoon. Le raton-laveur génétiquement modifié créé par Bill Mantlo et Keith Giffen est un personnage que tout le monde adore et dont James Gunn a fait le coeur de sa trilogie des adaptations des comics sur Les Gardiens de la Galaxie (en particulier dans le dernier film).


Pourtant, au fil des années, notamment dans la série que lui a consacré Skottie Young, Rocket est devenu indissociable de Groot, l'arme vivant humanoïde qui ne s'exprime que par une phrase ("I am Groot", dont seul Rocket saisit la signification). Au point d'ailleurs que Groot lui vole désormais presque la vedette.


Ewing va donc prendre une décision drastique pour commencer : composer une intrigue sans Groot. Ce qui n'a l'air de rien mais permet de ne plus être distrait et de recentrer toute la série sur Rocket. Et quand le premier épisode débute, il est au comptoir d'un bar bondé en train de siffler des verres en ayant visiblement le blues. Jusqu'à ce que...


... Otta Spice surgisse et vienne lui demander de l'aider. "Cherchez la femme", comme dit la formule dans les récits policiers. Et c'est précisément ce que va proposer Ewing : un polar. En respectant les codes, les clichés même du genre, saupoudrés d'humour et de pas mal de mélancolie et d'action.

Car pour le scénariste, le personnage de Rocket est comme un vétéran, brisé, cassé, seul. Il a vécu des choses atroces, a été trahi, abandonné, s'est fait une place au sein des Gardiens mais sans vraiment ls considérer comme sa famille ou des amis - plutôt des partenaires. Et tout ce spleen prend sa source dans une romance qui a mal tourné et l'a laissé amer, cynique, mais aussi risque-tout, hâbleur, ne tenant pas en place. Ne résistant pas à l'appel de l'aventure, quitte encore à y laisser beaucoup de lui-même.

Au fond, semble nous dire Al Ewing, comme tous les durs (ou ceux qui veulent se faire passer comme tel), Rocket est un sensible qui le cache, un sentimental qui ne veut pas que ça se voit. Revoir Otta ler amène en arrière, avec ce que ça a de douloureux, mais aussi de romantique. Et on peut se demander ce qui, entre l'argent ou un retour de flamme, l'emporte quand il accepte de commettre un braquage périlleux pour elle.

Le scénario est admirablement construit, ouvragé par un auteur qui maîtrise parfaitement ses classiques et les adapte à ce drôle de héros, dans un contexte cosmique, épique, parfois délirant, parfois cruel. La présence des Technets, ces mercenaires créés par Chris Claremont et Alan Davis dans les pages de Excalibur, donne une bonne idée de ce qui attend le lecteur dans la mesure où Rocket s'allie à la moitié d'entre eux qui ont tourné le dos à leur patronne, Gatecrasher, qui souhaite accrocher le raton-laveur à son tableau de chasse contre une belle récompense.

Rocket arrêté et livré à la justice, Ewing ose tout, comme ces avocats qui parodient allègrement Matt Murdock et Foggy Nelson (rebaptisés pour la circonstance Murd Bludorck et Froggy Frelson), ou conviant Deadpool le temps d'un numéro pour une opération commando contre Cordyceps Jones.

Mais à la fin, sans spoiler, attendez-vous à une douche froide : le dénouement est particulièrement triste. Là encore comme toute bonne série noire, il n'y a pas de gagnant, pas de vainqueur, pas de happy end. D'ailleurs, la série s'achève comme elle a commencé, au comptoir d'un bar, cette fois vide. C'est vraiment touchant, d'autant plus qu'on ne s'y attend pas, anticipant plutôt une morale acerbe de la part de Rocket.

Le dessin de Rocket a été confié à l'excellent mais sous-estimé Adam Gorham, qui est toujours impeccable quel que soit sa production (lisez The Blue Flame ou Punk Mambo). Son style s'adapte merveilleusement à ce récit avec un trait vif et un découpage précis, qui fait la part belle à des planches bien composées, où le texte en off vient non pas répéter ce que dit l'image mais la compléter, l'enrichir, la nuancer.

Gorham profite aussi du talent du coloriste Michael Garland (celui-là même qui collabore avec Tomm Coker sur Black Monday Murders dont je vous ai récemment parlé). La palette qu'il utilise privilégie les tonalités vives et simples pour respecter la lisibilité et l'efficacité du dessin de Gorham, qui s'encre lui-même avec beaucoup d'expertise. Des effets de pinceau sec donnent de la texture aux personnages et aux décors, une sorte de patine un peu old school très sympa, avec une grande expressivité sur les visages et dans les attitudes, la langage corporel.

Cette petite série, par le format et l'ambition, vaut vraiment le détour et prouve encore une fois la polyvalence de Al Ewing et la solidité de Adam Gorham. A quand une réunion de ces deux-là ?

ULTIMATE SPIDER-MAN #6 (Jonathan Hickman / Marco Checchetto)


Peter Parker rentre chez lui avec un gros oeil au beurre noir. Il tente de faire croire à sa femme et ses enfants qu'il a simplement fait une mauvaise chute mais May, sa fille, révèle le secret de sa double vie. Sommé de s'expliquer, il raconte alors la soirée qu'il vient de passer en compagnie du Bouffon Vert..


Ce sixième épisode de Ultimate Spider-Man marque la fin du premier arc écrit par Jonathan Hickman et le retour au dessin de Marco Checchetto. Il y a donc tous les ingrédients pour se régaler... Et c'est le cas : cet épisode est jouissif !


Finalement, sur le plan de la construction, du rythme, Ultimate Spider-Man 2024 n'est pas si différent de celui de 2000 quand Brian Michael Bendis et Mark Bagley étaient commandes. La narration est volontiers décompressée, avec une volonté évidente de poser les bases d'un nouvel univers, très différent du premier mais comportant son lot de surprises.


En vérité, Hickman paraît très sage dans cette série : elle n'abrite aucun grand concept auquel il nous a habitués, ces six premiers épisodes misent tout sur les personnages, leur caractérisation, leurs rôles souvent étonnants dans leur manière d'être configurés. C'est déroutant mais rafraîchissant aussi.
 

Surtout on sent chez le scénariste cette envie de faire des pieds de nez constants aux fans mais aussi à une direction éditoriale qui a muselé les auteurs dans l'univers classique du Tisseur. Les exemples les plus frappants sont le fait que Peter est marié à Mary Jane, a des enfants avec elle, que Ben Parker n'est pas mort, que Harry Osborn est l'époux de Gwen Stacy, ou encore que le Caïd Wilson Fisk revient dans le giron des ennemis de Spider-Man (comme il le fut avant d'être récupéré par Frank Miller pour Daredevil).

Mine de rien, ça fait beaucoup de choses à intégrer mais, alors qu'on croit souvent impossible de renouveler de vieux héros comme Spider-Man (ou Superman chez DC), en déplaçant quelques éléments, cette sensation de nouveauté se fait jour, non par quelques astuces réellement originales mais par un décalage avec ce dont on a l'habitude. En cela, ce n'est pas si différent, même si appliqué à une échelle plus modeste, que ce que Hickman avait fait pour X-Men en s'écartant du dogme des mutants persécutés en équipe au profit d'une nation toute entière et souveraine.

Dans ce numéro, on assiste à l'affrontement attendu entre Spider-Man et le Caïd avec le Bouffon Vert qui est aussi de la partie. Comme on pouvait s'y attendre, puisque Hickman a souligné à quel point Peter Parker était encore un débutant en tant que super-héros, la bagarre ne tourne pas comme prévu. Elle montre aussi à quel point Harry Osborn, qui affichait une assurance proche de la suffisance, n'est pas, lui non plus, prêt comme il le prétendait.

L'épisode accorde autant de pages à cette bataille qu'à ses répercussions puisque Peter Parker rentre chez lui le visage tuméfié et ne peut plus cacher son secret. Hickman ausculte alors les réactions des enfants mais aussi de Mary Jane et là encore, il arrive à surprendre tout en donnant au lecteur ce qu'il attend (comme le fait que, enfin, Peter adopte le pseudonyme de Spider-Man).

Visuellement, même si David Messina n'a vraiment pas démérité ces deux derniers mois, le retour de Marco Checchetto au dessin fait plaisir. L'italien s'est reposé et il revient au maximum de sa forme pour un numéro qui lui permet de briller dans les exercices où il est particulièrement fort.

La baston à trois entre Fisk, Peter, et Harry est authentiquement épique, avec une puissance qui s'en dégage très impressionnante. Fisk a rarement été aussi brutal et massif et dangereux. Il est un adversaire terrifiant. La manière dont il réussit à malmener les deux intrus dans son bureau possède une intensité à même de combler n'importe quel fan de ce genre de scène.

Puis ensuite, donc, il y a l'échange entre les membres de la famille Parker. Checchetto a toujours eu cette aisance pour traduire par les gestes, les attitudes, les sentiments qui animent ses personnages. Il n'a pas l'expressivité des visages des spécialistes du genre comme Kevin Maguire ou Stuart Immonen, en revanche il sait composer des plans où chaque protagoniste trouve sa place harmonieusement, varier les angles de vue, les valeurs de plan, et surtout bouger à l'intérieur du cadre de telle manière qu'on saisit tout de suite ce que la situation lui inspire.

Enfin, je ne l'ai jamais mentionné jusqu'ici mais la série bénéficie d'un maître coloriste avec Matt Wilson et on peut apprécier le talent avec lequel il valorise le dessin de Checchetto mais aussi comment il établit les ambiances du récit écrit par Hickman.

Ultimate Spider-Man est une franche réussite, quand bien même faut-il en passer par quelques épisodes dessinés par un fill-in (mais on n'est pas mal loti). J'attends avec appétit la suite.

mercredi 19 juin 2024

BLUE & COMPAGNIE (John Krasinski, 2024)


Bea, 12 ans, emménage chez sa grand-mère Margaret pendant que son père, hospitalisé, attend d'être opéré du coeur. Elle a perdu sa mère d'un cancer quelques années plus tôt et s'agace des pitreries de son paternel, insistant sur le fait qu'elle n'est plus une enfant et qu'elle peut supporter la situation.


Un soir, elle surprend le voisin du dessus avec une fillette et les suit jusqu'à une maison où ils s'introduisent dans une maison et la chambre d'un enfant. Quand Bea en voit sortir une énorme créature velue et bleue, elle s'évanouit.
 

Lorsqu'elle revient à elle, elle est dans l'appartement de Calvin, le voisin qui habite l'étage au-dessus de sa grand-mère, veillée par la créature violette, Blue, et Blossom, une fillette tout droit sortie d'un dessin animé. Calvin lui explique que ce sont des amis imaginaires à qui il essaie de trouver un enfant depuis que leurs propriétaires d'origine les ont oubliés.


D'abord méfiante et hésitante, Bea va accepter d'aider Calvin et ses amis qui, en attendant d'être casés, ont trouvé refuge dans une foire foraine abandonnée...


Si vous êtes diabétique, cynique ou si vous êtes à ce point fan de Monstres et Cie, ne lisez pas la suite et n'allez pas voir IF (pour Imaginary Friends, en vo). Ce n'est tout simplement pas fait pour vous. Est-ce que c'est fait pour moi ? En tout cas, j'ai été assez curieux et ouvert d'esprit pour tenter l'expérience.
 

John Krasinski a été révélé par la série humoristique The Office (2005-2013). Ce n'est pas être injuste de dire que sa carrière n'a jamais décollé depuis au cinéma. Il a incarné l'espion Jack Ryan dans la série télé du même nom de 2018 à 2023. Mais il surtout concentré ses efforts dans le domaine de la réalisation à partir de 2016 (La Famille Hollar) et surtout 2018 (avec le premier volet de la franchise qu'il a créée : Sans un Bruit).


Fort du succès de ce dernier opus et de sa suite, Krasinski s'est trouvé face à ce qui travaille tous les cinéastes : que faire après ? Continuer à exploiter un filon ? Ou tenter autre chose ? Le mari de l'actrice Emily Blunt a décidé de changer de direction pour s'adresser à un public familial avec Blue & Compagnie.

Le thème des amis imaginaires a souvent été exploré au cinéma et Pixar en a même tiré un de ses chefs d'oeuvre, Monstres et Cie. On ne peut pas ne pas le citer après avoir vu Blue & Compagnie, ne serait-ce que pour l'apparence de Blue, ce monstre aussi énorme que gentil, qui ressemble tant à Sullivan. Evidemment, ce n'est pas un bon point pour le scénariste-réalisateur Krasinski qu'on peut facilement accuser d'avoir allègrement pompé la concurrence.

C'est d'ailleurs tout le problème du film : son histoire est cousue de fil blanc, sirupeuse jusqu'à l'écoeurement, prévisible. On voit tout venir à des km, si bien qu'au moment d'en rédiger la critique, on se demande ce qui peut encore relever du spoiler car c'est comme si on agitait en permanence une pancarte devant le spectateur en lui demandant s'il avait deviné ce qui allait se passer ou qui est réellement quel personnage.

La volonté de Krasinski de s'adresser à un jeune public est louable et il n'y a pas lieu de la moquer. Puisque c'est dans le cahier des charges, dans l'intention originale de l'auteur. Mais par contre on peut se demander au-delà de quel âge les grosses ficelles du film fonctionnent encore. Et là c'est un souci parce que, à part les tous petits, j'ai bien peur qu'on atteigne la limite. L'héroïne, avec ses douze ans, me paraît déjà trop vieille pour ça.

Si vous êtes attentif, au début du film, on voit passer à la télé un vieux film méconnu, Harvey, de henry Koster (1950), dans lequel James Stewart incarne Elwood, un quadragénaire, affirme avoir pour ami imaginaire un lapin, ce qui ruine sa vie sociale et pousse sa soeur à le faire interner. C'est un film absolument divin, avec Stewart dans un rôle impossible mais qu'il réunit à jouer avec sa subtilité habituelle, touchant, drôle. En somme tout ce que voudrait être Krasinski ici.

Mais IF n'arrive jamais à la cheville de Harvey. Pour plein de raisons. La première est d'ordre esthétique : créés en images de synthèse, les amis imaginaires manquent cruellement de ce qui les rendraient attachants. Si Jim Henson, le créateur du Muppets Show, ou Michel Gondry ou Spike Jonze (qui avait si bien réussi Max et les Maximonstres avec des créatures confectionnées "en dur") s'étaient occupés de mettre en scène cette histoire, le résultat aurait été tout autre, peut-être moins beau, moins fluide, mais plus naturel, moins artificiel. Ce look "pixarisé" est devenu insupportable pour moi, c'est aseptisé au possible, et ça ne fonctionne absolument pas dans ce mélange d'animation et de prises de vue réelles (Blossom par exemple aurait gagné à n'être pas dessiné en 3D car elle provient d'une époque, celle de la grand-mère de Bea, où cela n'existait pas).

La seconde raison tient à son casting : la petite Cailee Fleming est choupinette mais elle minaude tellement qu'elle ne transmet aucune émotion. Elle est fade au possible. C'est sans doute rude de qualifier ainsi une jeune actrice mais elle traverse chaque plan de manière transparente. A ses côtés, Ryan Reynolds a une partition tellement misérable qu'on a de la peine pour lui : voilà un comédien qui n'a objectivement rien de génial, mais un capital sympathie indéniable et un vrai sens de l'auto-dérision. Si seulement Krasinski l'avait laissé participer à l'écriture (ce que Reynolds fait très bien par ailleurs), son film aurait gagné en fantaisie et en humour au lieu de se complaire dans le lacrymal. Et par pudeur, je ne vous parlerai pas du gâchis d'employer la grande Fiona Shaw dans le rôle de la grand-mère : c'est tellement mal torché que c'en est risible (elle passe la majeure partie du film endormie devant sa télé, et quand elle est réveillée, son personnage ne s'inquiète jamais de voir sa petite fille sortant toute la nuit - à 12 ans ! - ni passer son temps chez le voisin).

Ne vous laissez pas appâter par les voix prestigieuses des amis imaginaires (en vo : Steve Carrell, George Clooney, Matt Damon, Awkwafina, Pheobe Waller-Bridge, Bradley Cooper, Blake Lively, Emily Blunt...). Krasinski a un beau carnet d'adresses et une jolie petite idée, mais c'est bien tout.

Tout ça, au fond, ne nous renseigne que sur une chose essentielle : Sans un Bruit était une idée maline, mais Krasinski ne paraît pas en avoir d'autres, au moins pour l'instant, d'aussi bonnes. Je disais qu'il ne fallait pas être diabétique, cynique et fan de Monstres et Cie pour voir Blue & Compagnie (parce que trop sucré, trop gnan-gnan, trop copié sur Pixar). J'ajouterai surtout qu'il ne faut pas y emmener les enfants : ils méritent mieux (tout comme nous, adultes).

mardi 18 juin 2024

BLACK FLIES (Jean-Stéphane Sauvaire, 2024)


New York. Ollie Cross est devenu ambulancier depuis six semaines et patrouille la nuit avec son partenaire , Lafontaine, avec lequel il ne s'entend pas. Ils interviennent sur le lieu d'une fusillade et tentent difficilement d'accéder aux blessés. Ils évacuent un homme touché au thorax et le conduisent à l'hôpital. Ollie s'occupe de lui prodiguer les premiers soins durant le trajet mais son patient décède avant d'être pris en charge par les médecins.


Le chef des ambulanciers, Burroughs, décide de confier Ollie à Gene Rutkowsky dit "Rut", un vétéran. Celui-ci a fait partie des secours présents lors de la chute des tours jumelles le 11 Septembre 2001, ce qui a complètement changé son rapport au métier. Détaché, il prévient d'emblée Ollie qu'on ne peut pas tous les sauver. Il n'empêche que, dans le feu de l'action, Rut est très efficace et inspire son jeune partenaire.


Mais après être intervenu pour une morsure causée par un chien sur une fillette dans un quartier peuplé de latinos, Ollie subit les moqueries de Lafontaine car il a voulu empêcher que l'animal soit exécuté. Le cadavre de la bête est caché dans son casier, ce qui déclenche une bagarre entre les deux ambulanciers. Pour décompresser, Ollie passe sa nuit de repos dans une boîte de nuit où il rencontre Clara, une jeune mère célibataire, qui l'invite chez elle et couche avec lui.


De retour sur le terrain, au fil des nuits, Ollie, au contact de Rut, apprend à mieux manipuler les instruments, à gérer ses émotions. Malgré ça, il éprouve des difficultés à parler de ce qu'il traverse à Clara, comme lorsqu'il assiste à l'intervention de la police arrêtant un mari violent tandis que lui et Rut s'occupent de la femme battue. Il redoute aussi de finir comme Rut, divorcé et père d'une fillette qu'il s'arrange pour voir entre deux appels, mais dont l'ex-épouse s'apprête à déménager hors de la ville avec son nouveau compagnon.


Toutefois, la vie de Ollie va vraiment basculer lors d'une intervention auprès d'une jeune femme enceinte et séropositive dont le bébé est pris en charge par Rut...


Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes l'an dernier, Asphalt City (en vo) a aussitôt été comparé à A Tombeau Ouvert de Martin Scorsese (1999), qui dressait aussi le portrait d'un ambulancier travaillant la nuit (interprété par Nicolas Cage). Et vous le devinez, cette comparaison n'a pas joué en faveur du long métrage de Jean-Stéphane Sauvaire.


Sans vouloir m'étendre sur le sujet, il y a chez une bonne partie de la critique, en particulier en France, une sorte de déification de Scorsese qui m'agace au plus haut point. Si je reconnais à Scorsese un immense talent et une carrière prestigieuse, je préfère quand même ce qu'il a produit dans les années 70-80 qu'à son cinéma plus récent. Mais surtout, ça m'énerve qu'on le considère comme le maître étalon de tous les genres qu'il a visités.

Donc, ce n'est pas parce que Scorsese a fait un film sur les ambulanciers, que c'est le film définitif sur le sujet. D'autant que A Tombeau Ouvert est bigrement mauvais avec son côté hystérique, Nicolas Cage en roue libre, et une histoire flirtant souvent avec le grotesque.

La manière de Jean-Stéphane Sauvaire est différente et à mon avis, plus intéressante. La composition du scénario, écrit par Ryan King et Ben MacBrown, d'après les Mémoires de Shannon Burke, est classique : on suit un rookie qui va apprendre le métier sur le tas, et à la dure, auprès d'un vétéran. On assiste à des opérations diverses et variées mais auxquelles la nuit donne un côté oppressant, électrique. Les ambulanciers arrivent, examinent la victime, commencent à prodiguer les premiers soins, l'embarquent pour l'hôpital. En quelques minutes, ils doivent déterminer la gravité des blessures, réagir avec calme et efficacité, déléguer au besoin aux médecins, mais parfois aussi constater qu'ils arrivent trop tard, ne peuvent rien faire, échouent en route.

Plus que l'écriture du script, ce qui saisit ici, c'est bien la façon de filmer, de capter ces moments. Sauvaire embarque le spectateur comme dans un reportage, caméra à l'épaule, éclairé par les phares des ambulances, les lumières crues des plafonniers. On voit les héros exercer dans l'urgence, prendre des décisions cruciales dans le chaos le plus total à cause de la présence d'autres individus, généralement hostiles, luttant contre leur propre fatigue physique et mentale.

Les moments calmes sont rares et même quand les protagonistes sont au repos, on les sent encore agis par ce qu'ils ont traversé. Il ne faut pas se laisser engloutir par la nuit, la souffrance, les horreurs, mais c'est quasiment impossible. Lorsqu'un proche, la femme qu'on aime, vous demande de parler pour vous soulager, vous en êtes incapable, faute de mots mais aussi pour ne pas l'accabler, ne pas la contaminer. Qui plus est, on observe la grande précarité dans laquelle vit Ollie, partageant un appartement sordide avec des immigrés asiatiques, et cette proximité l'empêche à la fois de se reposer mais aussi d'étudier en vue de l'examen de médecine qu'il prépare. Et comme il a fait le choix de ne pas prendre un second job à côté, il est contraint à cette existence misérable.

Sauvaire et ses scénaristes montrent quand même des passages plus légers, comme lorsque Ollie et Rut doivent déloger en douceur une femme qui s'est endormie dans une laverie et qui se met à les insulter après les avoir remercier d'avoir récupéré son déambulateur. L'amour de Rut envers sa fille est aussi une bulle d'air ou quand Clara (Raquel Nave), la fille que fréquente Ollie, est au lit avec lui et son bébé. Mais ces trêves sont de courte durée et annoncent de futures actions éprouvantes.

Sans spoiler, la dernière partie du film bascule dans le cauchemar avec une femme enceinte séropositive et la manière dont Rut s'occupe du nouveau-né. Cela provoque une réaction en chaîne aboutissant à une issue tragique - mais à la toute fin du générique on apprend dans quelles proportions cela affecte les ambulanciers et les chiffres sont effrayants... Après ça, il faut quand même reprendre le boulot, et comme si le cinéaste ne pouvait plus s'arrêter, le générique de fin justement continue de montrer une ambulance roulant dans les rues de New York - cette fois de jour, avec Ollie au volant, et pour la seule et unique fois en montrant le ciel.

C'est l'acteur Tye Sheridan (révélé par Spielberg dans Ready Player One) qui incarne Ollie qui a permis au film de se monter. Il est absolument formidable tout du long dans ce rôle qui complète une belle série où il joue souvent l'apprenti (The Card Counter, Mud, Joe, The Tender Bar). Il est même allé plus loin en co-produisant et en aidant de façon décisive le réalisateur quand il ne savait plus quelle scène conserver dans son montage et qu'il a alors sollicité pour lui l'avis de cinéastes avec lequel il avait tournés (comme Terrence Malick, Jeff Nichols et Darren Arenovsky). A ses côtés, Sean Penn fait un retour remarqué et remarquable, lui aussi dans un registre familier, celui du type ombrageux et torturé qu'il maîtrise à la perfection.

On notera dans des seconds rôles quelques surprises comme Michael Pitt (un revenant) mais aussi l'ex-boxeur Mike Tyson.

Black Flies (vous avez l'explication du titre "français" dans l'histoire) est un voyage halluciné et intense, un vrai geste de cinéma.

lundi 17 juin 2024

A VIF (Neil Jordan, 2007)


Erica Bain est l'animatrice d'une émission de radio dans laquelle elle parle de ses explorations dans des coins peu fréquentés de New York. Elle partage sa vie avec David Kirmani, un médecin urgentiste. Un soir, ils se promènent dans Central Park et passent sous un pont où des voyous les prennent à parti et les agressent en les filmant. Après les avoir roués de coups, ils s'enfuient en retirant sa bague de fiançailles à Erica.
 

Admis à l'hôpital, David meurt peu après des suites de ses blessures tandis que Erica est plongée dans le coma pendant trois semaines. A sa sortie, elle apprend que David a été enterré sans attendre qu'elle soit disponible. Traumatisée, elle ne sort plus de chez elle que pour faire quelques courses et enregistrer son émission depuis son domicile. Mais incapable de reprendre une vie normale, elle veut se procurer une arme pour se défendre.


N'ayant pas de permis de port d'arme, elle se procure un pistolet automatique au marché noir. Un soir, dans une épicerie, elle assiste à un braquage et au meurtre de la caissière. Elle abat le voleur. Peu après la police arrive sur les lieux et les inspecteurs Mercer et Vitale trouvent deux types de douilles sur le sol.


Cette expérience a redonné des forces à Erica qui revient en studio pour travailler et transforme son émission en libre antenne pour évoquer l'insécurité en ville. La nuit, elle parcourt toujours les rues mais cette fois en cherchant des malfrats à exécuter et des innocents à sauver. L'inspecteur Mercer la revoit par hasard et lui assure que l'enquête sur son agression et la mort de David suit son cours...


Les occasions d'apprécier l'immense talent d'actrice de Jodie Foster sont devenues rares, même si récemment elle a tenu l'affiche de la saison 4 de True Detective (que je j'ai pas vue). Il n'en reste pas moins qu'il est surprenant de la découvrir dans ce film noir sur le thème de l'auto-défense, qui ne peut qu'évoquer Un Justicer dans la Ville de Michael Winner avec Charles Bronson sorti il y a déjà 50 ans.


Jodie Foster dans un rôle à la Charles Bronson ? Oui et non. Car bien entendu, tout n'est pas si simple : pour cette actrice exigeante, on imagine mal qu'elle se soit engagé dans un tel film pour soutenir la justice expéditive. Mais ce qui est encore plus troublant, c'est à quel point The Brave One (en vo) semble boucler une boucle ouverte en 1976 pour elle.


1976 : l'année de la sortie de Taxi Driver, chef d'oeuvre de Martin Scorsese, Palme d'or à Cannes. Jodie Foster y jouait Iris "Easy" Steenma, une prostituée mineure que Travis Bickle se mettait en tête de sortir du caniveau au terme d'une descente sanglante dans l'hôtel de passe où elle travaillait.

L'histoire écrite par Paul Schrader observait la lente dérive d'un vétéran du Vietnam dans New York, examinant au volant de son taxi le spectacle de la dépravation dans les bas quartiers. Après avoir tenté de séduire Betsy, l'assistante d'un politicien en campagne électorale, il dévisse complètement et accomplit sa mue en justicier qui lui vaudra la reconnaissance des parents d'Iris.

Tout comme Schrader, les scénaristes de A Vif, Roderick et Bruce Taylor (le père et son fils), s'intéressent davantage à l'impact psychologique de la violence sur l'héroïne qu'au glamour de cette même violence. Ce que subit Erica est présenté comme totalement arbitraire, c'est tombé sur elle (et con compagnon) par hasard, cruellement, comme ça aurait pu tomber sur d'autres, la même nuit, au même endroit.

Elle souffre d'abord dans sa chair et Neil Jordan montre d'ailleurs en parallèle les urgentistes prenant en charge le corps meurtri de la femme et l'étreinte partagée avec David dans l'intimité. Le contraste est saisissant entre la mort et l'amour, Thanatos et Eros. De fait, en perdant David, Erica perd son amour, mais surtout toute forme de compassion, et une bonne part de sa propre humanité. On sera troublé que ce soit la même actrice qui joue dans A Vif et Les Accusés (Jonathan Kaplan, 1988) dans lequel là aussi son humanité était mise en lambeaux à la suite d'un viol collectif.

Souffrant de stress post-traumatique, Erica se cloître d'abord chez elle. Puis franchit une étape en se procurant une arme à feu. La première fois qu'elle s'en sert, dans un mouvement de panique, contre un voleur minable, a valeur d'épiphanie pour elle : le pistolet devient pour elle un instrument de pouvoir, de reprise en main. Désormais, elle ne sera plus une victime. Elle s'enhardit, exécutant des voyous dérangeant des passagers dans la rame de métro où elle est. Puis carrément en allant au devant du Mal, fréquentant des coins mal famés où sévissent des prédateurs et où échouent leurs proies (comment, là encore, ne pas faire de lien entre le sauvetage de Chloé, une jeune prostituée, et la croisade de Travis Bickle ?).

Mais le film ne laisse pas défiler les exécutions d'une justicière. Il met aussi en scène un flic (et son co-équipier, plus en retrait, mais le seul personnage à avoir un peu d'humour dans cette histoire très noire) qui finit par enquêter sur ces exécutions. Bien entendu, vous vous en doutez, il finit par suspecter Erica, mais je vous laisse découvrir comment : le scénario est suffisamment intelligent pour ne pas tomber dans les écueils classiques, cela s'accomplit lentement, progressivement, logiquement.

Tout film sur l'auto-défense suscite une part de malaise, c'est inscrit dans son ADN. Le dénouement de A Vif est donc forcément discutable. Je ne prétendrai pas que le studio qui a produit le film a exigé deux fins afin de pouvoir choisir au montage ou que le script a été réécrit. Je n'en sais rien. Neil Jordan s'est souvent intéressé à des intrigues et des héros complexes (Mona Lisa, The Crying Game, Entretien avec un Vampire, Michael Collins), donc ça m'étonnerait fort que la fin de The Brave One le satisfasse complètement. Toutefois, sa réalisation est impeccable, tendue, sensible aussi.

Jodie Foster est bien entendu magistrale, elle ne cherche pas à défendre son personnage dans ce qu'il a de plus controversé, elle l'embrasse avec sa souffrance et ses débordements. Ce qui impressionne toujours autant, c'est la manière dont elle traduit le tiraillement de Erica, constamment au bord de la paralysie et en même temps électrisée par ce qu'elle commet. Pour tenir le choc face à une composition au cordeau comme la sienne, il faut un partenaire solide et Terrence Howard fait mieux que de lui tenir le crachoir : lui aussi fait de Mercer un personnage qui se contient difficilement mais résiste à la tentation. Lorsque, par exemple, Erica et Mercer échangent sur le justicier, les failles du système judiciaire, l'impuissance de la police, Foster et Howard n'ont pas besoin de grands effets de manche pour convaincre le spectateur de leurs différences et de leurs ressemblances.

A Vif n'est pas facile à traiter, c'est un morceau consistant, qui de plus ne livre pas de réponses toutes faites. Et pour cela il mérite d'être (re)découvert.

dimanche 16 juin 2024

HIT MAN (Richard Linklater, 2024)


Gary Johnson est professeur de psychologie et de philosophie à l'Université de la Nouvelle-Orléans. Pour arrondir ses fins de mois, il collabore également avec la police sur des missions sous couverture au cours desquels il enregistre l'agent Jasper qui se fait passer pour un tueur à gages auprès de clients le temps qu'il avoue avoir besoin de ses services. Après quoi ils sont arrêtés et jugés pour cela.
 

Mais Jasper est un flic macho, raciste et violent, ce qui va lui coûter cher quand il est filmé en train de brutaliser deux adolescents en dehors du service. Il est suspendu et dans l'urgence on demande à Gary de le remplacer sur une opération. Il joue alors le rôle de Ron le tueur et, contre toute attente, réussit à confondre un suspect. Il se prend alors au jeu et peaufine son personnage en l'adaptant à chaque nouvelle intervention grâce à du maquillage et des postiches.


Lorsque Jasper revient de suspension, le commissaire décide pourtant de garder Gary en poste. Et c'est ainsi qu'il va rencontrer la séduisante Madison Figueroa Masters qui souhaite se débarrasser de Ray, son mari possessif et violent. Compatissant, Gary/Ron ne peut se résoudre à ce qu'elle soit arrêter et quand elle lui glisse une enveloppe pleine de cash, il la repousse en lui conseillant d'utiliser cet argent pour déménager et refaire sa vie. Consternation dans l'équipe, mais Gary convainc ses collègues de sa bonne action.


Pourtant les choses vont considérablement se compliquer pour lui quand, ayant suivi ses recommandations, Madison lui téléphone à nouveau pour qu'ils se revoient afin de faire mieux connaissance...


Je pense parler pour tous ceux qui connaissent la filmographie de Richard Linklater, notamment sa trilogie Before (Sunrise / Sunset / Midnight, avec Julie Delpy et Ethan Hawke), A Sacnner Darkly (d'après Philip K. Dick) ou Boyhood (filmé sur plus de 20 ans), mais je ne l'attendais vraiment pas sur un film comme Hit Man.


Produit par Netflix, il s'agit à première vue d'un polar sur un tueur à gages comme l'indique le titre. Mais si on gratte un peu, on découvre un projet plus étonnant, correspondant en définitive à l'éclectisme de Linklater. Car Hit Man est un quasi biopic, inspiré de la vie du vrai Gary Johnson.
 

Ce professeur était réellement devenu un agent de police auxiliaire qui a permis d'arrêter plusieurs personnes projetant des assassinats en contractant avec un assassin professionnel, qui était en réalité Johnson lui-même sous couverture ! Et même si le scénario prend quelques libertés avec la réalité, le générique de fin du film se charge de rappeler les faits d'armes du vrai Gary Johnson, décédé en 2022 à l'âge de 65 ans, après plus de 30 ans de service et une soixantaine d'interventions réussies.

Linklater a eu vent de cette improbable histoire dans un article de presse et il a su qu'il tenait là un sujet en or. Ensuite, il a choisi Glen Powell pour l'incarner, mais l'acteur s'est considérablement investi dans le projet au point d'être crédité comme co-scénariste. Effectivement, il signe une composition savoureuse qui prouve qu'il faut compter avec lui, après sa révélation dans Top Gun : Maverick et le carton de Tout sauf toi.

Ce qu'il a de bien avec les bonnes histoires, a fortiori quand elles sont fondées sur une réalité, c'est qu'il suffit de bien les adapter et de les mettre en images, surtout sans en rajouter. Et de côté, Linklater a fait un boulot impeccable. Le résultat est jubilatoire, extrêmement divertissant, sans sacrifier au suspense. On ne voit pas passer les 115' du film, parfaitement narrées, réalisées et montées. Mais encore ?

Hé bien, ces qualités sont dues au fait qu'on ne sait jamais où va aller l'histoire, quelle direction elle va prendre. Par exemple : Madison ne pourrait-elle pas contacter un autre tueur (mais un vrai cette fois) après le refus de Ron d'exécuter le contrat qu'elle lui confie ? La jalousie visible de Jasper envers le succès de Gary va-t-elle rester contenue par conscience professionnelle ? Ajoutez-y une dimension quasi méta : Gary enseigne à ses élèves les différences entre le moi, le ça et l'ego, des notions relatives à l'identité tout en jouant à être Ron, un rôle de composition dont il profite pour séduire une jolie femme (qu'en tant que Gary il n'aurait jamais osé abordé parce que convaincu qu'il ne lui aurait jamais plu). Vous comprenez ? Tous ces détails forment une grande et belle intrigue qui, derrière le divertissement efficace, élégant, insouciant, interroge les personnages et le spectateur, attise sa curiosité, le captive. Et c'est ce qui différencie Hit Man d'une simple série B charmante d'un vrai bon film qui donne du grain à moudre au public et à la critique.

Alors évidemment on peut aussi comprendre que, vu le potentiel commercial du film; le cinéaste ait déploré que Hit Man n'ait pas bénéficié d'une sortie en salles digne de ce nom. Netflix accorde parfois à quelques productions ce privilège, mais toujours sur une durée très limitée et un circuit restreint. Après ça, le film rejoint la plateforme de streaming, perdu dans masse, entre des nanars et quelques authentiques longs métrages de valeur, mais tout est traité sur un pied d'égalité, sans que le service de Ted Sarandos cherche à mettre en avant le meilleur de son catalogue (sinon autrement que par le plébiscite des abonnés).

Est-ce sûr que Hit Man aurait connu le succès en salles ? Rien n'est moins sûr quand on voit que même The Fall Guy a sous-performé (pour citer un exemple de film qui appartient à un registre similaire, entre comédie, romance, et action). Sans compter que si Powell a profité des succès de Top Gun 2 et Anything but you, on ignore encore s'il pourra assurer celui d'un blockbuster (réponse cet été avec Twisters).

Mais, je le redis, il est vraiment épatant dans ce rôle, il est vrai en or. On sent qu'il s'est beaucoup amusé, il ne manque pas de charme, il est brillant dans tous les registres de l'histoire. En plus le bonhomme ne s'embête pas : après avoir pris dans ses bras Sydney Sweeney, il donne cette fois la réplique à la sublime Adria Arjona, qui n'est pas qu'une belle plante mais aussi, surtout, une excellente comédienne, jouant à merveille l'ambiguïté de la fille abusée qui cache bien son jeu. Leur couple fonctionne à la perfection.

En France toutefois, il faudra être patient pour que vous le voyiez car, à cause d'un accord de diffusion passé avec Canal +, Hit Man passera d'abord sur la chaîne cryptée en Septembre avant d'être sur Netflix. Mais notez-le sur votre agenda : vous ne le regretterez pas le moment venu.