lundi 22 juillet 2024

TOUTES LES MORTS DE LAILA STARR (Ram V / Felipe Andrade)


La déesse de la Mort est convoquée par le Tout-Puissant qui lui annonce que ses services ne sont plus nécessaires : elle est renvoyée sur Terre où elle se réincarnera dans le corps d'une mortelle. Au même moment, Mme Shah accouche d'un petit garçon, Darius. Dans l'hôpital où elle donne naissance à son fils, Laila Starr, une étudiante qui s'est jetée du haut d'une tour lors d'une fête, décède malgré les efforts de l'équipe médicale pour la ramener à la vie.


C'est dans le corps de Laila Starr que se réincarne la déesse de la Mort : en reprenant connaissance, elle fait l'expérience de la douleur physique mais peut encore voir les fantômes, dont celui de Munmun qui la guide vers Darius. Parce que l'enfant, une fois adulte, inventera la vie éternelle, Laila/la déesse de la Mort songe à le tuer, mais n'y arrive pas. Des gardes la surprennent et elle prend la fuite. En sortant de l'hôpital en courant, elle se fait renverser par un camion.


Mais Laila/la déesse de la Mort ressuscite grâce à Pranah, le dieu de la Vie, même si celui-ci risque des réprimandes du Tout-Puissant. Il s'est écoulé huit ans. Darius est désormais un jeune garçon qui s'apprête à fuguer de chez lui car son meilleur ami, le jardinier Bardham va être inhumé. Les routes de Laila Starr et Darius Shah n'ont pas fini de se croiser au cours des décennies suivantes, chacun traversant l'existence des mortels à sa manière, comme deux droites parallèles...


Sortie en 2022 chez Boom ! Studios, The Many Deaths of Laila Starr (en vo) a connu u succès considérable et a participé à l'ascension du scénariste Ram V, qui est depuis devenu un auteur prisé aussi bien par les majors (ses runs sur Catwoman et Detective Comics chez DC) que chez les indépendants (sa récente mini-série The One Hand complétant celle de son ami Dan Watters, The Six Fingers, chez Image Comics).


J'avoue être totalement passé à côté de la hype entourant cette mini-série en cinq épisodes à l'époque, sans doute parce que j'ai toujours eu du mal avec le dessin de Felipe Andrade. Mais à force d'entendre chanter les louanges de ce projet, j'ai fini par craquer et me le suis procuré pour vérifier s'il méritait ces commentaires si élogieux.


Tout ce que j'ai lu de Ram V, qui m'a plu ou non, a toujours, me semble-t-il, une forte résonance spirituelle et, disons, exotique. D'origine indienne, il porte sur les comics US un regard tout à fait singulier, écrit avec un style unique. Cela prouve, si c'est encore nécessaire, à quel point cette industrie s'est mondialisée, en accueillant des plumes venus des quatre coins du globe, en épousant leur sensibilité.

De ce point de vue, Toutes les morts de Laila Starr forme une sorte de synthèse de la production de Ram V : il s'agit d'un récit complet en forme de conte philosophique, maniant les concepts de la vie, de la mort, du destin et de la fatalité. Gabriel Ba, lui-même scénariste et dessinateur (avec son frère jumeau Fabio Moon) de Daytripper, autre histoire brassant des thèmes identiques, le dit très bien dans la préface de l'édition française publiée par Urban Comics.

Ba raconte comment, lors d'une fête donnée à l'occasion d'une remise de prix où il fut honoré à San Diego, il s'était senti particulièrement heureux, parce que sa BD avait eu un prix, mais aussi parce qu'il était entouré d'amis, de collègues, heureux eux aussi pour lui. Cette effervescence extatique lui rappela un voyage en Inde où le contraste entre les couleurs vives, la richesse et la pauvreté, les bas quartiers misérables et les hauts quartiers luxueux, mais surtout l'énergie intense de la cité de New Dehli l'avaient littéralement submergé.

Gabriel Ba évoque une sensation magique pour résumer ces impressions. Et cette même magie, dit-il, irrigue Toutes les morts de Laila Starr. Ram V nous plonge tout de suite dans le vif du sujet en enchaînant des situations qui vont aboutir à une espèce de toile narrative : la naissance d'un garçon, le renvoi d'une déesse, la mort d'une jeune femme. En dépit de leurs différences, ces êtres vont se trouver liés les uns aux autres : Darius, confronté enfant à la mort d'un homme qu'il chérissait, se met en tête de défier la mort et d'inventer l'éternité ; Laila Starr devient l'hôte de la déesse de la Mort privée de ses pouvoirs et réincarnée.

Au fil des cinq épisodes, les chemins de Laila/la déesse de la Mort et de Darius Shah vont avoir à de nombreuses reprises l'occasion de se croiser, de s'éloigner, de se rapprocher. Le scénario reproduit les mouvements d'une valse, les deux protagonistes se tournent autour, se touchent, se perdent de vue, se revoient. Laila fait plusieurs fois l'expérience de la mort mais est ramenée à chaque fois à la vie par Pranah, le dieu de la Vie, au risque pour celui-ci de réprimandes provenant de l'Au-delà.

Darius, lui, éprouve plusieurs fois le deuil : celui du jardinier Bardah, de son premier amour Danika, de son meilleur ami Zaffar, de sa femme... Ram V procède par sauts dans le temps d'une manière à la fois brusque et fluide : huit ans, douze ans, seize ans, 28 ans. Le temps n'a pas prise sur Laila, grâce aux interventions de Pranah tandis que Darius lui atteint un grand âge et réussit à vaincre la mort... Mais en refusant d'en profiter.

Quel est le sens à donner à tout cela ? Comme tout conte, comme toute fable, il y a une morale, qui peut paraître simpliste, naïve, mièvre, mais qui nous touche, nous émeut ou nous irrite par son évidence et en fonction de notre conception cynique ou non sur l'existence. Le miracle, ce n'est pas de vaincre la mort, qu'on ait été une immortelle ou un simple mortel, le miracle, c'est de vivre, d'avoir simplement vécu. Les circonstances sont tellement défavorables lorsqu'on y songe : un accident, la maladie, tout peut venir interrompre une existence. Vivre, c'est accepter sa fragilité, sa précarité, c'est accepter qu'on ne fait que passer. Comme le chantait Jacques Brel : "Mourir, mourir, la belle affaire / Mais vieillir...".

Gabriel Ba a trouvé les mots justes, plus que ce j'aurai pu dire, pour qualifier le dessin de Felipe Andrade : "relâché et fluide". C'est exactement ça. Même si vous ne maîtrisez pas le vocabulaire du dessin, vous sentez par ces adjectifs à quel point ils correspondent à ce trait délié, aux formes non réalistes.

Andrade se distingue par l'aspect filiforme de ses personnages : ils sont immenses, leurs bras et leurs jambes sont démesurées, et en même temps ce ne sont pas des géants impressionnants, leurs dimensions leur donnent au contraire un aspect délicat, vulnérable. Lorsqu'on découvre la déesse de la Mort, elle a la peau bleue, six bras, porte des bijoux dorés, un tailleur de femme d'affaires, un maquillage épais. Réincarné en Laila Starr, rien ne la distingue du commun des mortels : c'est une belle jeune femme, mince, frêle, à la chevelure dense, noire et anormalement longue. Elle n'a plus rien de surnaturel, en dehors du fait que ses résurrections la conservent jeune.

Darius, en revanche, est d'abord un nourrisson, puis un garçonnet, puis un adolescent, un adulte, un vieillard. Mais le temps qui passe ne fait que souligner son humanité, et ses émotions sont au diapason des épreuves et des joies qu'il connaît. Il conserve dans son grand âge une noblesse, un air sage, détaché, bienveillant.

Les planches d'Andrade ont cette luxuriance qui sied aux décors de l'Inde, qu'il s'agisse des métropoles grouillantes de vie en passant par le dernier temple chinois de Bombay jusqu'à cette plage baignée par le soleil couchant. Les couleurs sont éclatantes, appliquées par Andrade assisté de Inès Amaro. Surtout, il ya dans ce dessin quelque chose d'essentiellement organique : le trait est parfois tremblotant, les lignes ne sont pas parfaitement droites, le découpage donne l'impression de composer avec chaque image de manière presque improvisée, au gré de l'envie de l'artiste de donner plus d'ampleur à un lieu, un instant. Mais n'y voyez aucun amateurisme, c'est au contraire très maîtrisé, au plus proche de ce que raconte l'histoire, de ses sentiments.

Oui, Toutes les morts de Laila Starr mérite tout le bien qu'on dit de lui. C'est une magnifique histoire, gaie et triste, belle et mélancolique, solaire et surnaturelle. Il ne faut pas passer à côté.

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