dimanche 21 juillet 2024

LE PASSE RECOMPOSE (Jennifer Fox, 2018)


Documentariste et professeur acclamée, Jennifer Fox, la quarantaine, reçoit un jour un appel de sa mère, Nadine, bouleversée après avoir découvert une rédaction qu'elle avait écrite à l'âge de 13 ans et racontant une "relation" qu'elle aurait eue avec un copain "plus âgé". La fille répond à sa mère qu'elle s'inquiète pour rien, que c'était une histoire inventée.


Mais quand Jennifer relit son texte, elle est troublée et commence à entreprendre des recherches sur cette période. Dans les années 70, elle a intégré un centre d'entraînement pour former de jeunes championnes d'équitation avec trois autres jeunes filles. L'endroit était tenu par Mme G. (Jane Gramercy) et son mari qui les dirigeait avec le coach Bill Allens. Très tôt, ils fondent de grands espoirs sur Jenny, ce qui motive les parents de cette dernière à la leur confier pendant tout l'été.
 

Jenny a autant confiance en ses instructeurs que eux en elle et c'est ainsi que Mme G. et Bill lui confient qu'ils sont amants. A la fin du stage, les parents de la jeune fille décident de laisser la garde du cheval de Jenny à Mme G. et que les entraînements se poursuivent durant les week-ends. Mme G. puis Bill viennent prendre Jenny chez elle le Vendredi et la ramène le Dimanche soir. Puis, un Vendredi, Mme G. doit rejoindre son mari et laisse Jenny aux bons soins de Bill.


Bill amadoue la jeune fille en la flattant sur ses talents d'écuyère et de poétesse. Il va ainsi pendant des semaines gagner sa confiance et la convaincre d'avoir des relations sexuelles avec lui parce qu'il est amoureux d'elle. Jenny aussi tombe amoureuse de lui, car elle est délaissée par ses parents et moquée par les filles de son âge... 


Quand j'ai voulu regarder The Tale (en vo), je ne savais pas du tout dans quoi je m'embarquai. J'avais juste envie de voir un film avec Elizabeth Debicki (après l'avoir appréciée dans Les Veuves récemment), j'ai consulté sa fiche Wikipedia et repéré ce titre qui ne me disait rien, et c'était parti. 


Il a fallu que je m'y prenne à deux fois pour finir de regarder ce film qui est d'autant plus effrayant qu'il est tirée de l'histoire de sa scénariste et réalisatrice, Jennifer Fox. Elle en avait d'abord tiré un texte, après, comme dans le film, avoir redécouvert une rédaction écrite à l'âge de 13 ans. Cette documentariste renommée a trouvé le financement pour l'adapter en un long métrage en 2015 et c'est la chaîne à péage HBO qui en acquis les droits de diffusion en 2018.


Ce n'est pas un film qu'il faut voir sans être prévenu comme j'ai eu l'imprudence de le faire. La première fois que je m'y suis mis, j'ai lâché l'affaire au bout d'une trentaine de minutes tellement c'était malaisant. Je ne pouvais pas supporter ce que je soupçonnais qu'il allait arriver. Mais ensuite, pendant 48 heures, ça m'a littéralement hanté et j'ai compris que je devais aller jusqu'au bout, que je devais regarder ce film, qu'il me fallait l'affronter.

Et les 80' restantes sont au diapason des 30 premières. C'est très, mais alors très dur. Mais c'est aussi nécessaire. En vérité je crois que regarder Le Passé Recomposé est aussi nécessaire et éprouvant que regarder L'Evénement d'Audrey Diwan d'après le récit d'Annie Ernaux. Ce ne sont pas des oeuvres confortables, faciles, mais ce sont des oeuvres nécessaires.

Samuel Beckett disait que "les souvenirs tuent". C'est tout le propos ici : bien entendu, il s'agit d'une histoire de viol sur mineure, d'emprise, de déni (de la part de la victime comme de ses bourreaux), mais c'est surtout un film sur la mémoire et sa plasticité, sur les mensonges qu'elle fabrique, sur la manière dont la mémoire enjolive les souvenirs. Pour les rendre supportables, pour ne pas qu'ils nous tuent, littéralement.

Pendant tout le premier tiers du film, Jennifer adulte nie complètement ce qui lui est arrivée : elle refuse d'être considérée comme une victime, elle prétend être l'héroïne de cette histoire, le vainqueur de cette épreuve. Elle se réfugie derrière cela et aussi le temps qui a passé, les moeurs qui ont changé (tout s'est joué dans les années 70). Ce discours renvoie à celui de l'affaire Gabriel Matzneff, cet écrivain qui se vantait publiquement dans ses ouvrages de séduire et coucher avec des mineurs en arguant qu'elles étaient toutes consentantes et que la société d'alors n'y trouvait rien à redire, que tout était plus libre, décomplexé alors qu'aujourd'hui ce comportement déviant est criminalisé.

Cela fait aussi évidemment penser à une actualité encore plus récente avec ce qu'a révélé l'actrice Judith Godrèche de sa "relation" avec le cinéaste Benoît Jacquot, qui, lui aussi, comme Matzneff, se réfugie derrière le consentement de sa victime et les moeurs de l'époque. Si vous avez envie de vomir, c'est normal : c'est à vomir. Et qu'on ne vienne pas me dire que ces femmes désormais ont mis du temps pour prendre la parole et dénoncer les actes de leurs agresseurs : ça revient à excuser ces prédateurs et à minorer la souffrance de leurs proies, et ça aussi, c'est à vomir.

Mais, pour en revenir à Jennifer Fox, et à la mémoire, le film illustre parfaitement, atrocement, ce phénomène de glissement qui s'opère : au début, dans les flashbacks, elle se rappelle d'elle à quinze ans et donc elle voit d'autant moins où serait le crime, même si déjà à cet âge-là, c'est abominable. Puis quand sa mère lui montre des phots d'elle à l'époque des faits, surprise, elle voit qu'elle n'a pas 15 mais 13 ans, elle est encore plus petite par la taille et enfantine dans l'expression qu'elle affiche. C'est encore une gamine.

Le vernis commence à craquer lentement dans le deuxième acte où Jennifer se lance dans des recherches à la fois sur Mme G. et Bill tout en relisant la correspondance qu'elle entretenait avec ce dernier. Son compagnon actuel tente de lui faire admettre qu'elle a été violée, mais elle ne peut pas encore intégrer la réalité d'un tel terme. Bill ne lui disait-elle pas qu'il était amoureux d'elle ? Et elle aussi l'aimait parce qu'il n'était pas comme les garçons de son âge, ni même comme ses parents et les obligations qu'il lui imposait. Bill ne la traitait pas comme un adulte traite une enfant mais comme un ami, un amant, et Jenny qui détestait les adultes (incarnés par ses parents) et les enfants (comme ses camarades d'école) était comblée par ces égards.

Ce qui fait basculer Jennifer au présent, c'est le rôle où plutôt l'absence de Mme G. quand la "relation" avec Bill a vraiment démarré, est vraiment devenue intime. Savait-elle ce qui se passait ? L'encourageait-elle même ? Y avait-il eu réellement un plan à trois prévu avec Bill et Mme G. (dont le fantasme d'après ce dernier était que Jenny lui lèche les seins), et même un plan à quatre avec Iris Rose, une étudiante qui travaillait au haras de Mme G. et qui avait été elle aussi l'amante de Bill et la maîtresse de Mme G. ? Si la réponse à tout cela était oui, est-ce que Bill et/ou Mme G. ne reproduisaient pas un traumatisme qu'eux-mêmes avaient vécu durant leur enfance en ayant été victimes d'abus sexuels ?

Si elle continue longtemps à, en quelque sorte, justifier l'injustifiable, l'étonnement de sa mère de ne pas la voir en colère ou de son compagnon devant son refus d'en parler (à lui ou à un thérapeute), Jennifer voit sa mémoire, son passé littéralement se recomposer et lui éclater à la figure. Elle atteint un point où le déni, les excuses, le pardon sont impossibles. Et le troisième et dernier acte du film sera celui de la confrontation avec Mme G. et Bill, interrogés à la fois tels qu'elle les voyait à 13 ans, encore jeunes, et tels qu'ils sont maintenant, âgés (sur le point d'être veuve pour Mme G. et marié pour Bill). Le dénouement est d'une puissance et d'une intensité extrêmes.

Lors du générique de fin, il est bien précisé que Isabelle Nelisse, qui joue Jenny à 13 ans (son âge au moment du tournage), a été doublée par une adulte pour les scènes sexuelles avec Bill, mais il n'en reste pas moins que la jeune actrice est absolument bouleversante. Sa bouille d'enfant est poignante au regard des atrocités qu'elle vit avec la candeur et l'innocence qui sont les siennes. Ce visage reste gravé en vous comme le symbole de tous les sacrifiés.

Ellen Burstyn est évidemment immense dans le rôle de la mère qui est dévastée en intégrant qu'elle a failli à son premier devoir : celui de protéger sa fille. Common est remarquable de sobriété dans un second rôle particulièrement délicat. Laura Dern est aussi prodigieuse, bien plus dans la retenue que ce qu'elle joue souvent.

Et puis évidemment, il y a les deux monstres de ce conte. Il faut du cran pour s'emparer de tels rôles mais Elizabeth Debicki et Frances Conroy incarnent de manière sidérante Mme G. adulte et vieille, tout comme Jason Ritter et John Heard interprètent Bill à deux âges différents. Jamais ces deux acteurs ne cherchent à rendre leurs personnages défendables, même si Debicki a ce glamour affolant et Ritter ce visage angélique. Mais c'est aussi comme ça que le pari du film est réussi : les monstres n'ont pas tous des têtes de monstres, les monstres sont séduisants, attirants. C'est ce qui les rend encore plus flippant.

Ce film est une énorme claque. Je sais que mes critiques de films font beaucoup moins de vues que mes reviews de comics, je ne m'en formalise pas, je ne reproche rien à personne. Mais si d'aventure cette critique-là, comme celle de L'Evénement d'Audrey Diwan, vous donnent envie de voir Le Passé Recomposé, alors j'aurai rempli ma mission.

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