dimanche 14 juillet 2024

MAY DECEMBER (Todd Haynes, 2023)


2015. Savannah, Georgie. L'actrice Elizabeth Berry vient faire des recherches pour son prochain rôle dans un film indépendant. Elle y incarnera Gracie Atherton-Yoo qui, en 1992, alors âgée de 36 ans, a été accusée et condamnée pour viol sur Joe Yoo, âgé alors de 13 ans, avec lequel elle travallait dans une animalerie locale. Durant sa peine de prison, elle a donné naissance à leur première fille, Honor. Une fois libre, ils se sont mariés et ont eu deux autres enfants, les jumeaux Mary et Charlie.


23 ans se sont passés depuis et ils vivent paisiblement, même si parfois ils reçoivent des lettres d'insultes ou des colis désobligeants mais toujours anonymes. Gracie a accepté de recevoir Elizabeth pour répondre à ses questions sur la naissance de sa relation avec Joe et ce qui s'est passé ensuite, même si le film se concentrera sur les deux premières années de leur liaison et le procès qui a suivi. Elizabeth interroge aussi d'autres personnes de l'entourage comme Tom (le premier mari de Gracie), son avocat, George (son premier fils).


Tous dressent un portrait assez similaire de Gracie : une femme naïve, qui n'avait aucune conscience des conséquences de ses actes, mais dont le couple avec Joe a résisté. Ce dernier se tient en retrait : il travaille à l'hôpital et se passionne pour les papillons monarques. Elizabeth est également invitée au cours de théâtre dans le lycée de Mary et échange avec les élèves sur sa manière d'appréhender les scènes (de sexe notamment) et son goût pour les personnages moralement ambigus - ce qui dérange Mary. Il devient clair qu'elle prépare son rôle avec de plus en plus de curiosité sans se soucier de ce qu'elle déterre...


Todd Haynes est un cinéaste qui est fasciné par les portraits de femme : après avoir signé deux chefs d'oeuvre sous l'influence du roi du mélo Douglas Sirk avec Loin du Paradis (2002) et Carol (2015), il a manifestement trouvé une nouvelle inspiration pour May December qui évoque Ingmar Bergman et plus précisément Persona.(1966).
 

May December emprunte aussi son thème musical composé par Michel Legrand pour Le Messager de Joseph Losey. Et ça n'est pas innocent puisque ce superbe drame racontait l'histoire d'une jeune femme qui utilisait un écolier solitaire pour faire passer des lettres à son amant en secret. Or, de secrets, il en est beaucoup question ici, tout comme de manipulation.


Le script de Samy Burch, d'après une idée partagée avec Alex Mechanik, s'inspire ouvertement de la célèbre affaire Mary Kay Letourneau, une enseignante qui a été condamnée en 1992 à sept ans de prison pour viol au 2ème degré sur un de ses élèves de 12 ans, Vili Falauu. A sa libération, ils se sont mariés et se sont séparés au bout de 14 ans de vie commune. Sans doute est-ce parce que cette histoire a inspiré des téléfilms que Haynes n'a pas voulu l'adapter littéralement.
  

Et l'angle adopté pour May December est intéressant puisqu'on y suit une actrice qui prépare un film qui va retracer le scandale provoqué par la liaison entre une femme adulte et mariée et un adolescent mineur. Contre toute attente, cette dernière accepte de répondre à ses questions pour l'aider dans sa composition. Mais progressivement, on comprend que Gracie veut s'assurer que sa vie ne sera pas exploitée de manière graveleuse au cinéma...

Tout le film se déroule dans un ambiance très feutrée, très policée. Tout le monde est très aimable, veille à ne pas faire de vagues, à élever la voix. C'est déjà une comédie, tout le monde joue déjà un rôle, sauve les apparences. En vérité, Elizabeth est un corps étranger dans cette ville, elle attire l'attention, parce qu'elle est une actrice connue, mais suscite aussi la méfiance ou l'envie, parce qu'elle est là pour déterrer une histoire que tout le monde veut oublier (ou en tout cas tente d'oublier).

C'est d'ailleurs le gros défaut du film : il manque de conflictualité. Même quand Elizabeth n'est pas dans les parages, tout est trop calme. J'aurai aimé, parce qu'il me semble que ça aurait plus juste, plus crédible, que ça grince un peu plus, qu'on sente que les questions d'Elizabeth indispose davantage, qu'il y ait un peu plus de tension. Le film dure 115' et il faut attendre la dernière demi-heure pour que ça bouge vraiment, qu'il se passe de choses perturbantes, qui couvaient certainement avant l'arrivée d'Elizabeth mais qui remontent à la surface ou se révèlent soudainement.

C'est compliqué de ne pas spoiler : d'un côté, ce serait intéressant d'évoquer ces éléments de la dernière partie, de l'autre je ne veux pas gâcher la surprise à ceux qui, intéressés par cette critique, auront envie de découvrir le film. Disons juste, alors, que ce dernier acte met franchement Gracie devant ses responsabilités (sans dire si elle accepte de les affronter) et donne à Joe un rôle plus ambigu (en particulier vis-à-vis d'Elizabeth)...

Ce bémol mis à part, May December a quelque chose de spécial que Todd Haynes réussit magistralement à saisir. En fait, le cinéaste prend certes appui sur un fait divers réel que ses scénaristes ont subtilement remanié, mais ce n'est pas vraiment ça qui l'intéresse le plus visiblement. En tout cas, on comprend vite qu'il ne va pas en faire l'argument principal. Non, comme chez Bergman, c'est bien les femmes qui sont au coeur du réacteur.

Gracie demeure une énigme jusqu'au bout : le spectateur n'aura pas de réponse tranchée, toute faite. Est-ce qu'elle a vraiment séduite un gamin ? Ou ce gamin l'a-t-elle séduite ? Joe est-il vraiment heureux aujourd'hui ? Ou le mal-être qui le ronge vient-il simplement du fait que ses enfants sont tous en âge de quitter la maison ? Ce couple vit en vase clos et d'ailleurs le film fait fi, avec une étonnante désinvolture, de l'irréalité entre leur confort matériel et leur statut social et financier (il habite une belle maison mais seul Joe travaille et son emploi ne lui permet sûrement pas d'avoir une baraque pareille).

Par contre, le personnage d'Elizabeth est fascinant à observer. Au début, elle se montre prudente, précautionneuse, respectueuse. Puis, au fur et à mesure de son "enquête", on se rend compte qu'elle est une prédatrice et que son comportement est vorace. Elle pose des questions qui dépassent le cadre du film qu'elle prépare, notamment sur le mariage de Gracie et Joe, elle interroge mari, avocat, amis, enfants. Elle prend des notes en permanence, se maquille, s'habille, parle comme Gracie (alors que le tournage n'a pas encore débuté). Il est fortement suggéré qu'elle drague Joe.

Cela, néanmoins, est discuté par au moins deux personnages : d'un côté George, le premier fils de Gracie, qui menace Elizabeth de dénigrer publiquement le film si elle ne le fait pas embaucher comme superviseur musical, et Honor, la fille aînée de Gracie et Joe, qui, lors d'un dîner en famille avec Elizabeth, lui demande ouvertement si le film respectera ses parents, leur amour, et par ricochet leurs enfants. Elizabeth, dans les deux cas, esquive : elle répond à George qu'elle va réfléchir à sa "proposition" et à Honor qu'elle va s'efforcer de faire un film intègre. 

Mais dans les deux cas, le spectateur entretient de sérieux doutes : parce que, dans le cas de George, elle le quitte rapidement, et dans le cas de Honor, elle a montré un peu avant, dans le cours de théâtre au lycée de Mary, qu'elle préférait jouer des personnages moralement équivoques (comprendre : c'est ainsi qu'elle voit Gracie). Plus tard, on verra Joe s'emporter pour la seule et unique fois parce qu'il ne supporte pas que sa vie soit une "histoire" - et on mesure à cet instant le fossé entre l'actrice pour qui tout ça est un sujet et Joe pour qui c'est privé.   

C'est donc un peu frustrant que ces aspects, plus clivants, n'aient pas été plus franchement exploités, que le film n'ait pas été plus agressif, mordant en quelque sorte. Au lieu de Bergman, Haynes aurait dû peut-être revoir les films de Claude Chabrol (d'ailleurs, on imagine sans mal la même histoire avec Isabelle Huppert dans le rôle de Gracie).

Haynes s'appuie sur deux actrices impeccables, presque trop d'ailleurs parce qu'elles sont trop évidentes, convenues. Natalie Portman (qui est également co-productrice) est parfaite, elle exprime à merveille le glissement quasi imperceptible d'Elizabeth de la bienveillance à la perversité. Julianne Moore (qui retrouve Haynes 21 ans après Loin du Paradis) est également prodigieuse en femme faussement passive, fragile. Charlie Melton, découvert dans la série Riverdale, est un peu trop effacé mais en même temps cela donne une forme d'opacité à son personnage.

May December est donc un peu frustrant, un peu trop intériorisé, mais c'est un film qui infuse dans l'esprit du spectateur, et libère un malaise parfois profond et pervers.

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