La nature manipulatrice de Walter trouve son apogée première quand Molly Reynolds la comptable, qu'il a rencontrée il y a 16 ans (il a rencontré Norman/Norah il y a 19 ans et Reginald il y a 18 ans), lui a avoué ses sentiments tout en ajoutant que c'était sans espoir puisque Walter était bisexuel et qu'elle fréquentait déjà quelqu'un. Or Walter n'a jamais digéré que Molly aime quelqu'un d'autre, même si lui était attiré par elle ET Reginald.
On voit donc que ce qui se joue actuellement dans la maison près du lac trouve ses fondations loin dans le passé et s'est noué autour d'une affaire sentimentale, d'un triangle amoureux frustrant. Mais évidemment tout le projet de Walter ne saurait se résumer à cela. Il est un extra-terrestre en mission, mission qui comprend la sélection de dix individus aux capacités extraordinaires incarnant toutes les facettes de l'humanité.
On en a une illustration littérale quand il dévoile les Coulisses à Norah, entendez : une sorte de poste de commandement, une salle de réglages depuis laquelle il peut concevoir aussi bien le climat environnant la maison qu'altérer la personnalité des invités, leurs capacités physiques (donc leur vitesse de guérison - on sait que personne ne vieillit ni ne peut mourir dans le secteur). Ces commandes sont le vrai levier du pouvoir de Walter et vont devenir un objet d'âpres négociations avec Norah quand il va se rendre compte que son tour de passe-passe est en train d'échouer comme ce qui s'est passé dans le tome 1.
En fait, Walter, comme le lui prouve Norah, est face à un dilemme qu'il ne peut résoudre seul : Naya en est la synthèse. C'est une femme médecin brillante mais depuis qu'elle est coincée dans la maison avec les autres, elle n'a plus l'occasion d'exercer ses talents (puisque personne n'est malade, ne peut se blesser, ne peut mourir). Elle est réduite à faire la cuisine. Et elle le confie à son compagnon, Rick, en lui disant que sa vie d'avant lui manque car son rôle ici est une régression.
Donc Walter a un problème : bientôt, tous ses invités éprouvent la nostalgie de leur vie antérieure et il est le seul à pouvoir leur révéler ce qui s'est passé, ce qu'il a fait. Mais s'il l'avoue, ils vont le haïr. Or il ne peut supporter l'idée d'être rejeté et redoute ce qui arriverait si ses supérieurs apprenait que l'expérience est un échec.
James Tynion IV renverse à nouveau la table dans une séquence magistrale où, d'un côté, les invités découvrent (à nouveau) qu'ils ne peuvent pas mourir et s'amusent à se tirer dessus pour voir ce que ça fait de mourir et ressusciter, et de l'autre, Ryan accède à la salle des commandes, tente de s'en servir et provoque malgré elle un drame. La situation devient hors de contrôle pour un tas de raison que je ne vais pas détailler mais qui s'enchaînent d'une manière absolument remarquable et inéluctable. La série entre alors dans sa dernière ligne droite et culmine avec une conclusion aussi diabolique qu'implacable.
Encore une fois, le scénariste convoque les motifs de la télé-réalité et des jeux d'enfermement, quoique de manière plus détachée, moins directe (pour éviter le phénomène de répétition), et s'inspire de la construction de la série Lost, avec un deuxième acte où tout est remis en question mais où rien n'est résolu. C'est très malin, très bien tourné, et surtout en relisant ça d'une traite, j'ai bien mieux apprécié le tour de force narratif de Tynion IV. Là, oui, cette fois, The Nice House on the Lake m'est réellement apparu comme le chef d'oeuvre qu'il est, loin des frustrations engendrées par les retards des single issues qui m'obligeait à chaque fois à un effort conséquent pour replonger dans cette intrigue si riche.
Visuellement, on reste aussi sur du très lourd. Alvaro Martinez Bueno se surpasse encore, aussi incroyable que cela puisse paraître. Il s'est mué une nouvelle fois en brillant architecte pour concevoir l'intérieur de la seconde maison mais aussi de l'annexe époustouflante de la première. La composition des images et des planches (souvent des doubles pages superbement découpées) met en valeur ces espaces intérieurs.
Il faut aussi dire un mot sur l'expressivité des personnages, leur langage corporel, leurs mimiques, leurs attitudes. On se rend vraiment compte à quel point dessiner une BD demande à l'artiste d'être comme un metteur en scène capable de jouer avec les décors, les acteurs, mais en plus de ce qui se fait au cinéma, avec la taille des vignettes. Les pages ne sont pas un écran de cinéma, ni même un split screen, c'est un effort pour rendre tous ces éléments dans l'image et autour à la fois cohérents, lisibles, clairs, efficaces, fluides.
Et comme pour un directeur de la photo, la contribution du coloriste est déterminante. Jordie Bellaire a opté, je l'ai dit, pour une palette très originale, anti-naturaliste au possible, qui peut rebuter certains, mais participe pleinement à l'ambiance, à la tension, au mystère de cette histoire. Ces parti pris sont captivants, très culottés, mais payants. Bellaire ajoute quelque chose au dessin déjà épatant de Martinez Bueno. Je sais qu'il existe une version album en noir & blanc de The Nice House on the Lake, mais pour moi, c'est une aberration, comme lire Batman : Year one sans les couleurs de Richmond Lewis. Comme cette dernière, ce que fait ici Bellaire est indissociable de l'identité visuelle de The Nice House on the Lake : publier les planches sans ses couleurs a quelque chose d'absurde et même d'honteux.
Je suis vraiment curieux de lire The Nice House by the Sea. Plus encore après avoir relu The Nice House on the Lake. C'est un sacré pari pour l'équipe artistique, aussi bien pour le scénario que pour le dessin. Si Tynion IV et Martnez Bueno et Bellaire se répètent, même à peine, cela se verra tout de suite. Mais, en revanche, s'ils réussissent, ce dont ils sont tout à fait capables, de développer ce qu'ils ont entrepris tout en innovant, en surprenant, alors cette drôle de suite sera passionnante.
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