samedi 27 juillet 2024

MEMORY (Michel Franco, 2023)


Membre des Alcooliques Anonymes et sobre depuis la naissance de sa fille Anna, 12 ans, Sylvia est une mère célibataire qui est travailleuse sociale dans un centre pour adultes handicapés. Elle accepte à contrecoeur d'accompagner sa soeur cadette Olivia à une réunion d'anciens élèves du lycée Woodbury où elles ont été scolarisées. Mais durant la soirée, un homme vient s'asseoir à côté de Sylvia en la fixant du regard et en lui souriant d'une manière qui la dérange.
 

Elle rentre chez elle mais il la suit jusque en bas de son immeuble. Au matin, elle le trouve endormi sur le trottoir et lui demande ses papiers. Il lui tend un porte-cartes dans lequel elle trouve un numéro à appeler en cas d'urgence. Isaac Shapiro vient récupérer son frère Saul en s'excusant et en expliquant qu'il souffre de démence précoce, entamant sa mémoire immédiate mais ses souvenirs les plus anciens.


Quelques jours plus tard, Sylvia se rend chez les frères Shapiro et convainc Saul de sortir se promener avec elle dans un parc. Elle lui raconte qu'ils ont fréquenté Woodbury quand elle avait 12 ans et lui 17 ou 18 et qu'avec ses amis, il la forçait à boire pour ensuite lui soutirer des faveurs sexuels. Mais il n'en a aucun souvenir. Enervée, elle le plante là puis, prise de remords, elle revient sur ses pas et le ramène chez lui.


C'est alors que Sara, la fille d'Isaac, fait une offre inattendue à Sylvia  en lui proposant de s'occuper de Saul le week-end contre une forte rétribution financière. Peu après, Olivia explique à sa soeur qu'elle n'a pas pu être abusée sexuellement par Saul car, après s'être renseignée à son sujet, il n'a intégré Woodbury qu'après qu'elle en soit partie. Sylvia décide donc d'accepter le job...


Quand commence Memory, on est d'abord méfiant : le résumé ci-dessus donne une bonne idée du poids mélodramatique des arguments du récit, entre le lourd passé de Sylvia, l'état mental de Saul, et ce qui suit est au diapason, on aura droit à des révélations cruelles et poignantes. Bref, ce n'est pas exactement une promenade de santé ni un divertissement pour égayer le week-end.


Michel Franco est un cinéaste mexicain qui a su convaincre deux acteurs exceptionnels, dont l'un a obtenu le prix d'interprétation masculine à la Mostra de Venise l'an dernier pour son rôle. On se dit alors que ça vaut le coup de persévérer, que Memory est peut-être un drame mais surtout quelque chose qui vaut vraiment la peine de s'y arrêter.
 

Et notre persévérance est récompensée. Certes, ce n'est pas un film léger, mais c'est un beau film triste, dont le titre très sobre correspond parfaitement à son style, à son intégrité artistique. On n'est pas du tout dans un long métrage avec des performances d'acteurs spectaculaires, au contraire leur jeu est tout en retenue, l'intrigue progresse de manière intense mais mesurée et finit par vous emporter.

Ce n'est pas un spoiler de révéler qu'une histoire d'amour va unir Sylvia et Saul (l'affiche qui les saisit dans un moment d'intimité le montre). Par contre, on est surpris de voir éclore cette romance quand on voit sur quelles bases elle part. La mémoire ici invoquée est à double tranchant car d'un côté Sylvia ne peut rien oublier de ce qu'elle a subi même si, sur un point décisif (le fait qu'elle accuse Saul de l'avoir abusée sexuellement, ce qui est une méprise), elle se trompe, tandis que, d'un autre côté, Saul ne peut se souvenir de rien d'immédiat ou de récent mais garde en tête des éléments de son passé lointain.

Lorsque le film se détache de ce couple, il s'égare et ses seconds rôles apparaissent comme des pièces d'un dispositif fonctionnant pour faciliter la progression narrative : le meilleur exemple est celui de Anna, la fille de Sylvia, qui aime sincèrement sa mère mais s'absente de l'appartement où elle vit avec elle pour aller chez sa tante dès qu'elle le peut. C'est ainsi qu'elle se rapproche d'une grand-mère en froid depuis des années avec Sylvia car elle n'a jamais cru à ses histoires de viol au lycée (c'est même pour cela qu'elle l'a changée d'établissement, car elle ne voulait pas que ces accusations rejaillissent sur la famille).

Mais in fine, malgré la relative maladresse de cette béquille scénaristique, on aura droit à une scène choc, absolument terrible, où Olivia prend enfin le parti de sa soeur et ajoute que leur père abusait d'elle aussi. Cette déflagration illustre bien à la fois la prison émotionnelle dans laquelle Sylvia a été emprisonnée, tout comme Isaac, pour protéger son frère Saul, est réticent à le laisser sortir de chez lui, et plus encore de le laisser devenir l'amant de Sylvia (sans doute parce que, c'est implicite, il craint aussi qu'elle n'abuse de son état pour le voler puisque les Shapiro sont riches).

Dans sa dernière partie, Memory examine alors les dommages collatéraux de cette situation : Oliva culpabilise de ne pas avoir défendu sa soeur quand elle était plus jeune, Saul se voit priver de téléphone et de sortie après un accident bénin subi en l'absence de Sylvia chez qui il s'était installé. Anna va à nouveau, de manière pratique pour l'auteur mais sensible malgré tout, jouer à nouveau un rôle déterminant. Et la fin est déchirante de beauté.

Peter Sarsgaard a donc été récompensé pour ce qui est le meilleur rôle de sa carrière : c'est donc mérité, car il ne joue jamais la démence comme on la voit souvent au cinéma, avec des crises, de la violence. Saul est un être sensible, gentil et doux : la tension qu'il génère se manifeste autrement, quand il est laissé seul, livré à lui-même, confus, désorienté - là, le spectateur craint le pire. Mais quelle idée saugrenue de lui attribuer un prix sans en donner un aussi à Jessica Chastain, aussi bouleversante et impressionnante dans son rôle de Sylvia : ce n'est certes pas une surprise de constater avec quelle finesse elle s'empare de cette partition, à fleur de peau, sans aucune effusion inutile, mais la précision de sa composition est éblouissante (voyez sa maniaquerie quand elle s'enferme à triple tout chez elle ou ne sait pas quoi faire de ses mains). Mentions spéciales aussi à Merritt Wever, magistrale dans le rôle de la soeur, et à la jeune Brooke Timber dans celui de Anna.

Memory est un film qui vous chavire. Son réalisateur a fendu l'armure. Faîtes comme lui et pleurez un bon coup : ça fait du bien.

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