mercredi 31 juillet 2024

COLOSSAL (Nacho Vigalondo, 2017)


Gloria était chroniqueuse dans un journal quand, sous l'emprise de l'alcool, elle s'est moquée d'une personnalité et a été renvoyée. Son compagnon, Tim, la met également à la porte, la jugeant "ingérable". Elle retourne à Mainhead dans le New Hampshire où elle a grandi pour habiter la maison de ses défunts parents. Elle croise peur après son arrivée Oscar, un ami d'enfance, qui tient un bar et lui offre un poste de serveuse.


Mais évidemment le job ne fait qu'aggraver l'a dépendance à la boisson de Gloria, surtout qu'elle lève le coude en compagnie d'Oscar et de ses deux meilleurs potes, Garth et Joel, jusqu'au petit matin. Elle se réveille avec la gueule de bois dans le parc municipal à l'heure où les enfants vont à l'école, puis rentre chez elle. Au JT, on parle de l'apparition d'un monstre gigantesque à Séoul qui a causé d'énormes dégâts à 1 h. du matin heure locale.


En observant la gestuelle du monstre, Gloria remarque qu'il a le même tic qu'elle qui se gratte le haut du crâne quand elle est soucieuse. Se pourrait-il qu'il existe un lien entre ce qu'elle a fait ivre morte et ce qu'a fait le monstre ? Pour s'en assurer, elle partage ces interrogations avec Oscar, Garth et Joel qu'elle demande de l'accompagner au parc à 8 h du matin le lendemain. Le monstre réapparait à Séoul...


Ai-je besoin d'aller plus loin dans ce résumé ? Vous l'aurez deviné : oui, le monstre de Séoul est une manifestation des démons intérieurs de Gloria. C'est farfelu et d'ailleurs le seul reproche qu'on peut adresser à l'histoire écrite par Nacho Vigalondo est de consacrer une séquence à expliquer l'origine de la création de ce monstre 25 ans avant l'action. Mais ce n'est pas suffisant pour éclipser les autres qualités du film.


Rembobinons : Colossal n'est jamais sorti en salles chez nous, il a été commercialisé directement en VOD et en DVD, car il a fait un bide retentissant sur le sol américain (malgré un budget limité d'une quinzaine de millions de dollars, il n'en a rapporté que quatre). Mais est-ce si étonnant ? Le grand public n'a pu être que désarçonner par cet objet qui refuse de choisir un genre.


Mettons que vous soyez un fan de Godzilla (auquel on pense forcément avec son kaiju et son mech - car oui, il y a aussi un robot géant), et que vous espérez un grand spectacle destructeur à la Pacific Rim, vous serez frustrés. Si vous êtes fan des rom-com (dont Anne Hathaway est en quelque sorte la reine), pareil, vous vous demanderez ce que des monstres géants viennent faire là-dedans.


Et si le début du film, avec son héroïne alcoolique qui a la mauvaise idée d'accepter une place de serveuse dans un bar, vous fait croire qu'il s'agit d'un drame su un sujet de société, vous serez encore plus largués. Mais en revanche, si vous aimez vous aventurer en terre inconnue, ne pas savoir où une histoire vous entraîne, voir un cinéaste agiter ses idées dans un shaker, alors Colossal va vous combler.

Le postulat du film est donc simple et loufoque à souhait : que se passerait-il si nos démons intérieurs se matérialisaient à l'autre bout du monde sous la forme d'une créature gigantesque et dangereuse pour d'innocents civils ? C'est donc ce qui arrive à Gloria, qui a un sérieux problème avec la bouteille puisque ça lui a déjà coûté son boulot, son boyfriend et son appartement. Mais le pire, c'est que, au début du moins, c'est affreusement drôle, comme un sketch absurde du Saturday Night Live, et ensuite que ce n'est justement que le début des emmerdes pour Gloria.

Car qu'est-ce qui peut arriver de pire à une fille alcoolique que de renouer avec un ami d'enfance qui s'avère un sale con aigri et méchant ? Oscar est ce type : porté de bons services au départ, puis jaloux du fait que Gloria a réussi à échapper à Mainhead et à avoir une vie à elle (avec un copain, un bel appartement, une carrière de journaliste), et surtout qui a l'alcool mauvais. Au point de faire du chantage à Gloria en menaçant de s'en prendre à d'innocents coréens à l'autre bout du monde.

Le ressort du scénario, ce n'est pas l'amour déçu d'Oscar pour Gloria : en vérité, il n'a jamais été amoureux d'elle et on peut imaginer que Vigalondo s'amuse avec les rom-com de Hathaway en détournant les clichés du prétendant éconduit. Non, il est surtout seul et triste, mais une tristesse et une solitude amères, qui lui donnent envie de faire du mal à Gloria, sans se soucier des conséquences.

Avant le twist final et la solution toute bête mais pour le coup vraiment spectaculaire que trouve Gloria, le film vagabonde entre cet argument délirant, des situations qui dégénèrent crescendo et des personnages caractérisés finement. Le premier acte est très marrant et farfelu, puis l'ambiance devient plus trouble avec le double robotique d'Oscar, avant de virer carrément au règlement de comptes dérangeant du troisième acte. En le revoyant, la structure du film apparaît clairement mais ce n'est pas gênant car Vigalondo déploie son propos avec beaucoup de maîtrise.

Tant, faut-il croire, que la célèbre société Toho, qui détient les droits de Godzilla, a voulu traîné la production en justice pour plagiat avant qu'un arrangement soit trouvé. On peut supposé que c'est la raison pour laquelle le monstre ne ressemble pas au fameux reptile atomique et que, d'ailleurs, le réalisateur n'a pas procédé traditionnellement en confiant à une équipe chargée des effets spéciaux la création du monstre mais plutôt en filmant Anne Hathaway et Jason Sudeikis bardés de capteurs afin que leurs doubles géants reproduisent exactement leurs gestes (et même leurs mimiques pour le monstre). Le résultat est peut-être moins dynamique mais tellement plus sensible tandis que les scènes qui montrent l'action en parallèle à Mainhead et à Séoul ont une intensité absurde géniale.

Je les ai déjà cités à plusieurs reprises mais les acteurs sont également magistraux. Anne Hathaway... Comment dire ?... Bon, je ne peux guère cacher que j'ai ce qu'on appelle un crush pour elle depuis longtemps. Pour moi, si le monde tournait rond, ce serait une star mondiale, elle aurait tous les scénarios du haut de la liste en priorité : je veux dire, regardez cette femme, elle est superbe, elle joue magnifiquement, avec ce subtil décalage où tous les films d'Anne Hathaway sont littéralement des Anne Hathaway movies. Elle imprime son style, quel que soit le film. C'est une voleuse se scènes redoutable parce qu'elle le fait sans qu'on s'en aperçoive. Elle est sublime ici, déglinguée, super jolie dans cette déglingue, rageuse. Anne Hathaway, quoi !

Et Vigalondo a eu cette idée épatante de confier le rôle d'Oscar au comédien le plus inattendu pour ça : Jason Sudeikis ! Ted Lasso ! Bon, OK, c'était avant Ted Lasso, mais qu'importe, Sudeikis est désormais pour la postérité Ted Lasso, le summum du good guy. Alors le voir camper ce sale mec, c'est brillant parce que, bien sûr, on n'y croit pas pour commencer. Ted Lasso ne peut pas être méchant, avoir l'alcool mauvais, frapper une femme, humilier ses potes. Impossible ! Sauf que Sudeikis fait passer le côté menaçant, dangereux de son personnage sans forcer le trait : c'est précisément parce qu'il a l'air su sympa qu'il est si détestable quand le masque tombe. Et il est vraiment, mais vraiment haïssable !

Dave Stevens, Austin Stowell et Tim Blake Nelson font un peu de la figuration entre ces deux-là, mais c'est aussi une forme d'humilité chez des seconds rôles de laisser deux champions marquer les buts. Eux, ce sont les passeurs et ils servent du caviar.

Colossal est un de mes films bizarres préférés. Soyez aventureux, je vous garantis que ça ne ressemble à rien que vous ayez déjà vu !

mardi 30 juillet 2024

NOVEMBER, TOME 1 : LA FILLE SUR LE TOIT (Matt Fraction / Elsa Charretier)



Dee est une junkie handicapée qui adore les mots croisés. Alors qu'elle tente de résoudre une grille dans un bar, elle est abordée par un homme qui se présente comme étant M. Mann. Il lui propose 500 $ par jour si elle résout une grille dans le journal qui dissimule un code et qu'elle transmet ensuite par radio dans une cabane équipée sur le toit de son immeuble.


Ailleurs en ville, Emma Rose rentre de faire ses courses. Son sac de provisions se déchire et elle ramasse ce qu'elle a acheté lorsque quelque chose attire son attention dans la ruelle voisine. Elle s'approche et voit un revolver dans une flaque d'eau. Affolée, elle appelle la police pour le signaler. Très vite, trois flics arrivent sur place et l'assomment puis la kidnappent. L'un d'eux récupère son arme de service...


Kowalski est une femme noire qui tient le standard dans un poste de police. Elle doit composer avec un agent en uniforme qui, de mauvaise humeur, s'en prend à elle verbalement. Soudain, une alerte retentit, des explosions ont eu lieu en ville, tous les agents en service sont mobilisés et Kowalski doit assurer leur liaison radio. Lorsque la situation revient au calme, elle prend l'appel d'une jeune femme qui a trouvé une arme dans une ruelle...


Comme l'a expliqué le scénariste Matt Fraction, le conception de November a été longue et compliquée, justement à cause de sa pagination. Au départ, il envisageait de la publier chez Image Comics comme un mensuel avec des chapitres un peu plus longs que d'habitude. Mais en rédigeant un premier jet du script, il a vu que ça ne fonctionnait pas.


Grâce au soutien du rédacteur en chef Eric Stephenson et aux succès rencontrés par les graphic novels de Ed Brubaker et Sean Phillips (comme My Heroes have always been junkies ou Pulp), Fraction décide alors de procéder différemment et compose son histoire en en modifiant le format. Mais les ennuis n'étaient pas terminés pour autant.


En effet, en concevant le découpage avec la dessinatrice française Elsa Charretier, Fraction s'est ensuite aperçu que son histoire et sa narration éclatée imposaient une rigueur absolue pour que tout tienne debout. Même s'il s'affranchissait des codes des comics traditionnels, il lui fallait quand même suivre des règles précises afin que lui puisse déployer son intrigue et que sa partenaire puisse l'illustrer sans faire de faute.


Tout ça pour dire qu'en vérité November ne doit rien au hasard et ce projet est en fait à l'image du personnage de Dee dont la passion pour la résolution des problèmes logiques renvoie à l'appréhension des auteurs pour bâtir un récit cohérent malgré son style déstructuré. November est un puzzle dans lequel le lecteur est mis à contribution : il faut être concentré mais une fois qu'on l'est, alors toutes les pièces se disposent naturellement et aboutissent à un divertissement jubilatoire.


Quoique jubilatoire n'est peut-être pas l'adjectif le plus adéquat. Si on parle du plaisir qu'on ressent à comprendre les tenants et les aboutissants de l'intrigue, comment chaque partie, chaque personnage sont liés aux autres, alors oui, c'est effectivement jubilatoire comme le sont les jeux auxquels on trouve la solution et qui vous font sentir plus intelligent.

Par contre, le fond de l'histoire n'est pas drôle. C'est une série noire en bonne et due forme, élaborée avec un soin maniaque et un véritable amour du genre. La première de ses originalités, au-delà de la forme, c'est de donner le premier rôle à trois femmes et Fraction les caractérise génialement : il y a Dee l'éclopée junkie mais si forte pour les mots croisés qu'aucun semble pouvoir lui résister ; il y a Emma Rose la ravissante célibataire que la chance fuit mais qui ne baisse jamais les bras ; et il y a Kowalski cette standardiste lesbienne qui ambitionnait mieux pour elle-même mais qui va découvrir une affaire aussi tortueuse que dangereuse à même d'éprouver son "flair de flic".

Et puis il y a M. Mann. Je ne spoile rien de grave en vous révélant qu'en réalité il est lui aussi policier mais au service des archives et des pièces à conviction. C'est un fétichiste qui vole aussi bien la culotte d'une victime qu'un disque de jazz sur une scène de crime. Mais quel rapport entre ce poste et son rôle auprès de Dee à qui il offre 500 $ pour transmettre quotidiennement par radio un code ? On n'a pas encore la réponse à la fin de ce volume 1 mais disons, sans en dire trop non plus, que cela va lui jouer un sale tour...

Fraction habille son histoire de dialogues vifs et ciselés, il varie subtilement le vocabulaire de ses protagonistes et, comme il est édité par un indépendant, peut se permettre des gros mots sans risquer d'être censuré (de même que Elsa Charretier peut s'autoriser la nudité sans subir la menace de Madame Anastasie). Le rythme est très soutenu, avec des chapitres qui filent à toute allure et nous trimballent d'un point à un autre, d'un moment à un autre, sans répit.

La réussite de November doit aussi énormément à Elsa Charretier, cette dessinatrice française qui, après le succès de sa série The Infinite Loop (co-écrite avec son compagnon Pierrick Colinet), est devenue la coqueluche des éditeurs américains (The Unstoppable Wasp et Star Wars chez Marvel, Starfire et Harley Quiin chez DC, et actuellement Love Everlasting, avec Tom King, à nouveau pour Image).

Elle a su faire muter son trait, au début plus anguleux, vers un graphisme plus en rondeurs, qui emprunte aussi bien au David Mazzucchelli de Cité de Verre qu'à Darwyn Cooke (son idole). Si vous êtes curieux, allez donc visiter sa page Youtube où elle explique de manière géniale comment on dessine des comics et d'autres astuces de dessin entre deux interviews avec des collègues (même si, le succès de Love Everlasting, l'a obligée à mettre tout ça en stand-by).

Quoiqu'il en soit, Charretier est un artiste sidérante. Sa maîtrise de l'art séquentiel témoigne d'une grande culture du média et d'une intégration parfaite de ses codes, de ses inspirations. Elle peut aussi bien invoquer Edward Hopper pour une case que sur-découper une scène avec un "gaufrier" de douze cases pour appuyer les ruptures de ton, de tempo, d'ambiance. Ses personnages sont très expressifs avec une économie de traits qui fait rêver.

Elle peut aussi compter sur un coloriste d'exception avec Matt Hollingsworth (habitué de Fraction puisque c'était lui qui officiait sur son Hawkeye), et qui n'a pas peur des parti-pris audacieux et radicaux pour coller à l'exigence du dessin et du script.

A suivre donc. Stay tuned !

lundi 29 juillet 2024

SING STREET (John Carney, 2016)


Dublin, 1985. Parce que son père n'en a plus les moyens de payer ses frais de scolarité dans un établissement privé, Conor est transféré dans un lycée public tenu par des curés. Le premier jour se passe très mal : le frère Baxter lui ordonne de porter des chaussures noires alors que le garçon lui explique ne pas pouvoir s'en acheter et Barry, un jeune punk, l'intimide. 


Mais Conor fait aussi la connaissance de Darren et remarque Raphina sur le trottoir d'en face. Pour l'impressionner, il lui raconte faire partie d'un groupe de musique et lui propose de figurer dans leur premier clip vidéo. Problème : Conor ne fait partie d'aucun groupe. Darren lui présente alors Eamon, un jeune multi-intrumentiste puis ils recrutent Ngig aux claviers, les frères Larry et Garry à la basse et à la batterie. Conor commence à écrire des chansons composées par Eamon.
 

Quand il parle de ce projet à son frère ainé Brendan, celui-ci lui fait écouter les derniers groupes à la mode, comme Duran Duran. La musique de Sing Street, comme s'est baptisée la formation (en référence à Synge Street, où se situe leur bahut), se veut "futuriste. Contre toute attente, Raphina se présente sur le tournage de leur clip filmé par Darren et pour lequel elle joue aussi la maquilleuse-coiffeuse-habilleuse.


Pour Conor, l'aventure devient sérieuse car il pense que Raphina est sensible à ses efforts, bien qu'il découvre peu après qu'elle fréquente un gars plus âgé et qui lui a promis de l'emmener vivre à Londres, où partent nombre d'irlandais en quête d'une vie meilleure...


105' minutes de bonheur ! Voilà ce que vous procurera Sing Street, et si vous ne me croyez pas sur parole, louez ce film en streaming et on en reparlera ensuite. Vous vous souvenez quand vous étiez ado et que vous rêviez d'emballer la plus jolie fille du bahut mais sans oser le faire. On disait alors que savoir jouer d'un instrument (facilement transportable, comme une guitare) augmentait vos chances...


Moi, quand j'avais cette âge-là, justement dans les années 80, je ne jouais pas de musique, je dessinai : c'était moins spectaculaire et effectivement, ça ne valait rien pour séduire les filles. Mais c'est pour ça que l'histoire de Conor m'a tant touché : parce qu'on a tous été des Conor, ce mec timide et follement épris. Sauf que lui va au bout de son rêve en s'en donnant les moyens.


Dire qu'il part de loin est doux euphémisme : ses parents vont divorcer, sa soeur se réfugie dans les études, son grand frère ressasse avec amertume la fois où à l'âge de Conor il a tenté de fuir en Allemagne avant d'être rattrapé par sa mère (et depuis il fume des joints dans sa chambre en pontifiant sur l'industrie musicale et en méprisant ses parents). Pour ne rien arranger, Conor prétend à Raphina, la fille sur laquelle il a craquée, l'inaccessible Raphina, qu'il fait partie d'un groupe musical... Qui n'existe pas !

Aidé par Darren, un petit rouquin gouailleur et débrouillard, il va quand même former ce groupe. Mais à part Eamon, c'est à peine si les autres membres savent jouer un accord. Conor chante mal et écrit des bluettes. Mais tous ces petits gars ont du coeur et une revanche à prendre : Ngig le clavier est le seul noir du lycée, Garry et Larry sont harcelés, Eamon n'a personne avec qui jouer, Darren a des idées à revendre mais personne à qui les vendre, et Conor, hé bien, Conor veut Raphina mais surtout, poussé par son grand-frère, veut quitter Dublin.

Les anglo-saxons appellent ça des coming of age stories, des histoires qui montrent le passage à l'âge adulte, souvent sous un angle dramatique, comme une course d'obstacles, une série d'épreuves. Mais John Carney, qui a écrit le scénario de son film, refuse toute noirceur. Bien entendu, il n'élude pas les difficultés : la situation familiale de Conor, l'échec de son frère, le transfert difficile dans une école religieuse, le fait que Raphina ne soit pas libre... Tout ça est dûment traité.

Et c'est ce petit truc en plus qui fait la différence : le côté feel-good de Sing Street est équilibré par ce qu'il faut de mélancolie. Peut-on vraiment réaliser ses rêves quand on est issu d'une famille en crise, qu'on étudie dans un école aux règles rigides, avec pour seul soutien des acolytes de circonstance aussi désespérés que vous ? Carney montre bien que l'énergie seule ne suffit pas et que le talent seul compte, peut faire la différence. Etonnamment, après des débuts laborieux mais abordés sous un angle comique (Conor et sa bande copiant les looks de leurs idoles, de Duran Duran à Roxy Music en passant par The Cure), "Sing Street" se met à produire de vraies bonnes chansons, aux paroles à la fois naïves et sincères sur des mélodies soignées et accrocheuses.

Pour ce faire, le cinéaste a lui-même écrit et composé lesdites chansons en compagnie des membres du groupe Relish, et Adam Levine, le leader de Maroon 5, est également crédité sur un titre. C'était sans doute là l'aspect le plus périlleux du projet car les films musicaux avec des chansons de qualité sont rares, a fortiori quand il s'agit de s'inspirer d'une époque comme les années 80 où peu de formations musicales ont survécu à cette décennie. Mais, là, vraiment, c'est impeccable.

L'émotion et l'euphorie alternent sur un tempo parfait, servies par de jeunes comédiens presque tous amateurs au talent insensé. Ferdia Walsh-Peelo est une révélation telle qu'on a du mal à croire que c'est son premier rôle. Mark McKenna (Eamon) ressemble à une version ado d'Elvis Costello. Ben Carrolan (Darren), Percy Chambruka (Ngig), Conor Hamilton et Karl Rice (Larry et Garry), tous sont épatants. 

Lucy Boynton incarne la fille de rêve parfaite (en tout cas si vous raffolez des anglaises), avec ce sourire et ces yeux pétillants : j'adore cette nana qui mérite une grande carrière. Jack Reynor est royal en grand-frère. Les adultes sont aussi exemplaires dans leur registre : Aidan Gillen et Maria Kennedy Doyle (les parents), Don Wycherley (le frère Baxter).

Sing Street est un film au charme irrésistible, et à l'émotion vive. C'est un vrai coup de coeur.

SAINT MAUD (Rose Glass, 2019)


Katie, une jeune infirmière, échoue à sauver un patient dont elle s'occupe, malgré une tentative de réanimation cardiorespiratoire. Quelque temps plus tard, elle a quitté l'hôpital où elle exerçait pour travailler dans le privé et elle changé de nom, se faisant désormais appeler Maud. Convertie à la religion catholique, elle pratique avec ferveur.


Maud prodigue des soins palliatifs à Amanda, une ancienne danseuse et chorégraphe américaine, qui s'est retirée dans une station balnéaire anglaise pour y vivre ses derniers mois, atteinte d'un lymphome de stade quatre. Amanda redoute qu'après sa mort plus personne ne se souvienne d'elle et de son oeuvre. Maud devient alors convaincue qu'elle a été chargée de sauver l'âme de sa patiente alors que cette dernière est athée. Elle lui explique sentir parfois, en elle ou autour d'elle, la présence divine et elles partagent un moment d'extase lorsqu'elles prient ensemble.


Mais Maud est contrariée par les visites de Carol, une jeune femme que Amanda a rencontrée en ligne et qu'elle paie pour avoir des relations sexuelles avec elle. Maud implore Carol de laisser Amanda profiter paisiblement du temps qu'il lui reste à vivre sans être divertie par les plaisirs de la chair. Carol interprète cela comme de l'homophobie mais Maud assure qu'elle dirait la même chose si Amanda fréquentait un homme.


Malheureusement, pour son anniversaire, Amanda convie plusieurs de ses amis, dont Carol. Remarquant le malaise de Maud, elle s'en moque et lui avoue n'avoir jamais cru en Dieu. Maud, vexée, la gifle. Elle est renvoyée sur-le-champ. Croyant que le Seigneur l'a abandonnée, elle s'en détourne en attendant qu'il lui envoie un signe pour la guider à nouveau...


J'avais prévu de parler d'un autre film, Robots, avec Shailene Woodley, mais je n'ai pas réussi à tenir plus de 3/4 d'heure devant cette comédie poussive. Alors je me suis dit qu'il était temps de regarder un autre long métrage que je gardais au chaud parce qu'il s'agissait du premier opus de la scénariste-réalisatrice de Love Lies Bleeding, sans doute ma meilleure expérience en 2024.


C'est en découvrant Saint Maud de Rose Glass que Kristen Stewart a voulu travailler avec elle, impressionnée par ce premier effort. Effectivement, c'est une oeuvre très impressionnante, et différente de Love Lies Bleeding, mais qui confirme que Glass est un auteur à suivre.
 

Cette histoire de nurse qui devient une dévote au chevet d'une mourante avant qu'elle ne soit congédiée et attende un signal de Dieu pour savoir quoi faire ensuite peut sembler barbante, résumée ainsi. Au pire, c'est un film sur la foi religieuse et ses excès, au mieux un film d'horreur psychologique, comme on en a vus beaucoup dans les deux cas. Mais comme disait Fox Mulder dans X-Files : "la vérité est ailleurs"...

Saint Maud est nettement découpé en deux actes, une construction si précise et radicale qu'elle est forcément casse-gueule car si une partie est plus forte que l'autre, le résultat est bancal et inabouti. Pourtant, Glass réussit un premier exploit en ne ratant aucune des deux étapes et même mieux : c'est parce que le film est comme scindé en deux qu'il fonctionne aussi fortement.

Katie/Maud est un personnage de toutes les scènes, l'histoire est racontée de son point de vue, et c'est là l'autre audace du film car il pose la question de ce qui distingue la folie de la foi. N'est-ce pas la même chose ? En tout cas, l'examen que fait la cinéaste de son héroïne interroge de manière dérangeante et singulière, dans la mesure où il ne s'agit pas de faire de son cas une généralité ni de l'intrigue un brûlot anti-clérical, mais bien le portrait d'une dévote qui ne sait plus penser autrement qu'à travers sa foi.

Au chevet d'une patient en stade terminale, elle se comporte avec rigueur, mais un trouble nous saisit quand se glisse entre les deux femmes une troisième en la personne de Carol. Soudain, l'attitude de Maud change : Carol l'indispose et si elle justifie cela en lui expliquant qu'il faut laisser Amanda profiter de ce qui lui reste à vivre paisiblement, on jurerait à cet instant qu'elle veut surtout dire que seule elle a le droit de s'en occuper. Tout come à Dieu, Maud voue un amour à  Amanda, mais en vérité c'est un amour exclusif, étouffant, dont elle veut exclure les autres.

Ce sentiment est souligné par le décor. Faute d'un budget conséquent, Glass s'appuie sur un cadre unique pendant la première moitié du film : la demeure victorienne d'Amanda est faiblement éclairée, elle ressemble déjà à une crypte, un mouroir. Les bruits y sont étouffés, on y parle à voix basse, on s'y peut sur la pointe des pieds. Le fait qu'Amanda ait été danseuse puis chorégraphe rend tout cela encore plus oppressant car cette femme hédoniste, dont le corps était en mouvement, est désormais alitée quasiment en permanence. Les plaisirs les plus ordinaires comme la nourriture ou un simple verre de vin ne sont pas retenus par son organisme.

Pour défier ce déclin, que reste-t-il ? Des moments où, avec l'aide de Maud, Amanda enfile une perruque, se maquille, enfile des dessous chics et un robe de chambre élégante, en fumant avec délectation une cigarette ou un joint. On comprend donc bien que tant que Maud partage cette intimité avec Amanda, elle n'est pas contrariée. Jusqu'à donc l'arrivée de Carol, dont elle épie les ébats avec sa patronne par l'entrebâillement de la porte de sa chambre. Plus de doute alors sur ce qu'éprouve Maud envers Amanda :d 'ailleurs, juste après, elle monte se réfugier dans sa chambre et convulse dans l'escalier, comme possédée par quelque force mystique.

Mais Amanda se moque de Maud, comme quand elle feint de partager son extase dans la prière puis quand elle la raille lors de sa fête d'anniversaire. Son renvoi plonge la jeune femme dans le désarroi. Avec la même intensité intransigeante, Rose Glass ne dissimule rien de la déchéance de son héroïne qui pense que Dieu l'a abandonnée. Mais c'est pour mieux orchestrer son retour en grâce, avec à la clé un moment littéralement suspendu, magique et inquiétant... Jusqu'au dénouement glaçant. Qui remet au centre la question de la folie et de la foi.

Si donc, on est loin du look 80's de Love Lies Bleeding et des influences polar, Saint Maud contient déjà en soi une sorte de romance tordue entre deux femmes, perturbée par Dieu (ici dans sa forme la plus éthérée, alors que dans Love Lies Bleeding, c'est le père de Lou qui tient ce rôle de manière plus terrienne). Le lesbianisme y est plus suggéré mais tout aussi évocateur. Le climat malsain est déjà là également, appuyé par des effets de mise en scène (la caméra désaxée jusqu'à cadrer à l'envers les déambulations de Maud). Le décor entoure aussi les personnages en les isolant du reste du monde : ici, une station balnéaire ; dans Love Lies Bleeding un patelin dont la salle de sports devient l'épicentre du drame.

L'autre point commun évident, c'est aussi le casting, éblouissant. Rose Glass a su déceler chez Morfydd Clark, bien avant qu'elle ne devienne Galadriel dans la série dérivée du Seigneur des Anneaux, une espèce de mystère insondable et flippant, de folie contenue : l'évolution du personnage passe par sa coiffure, avec au début ses cheveux strictement rassemblés en un chignon, puis lorsqu'elle est licenciée, ils sont détachés, sales, gras. Pourtant, malgré la souillure, Clark conserve cet air angélique, illuminé, sur ce visage d'une pureté fascinante. Le contraste avec celui rongé par la maladie de Amanda, jouée par Jennifer Ehle, est saisissant : pas seulement parce que la santé l'a fui, mais parce que, lorsqu'elle se fait belle pour son amante, on voit le charme capiteux, la sensualité débordante de cette femme, qui lui donne un air de tentatrice, celui du Malin, se révélant lorsqu'elle humilie Maud en public. Le face-à-face entre les deux actrices est superbe et mortifère mais d'autant plus percutant qu'il ne sombre jamais dans le surjeu.

Saint Maud est particulièrement envoûtant jusqu'à son final incroyable, entre douceur surnaturelle et horreur totale. On comprend que Kristen Stewart ait voulu travailler avec Rose Glass et nul doute que cette cinéaste attirera d'autres interprètes désireux d'expériences limites.

dimanche 28 juillet 2024

MINOR THREATS, VOLUME 2 : THE FATEST WAY DOWN (Patton Oswalt & Jordan Blum / Scott Hepburn)


Depuis les morts du justicier the Insomniac et de son ennemi the Stickman, Frankie Follis/Playtime a scellé un pacte avec l'équipe de super-héros de Twilight City pour prendre le contrôle du quartier mal famé de Redport, où vivent retranchés tous les supe-vilains. En échange, Brain Tease, un de ses anciens compères, a accepté de purger une peine de prison pour le meurtre de the Insomniac.


Playtime est assistée de Scalpel qui est devenue son amante pour conduire les affaires de Redport. Elles rencontrent bien quelques problèmes avec des groupes comme le Holiday Gang, mais c'est vite réglé. Frankie est davantage préoccupée par deux autres éléments : d'abord, son règne repose sur un mensonge (la culpabilité de Brain Tease), et ensuite, elle veut élever sa fille Maggie en la protégeant et en ayant de bons rapports avec son ex, Mike.


Inévitablement la situation va lui échapper lorsqu'un groupe de jeunes justiciers formés par the Insomniac apprend par Reptilian, un ami de Snakestalker (qui faisait partie de la bande de Playtime), que Brain Tease n'a pas tué leur mentor. Pour connaître le vrai coupable, ils s'en prennent à Loretta Follis/Toy Queen, la mère de Frankie...
 

Je vous avais parlé il y a quelque temps du premier volume de Minor Threats et je prends un peu d'avance sur la parution du trade paperback du volume 2, qui sortira en Novembre prochain, pour vous présenter une critique de sa suite. Comme précédemment, elle ne compte que quatre épisodes, publiés par Dark Horse, avec la même équipe créative : le duo Patton Oswalt-Jordan Blum au scénario et Scott Hepburn au dessin.


Si j'avais beaucoup aimé les débuts de Minor Threats, c'était pour l'amour véritable que ses auteurs portaient au genre super-héroïque et leur manière de l'exprimer qui n'est pas sans rappeler Astro City de Kurt Busiek, c'est-à-dire en évoquant les personnages phares de Marvel et DC mais revisités. On reconnaissait ainsi avec the Insomniac un avatar de Batman, the Contiuum une équipe façon Justice League-Avengers, the Stickman un cousin du Joker, et pour les Minor Threats un groupe renvoyant à tous les vilains de seconde zone.

En seulement quatre numéros, Oswalt, Blum et Hepburn réussissaient l'exploit de créer leur petit univers de poche, avec une cohérence qui forçait le respect, un max d'action, de l'humour, des rebondissements à la pelle, et un dénouement qui promettait une suite explosive. Allaient-ils transformer l'essai ?

Je ne vais pas faire durer le suspense : c'est un grand oui. The Fatest Way Down est aussi réussi et abouti que A Quick End to a Long Beginning. Toutes les qualités sont conservées et même amplifiées par un scénario très malin, efficace et à la conclusion (temporaire, car un volume 3 est désormais inévitable) imparable et amère.

Comme dans le résumé ci-dessus, la fin du volume 1 plaçait Frankie Follis/Playtime sur un trône fragile car sa mainmise sur la pègre de Twilight City et le quartier de Redport était fondée sur un mensonge. Pour s'assurer que les super-héros ne l'embarrassent pas, elle a sacrifié un de ses amis qui a endossé la responsabilité du meurtre de the Insomniac et croupit donc depuis en prison. Elle lui rend fréquemment visite, mais en vérité moins pour s'assurer qu'il va bien (il fanfaronne volontiers sur son "exploit") que parce qu'elle culpabilise de le savoir derrière les barreaux à sa place.

Malgré tout, aux côtés de Scalpel, qui est désormais son amante, elle assure à Redport une tranquillité que ce secteur ne connaissait plus depuis longtemps, et ce ne sont pas des lascars comme le Holiday Gang qui l'inquiète. Toutefois, Scalpel souhaiterait qu'elle n'intervienne plus en personne pour calmer les huluberlus dans leur genre et qu'elle se consacre au business, notamment quand un promoteur immobilier propose de réhabiliter Redport. Mais Frankie ne le supporte pas quand elle voit que l'immeuble où vit sa mère sera rasé dans l'opération.

Par ailleurs, Frankie veut s'occuper de Maggie, sa fille, pour lui éviter ce qu'elle a vécu (une mère absente et en taule), et pour cela, elle veut regagner la confiance de Mike, son ex, le père de la petite. Ce qui, évidemment, ne plaît guère à Scalpel. Lorsque de jeunes émules de the Insomniac veulent savoir qui a vraiment tuer leur idole (puisque Brain Tease n'a pas su garder le secret) et qu'un ancien vilain s'en mêle, l'explosion est inévitable...

Comme on le voit, l'intrigue est dense et nerveuse à la fois. Quand tant d'auteurs décompressent complaisamment une histoire sur des mois, voire une année, Oswalt et Blum n'hésitent pas à griller toutes leurs cartouches et ce sentiment d'urgence alimente la tension constante du récit. Comme Frankie, le lecteur n'a pas le temps de souffler, de prendre du recul et donc il sait que la catastrophe est déjà en route. Tout, en effet, se règlera dans un déluge de violence, avec son lot de dommages collatéraux tragiques. Car, oui, si Minor Threats est fun à lire, se dévore, les auteurs n'évitent pas le traitement des conséquences.

Ensuite, le dessin de Scott Hepburn, un artiste qui, on le sent, est lui aussi chaud patate après avoir été négligé par Marvel, donne tout ce qu'il a pour animer cette histoire, ses personnages, son action quasi-ininterrompue, mais sans sacrifier les moments plus calmes, où les protagonistes doivent tenter de composer avec leurs démons. Le résultat est d'une tonicité impressionnante, au point que les quatre épisodes ont cette consistance qui manque à tellement de comics super-héroïques.

Ici, encore une fois, il n'est pas question de s'économiser. Hepburn fait feu de tout bois : ses doubles pages sont extraordinaires, quand il ponctue une scène par une splash page c'est pour un effet d'un impact maximal. Le reste du temps, son découpage est sidérant d'inventivité et souvent de drôlerie, comme quand les jeunes héros de the Action doivent faire face aux vieux super-vilains amis de Loretta Follis.

Enfin, un des points forts de Hepburn, c'est l'expressivité : il ose exagérer les mimiques, les proportions, sans verser non plus dans la caricature car il aime, comme ses scénaristes, d'un amour sincère les super-héros, leurs costumes bariolés, ce mélange de noblesse et de grotesque, leur théâtralité aussi, ce mélodrame permanent. Tout est un peu too much mais pas plus que dans les autres comics du genre, sauf qu'ici, l'artiste peut lâcher ses coups : il n'est pas contraint par le fait que les personnages sont immortels et leurs fautes sans conséquences. Idem pour les décors, toujours très fournis mais jamais surchargés : Twilight City et Redport en particulier font l'objet d'un souci du détail qui les rendent crédibles, vivants.

Minor Threats peut-être, mais major comic book ! Vite un tome 3 (et un éditeur français pour traduire cette pépite) !

ZATANNA : BRING DOWN THE HOUSE #2 (of 5) (Mariko Tamaki / Javier Rodriguez)


Après l'apparition d'un démon lors de son spectacle, Zatanna reçoit l'aide de l'inconnue qui assiste à toutes ses représentations et grâce à elle, neutralise la créature. Elle est ensuite transportée devant un conseil de disciples de son père, Giovanni, qui l'accuse d'être justement la cause de la résurgence de ces démons...


Quel bonheur, cette mini série ! J'ai déjà eu, avant de rédiger cette entrée, de dire tout le bien que j'en pensais aux deux auteurs sur Twitter, ce pour quoi j'ai reçu leurs chaleureux remerciements ("That makes my day !" dixit Javier Rodriguez). Et vous savez quoi ? Hé bien, ça fait bigrement plaisir de faire plaisir à des créateurs.
  

Sur les réseaux sociaux et Twitter en particulier, on assiste à des échanges parfois tellement surréalistes entre fans et auteurs qu'on peut légitimement se demander pourquoi certains de ces "fans" lisent des comics, si occupés qu'ils sont à chercher des poux dans la tête de ceux qui les produisent pour eux. A moi, il semble que la bienveillance n'est pas déplacée et mérite d'être de rigueur.


Parce que c'est ça, au fond, la question : pourquoi lit-on des comics ? Pour les descendre en flammes et donc agresser des artistes qui s'échinent pour les faire ? Ou pour leur dire "merci", merci pour vos efforts, pour votre imagination, pour votre patience, votre persévérance, votre passion ? Merci pour continuer à faire vivre des personnages, pas toujours de premier plan, en leur rendant justice.


Malgré sa popularité auprès des lecteurs, Zatanna ne fait pas partie des vedettes de DC. Ces dernières années la rumeur a couru qu'un film lui serait consacré et le nom d'Emerald Fennell, la scénariste-réalisatrice du magistral Promising Young Woman (2020), y était attaché tandis que ceux de Alexandra Daddario ou Ana de Armas circulait pour interpréter la magicienne. Et puis c'est tombé à l'eau avec la restructuration de DC Studios (jusqu'à ce que James Gunn ne s'en préoccupe ?).
 

Mais Zatanna : Bring Down the House, ça, c'est vraiment ce que, moi (et sans doute d'autres fans), j'attendais depuis longtemps. Une mini-série soignée, inventive, profonde et fun à la fois, qui rendrait à Ms. Zatara tout son éclat.

Le mois dernier, le premier épisode promettait beaucoup : une écriture entraînante, une caractérisation à la fois énergique et mélancolique, une fin spectaculaire... Ce deuxième numéro tient ces promesses tout en osant ne pas s'en contenter. Mariko Tamaki, tout juste auréolée d'un prix reçu à la San Diego Comic Con (pour un graphic novel réalisé avec sa soeur Jillian), tient bien le personnage en main et a concocté une intrigue accrocheuse.

Un peu comme pour Batman et ses origines traumatisantes, difficile de faire l'impasse sur la relation père-fille quand on parle de Zatanna : fille du plus grand magicien du monde, elle a causé sa mort. Mais Tamaki modifie la mise en scène de ce drame originel comme le lui permet une production estampillée DC Black Label. 

En faisant la connaissance d'une chasseuse de démons, elle est présentée à des disciples de Giovanni Zatara qui lui réservent un accueil glacial puisqu'ils l'accusent d'être la cause de l'apparition de créatures maléfiques dans notre dimension et d'avoir privé le monde de son plus grand protecteur. Zatanna réplique que son paternel lui a toujours bien fait sentir son importance au point de l'écraser mais refuse d'endosser le rôle du successeur puisque, rappelle-t-elle, elle ne pratique plus la magie. Elle est renvoyée dans son condo de Las Vegas aussi sec. 

Ce qui est très appréciable dans la façon d'écrire de Tamaki, c'est qu'elle (re)donne du tempérament à Zatanna, après un premier épisode où le personnage montrait des signes d'abattement (justifiés au vu de sa situation professionnelle). Pour l'instant, le récit n'a pas d'antagoniste, mais l'héroïne a déjà des adversaires à défaut d'ennemis avec cette assemblée de disciples hautains. Cela donne à coup sûr envie d'en lire plus car il est évident que la scénariste garde des munitions pour plus tard.

Visuellement, Zatanna : Bring Down the House a de la chance d'avoir Javier Rodriguez pour le dessin et les couleurs. L'espagnol, qui a longtemps été dans l'ombre des artistes qu'il colorisait (comme par exemple Paolo Rivera et Chris Samnee sur Daredevil), affiche à chacun de ses nouveaux projets un talent impressionnant.

Sa manière de découper une planche, d'enchaîner les cases, de jouer avec leur format, leurs formes, est à la fois sophistiquée et fluide. Chaque image est riche en informations, détaillée, mais jamais encombrée. Rodriguez donne cette impression, insolente, de ne jamais forcer tout en nourrissant le lecteur grâce à une esthétique très raffinée, qui a une sensibilité très européenne. On sent surtout l'immense plaisir qu'il prend à travailler sur cet univers, ce personnage, ce script. Et le lecteur est donc gâté par cette qualité sur tous les plans entre une histoire prenante et magnifiquement dessinée.

Pas de doute : Zatanna : Bring Down the House voit loin et s'en donne les moyens. Plus que jamais le DC Black Label s'impose comme cette dimension de poche qui réserve des merveilles à ceux qui cherchent autre chose avec des personnages qu'ils aiment ou qui sont négligés. Un bonheur, vous dis-je !

samedi 27 juillet 2024

MEMORY (Michel Franco, 2023)


Membre des Alcooliques Anonymes et sobre depuis la naissance de sa fille Anna, 12 ans, Sylvia est une mère célibataire qui est travailleuse sociale dans un centre pour adultes handicapés. Elle accepte à contrecoeur d'accompagner sa soeur cadette Olivia à une réunion d'anciens élèves du lycée Woodbury où elles ont été scolarisées. Mais durant la soirée, un homme vient s'asseoir à côté de Sylvia en la fixant du regard et en lui souriant d'une manière qui la dérange.
 

Elle rentre chez elle mais il la suit jusque en bas de son immeuble. Au matin, elle le trouve endormi sur le trottoir et lui demande ses papiers. Il lui tend un porte-cartes dans lequel elle trouve un numéro à appeler en cas d'urgence. Isaac Shapiro vient récupérer son frère Saul en s'excusant et en expliquant qu'il souffre de démence précoce, entamant sa mémoire immédiate mais ses souvenirs les plus anciens.


Quelques jours plus tard, Sylvia se rend chez les frères Shapiro et convainc Saul de sortir se promener avec elle dans un parc. Elle lui raconte qu'ils ont fréquenté Woodbury quand elle avait 12 ans et lui 17 ou 18 et qu'avec ses amis, il la forçait à boire pour ensuite lui soutirer des faveurs sexuels. Mais il n'en a aucun souvenir. Enervée, elle le plante là puis, prise de remords, elle revient sur ses pas et le ramène chez lui.


C'est alors que Sara, la fille d'Isaac, fait une offre inattendue à Sylvia  en lui proposant de s'occuper de Saul le week-end contre une forte rétribution financière. Peu après, Olivia explique à sa soeur qu'elle n'a pas pu être abusée sexuellement par Saul car, après s'être renseignée à son sujet, il n'a intégré Woodbury qu'après qu'elle en soit partie. Sylvia décide donc d'accepter le job...


Quand commence Memory, on est d'abord méfiant : le résumé ci-dessus donne une bonne idée du poids mélodramatique des arguments du récit, entre le lourd passé de Sylvia, l'état mental de Saul, et ce qui suit est au diapason, on aura droit à des révélations cruelles et poignantes. Bref, ce n'est pas exactement une promenade de santé ni un divertissement pour égayer le week-end.


Michel Franco est un cinéaste mexicain qui a su convaincre deux acteurs exceptionnels, dont l'un a obtenu le prix d'interprétation masculine à la Mostra de Venise l'an dernier pour son rôle. On se dit alors que ça vaut le coup de persévérer, que Memory est peut-être un drame mais surtout quelque chose qui vaut vraiment la peine de s'y arrêter.
 

Et notre persévérance est récompensée. Certes, ce n'est pas un film léger, mais c'est un beau film triste, dont le titre très sobre correspond parfaitement à son style, à son intégrité artistique. On n'est pas du tout dans un long métrage avec des performances d'acteurs spectaculaires, au contraire leur jeu est tout en retenue, l'intrigue progresse de manière intense mais mesurée et finit par vous emporter.

Ce n'est pas un spoiler de révéler qu'une histoire d'amour va unir Sylvia et Saul (l'affiche qui les saisit dans un moment d'intimité le montre). Par contre, on est surpris de voir éclore cette romance quand on voit sur quelles bases elle part. La mémoire ici invoquée est à double tranchant car d'un côté Sylvia ne peut rien oublier de ce qu'elle a subi même si, sur un point décisif (le fait qu'elle accuse Saul de l'avoir abusée sexuellement, ce qui est une méprise), elle se trompe, tandis que, d'un autre côté, Saul ne peut se souvenir de rien d'immédiat ou de récent mais garde en tête des éléments de son passé lointain.

Lorsque le film se détache de ce couple, il s'égare et ses seconds rôles apparaissent comme des pièces d'un dispositif fonctionnant pour faciliter la progression narrative : le meilleur exemple est celui de Anna, la fille de Sylvia, qui aime sincèrement sa mère mais s'absente de l'appartement où elle vit avec elle pour aller chez sa tante dès qu'elle le peut. C'est ainsi qu'elle se rapproche d'une grand-mère en froid depuis des années avec Sylvia car elle n'a jamais cru à ses histoires de viol au lycée (c'est même pour cela qu'elle l'a changée d'établissement, car elle ne voulait pas que ces accusations rejaillissent sur la famille).

Mais in fine, malgré la relative maladresse de cette béquille scénaristique, on aura droit à une scène choc, absolument terrible, où Olivia prend enfin le parti de sa soeur et ajoute que leur père abusait d'elle aussi. Cette déflagration illustre bien à la fois la prison émotionnelle dans laquelle Sylvia a été emprisonnée, tout comme Isaac, pour protéger son frère Saul, est réticent à le laisser sortir de chez lui, et plus encore de le laisser devenir l'amant de Sylvia (sans doute parce que, c'est implicite, il craint aussi qu'elle n'abuse de son état pour le voler puisque les Shapiro sont riches).

Dans sa dernière partie, Memory examine alors les dommages collatéraux de cette situation : Oliva culpabilise de ne pas avoir défendu sa soeur quand elle était plus jeune, Saul se voit priver de téléphone et de sortie après un accident bénin subi en l'absence de Sylvia chez qui il s'était installé. Anna va à nouveau, de manière pratique pour l'auteur mais sensible malgré tout, jouer à nouveau un rôle déterminant. Et la fin est déchirante de beauté.

Peter Sarsgaard a donc été récompensé pour ce qui est le meilleur rôle de sa carrière : c'est donc mérité, car il ne joue jamais la démence comme on la voit souvent au cinéma, avec des crises, de la violence. Saul est un être sensible, gentil et doux : la tension qu'il génère se manifeste autrement, quand il est laissé seul, livré à lui-même, confus, désorienté - là, le spectateur craint le pire. Mais quelle idée saugrenue de lui attribuer un prix sans en donner un aussi à Jessica Chastain, aussi bouleversante et impressionnante dans son rôle de Sylvia : ce n'est certes pas une surprise de constater avec quelle finesse elle s'empare de cette partition, à fleur de peau, sans aucune effusion inutile, mais la précision de sa composition est éblouissante (voyez sa maniaquerie quand elle s'enferme à triple tout chez elle ou ne sait pas quoi faire de ses mains). Mentions spéciales aussi à Merritt Wever, magistrale dans le rôle de la soeur, et à la jeune Brooke Timber dans celui de Anna.

Memory est un film qui vous chavire. Son réalisateur a fendu l'armure. Faîtes comme lui et pleurez un bon coup : ça fait du bien.

THE SIX FINGERS #5 (of 5) (Dan Watters / Sumit Kumar) - avec The One Hand, 2 comics qui n'en font qu'un


Ada a été arrêtée et conduite au poste de police pour y être interrogée, non pas sur la position de Johannes Vale, qui est connue, mais sur sa possible complicité dans les meurtres qui a commis et leur signification. A l'aéroport, Ari Nassar retrouve Vale qui achève de décoder les glyphes du tueur à une main...


Cette fois, c'en est fini de ce projet assez unique que furent les deux mini-séries qui se répondaient, The One Hand (Ram V / Lawrence Campbell) d'un côté ; The Six Fingers de l'autre. La fin de The One Hand m'avait déjà pas mal désarçonné et j'espérai que celle de The Six Fingers me fournirait un dénouement moins cryptique. Ce n'est pas le cas.


Comment dire ? Je conçois que le terminus de ce projet en frustrera beaucoup quand il sera disponible en vf. Pourtant je continue de le recommander parce que j'aime ce genre de défi, de pari : ça sort de l'ordinaire, c'est stimulant, et il faut encourager cela. Mais est-ce abouti pour autant ? Est-ce suffisamment accompli. Non.
 

Je dirai que je suis déçu en bien. C'est antinomique, je sais, mais je n'ai pas trouvé mieux pour exprimer mon sentiment à la sortie de ce cinquième et dernier chapitre. Comme je viens de le dire, j'aime ce que Ram V, Lawrence Campbell, Dan Watters et Sumit Kumar ont tenté. Ce n'est pas parfait, loin s'en faut, mais c'est osé, y compris par l'hermétisme de la conclusion (ou son mystère, si on veut enrober ça de façon plus méliorative).


Mais j'ai quand même l'impression que beaucoup de promesses n'ont pas été tenues. Ou pour être plus exact, que ce formidable, cet excitant concept de deux séries qui se répondent, qui sont indissociables, accouche d'une souris trop nébuleuse à mon goût. Et pourtant je ne suis pas de ceux qui courent après des résolutions faciles.


J'aime bien, par exemple, au cinéma, des auteurs qui s'amusent avec moi, qui se jouent de moi, qui prétendent que leurs histoires n'obéissent pas à la logique mais sollicitent les sens, comme David Lynch. Je ne regarderai pas ça tous les jours, mais je reconnais l'aspect ludique de la démarche et je fais l'effort si c'est nécessaire de ne pas être trop cartésien.

Là, avec cette histoire croisée d'un flic sur la fin et d'un tueur copieur, je sentais qu'il y avait de quoi faire quelque chose de vraiment grand, neuf, inspirant. Et il faut reconnaître que sur les 3/4 du projet, c'est parfait. Ram V comme Dan Watters nous ont entraînés sur des terrains glissants, des pistes touffues, avec des serial killers bizarres, leurs copycats, une langue cryptée, des androïdes, des passages secrets, etc.

Mais au regard de la fin des parcours de Ari Nassar et Johannes Vale, on ne peut s'empêcher de ressentir comme un manque, un goût d'inachevé. A moins, et ça, c'est tout aussi possible, que je ne sois intelligent pour saisir ce qu'ont voulu dire les auteurs. Il est toujours dangereux d'attendre trop d'une histoire - c'est le meilleur moyen d'en être déçu. Mais c'est comme si j'étais passé à côté de quelque chose, et ça, c'est énervant.

Je ne dis pas non plus qu'avec un épisode de plus de chaque côté, ça aurait miraculeusement tout arrangé. On ne le saura jamais de toute façon, donc c'est inutile de spéculer. Mais je crois que ce qui manque essentiellement, c'est qu'en fin de compte les deux séries qui fonctionnaient si bien en parallèle échouent à se se réunir au bout. C'est difficile d'expliquer ça sans spoiler, mais tant que Nassar courait après le tueur et que Vale le semait, rien à dire, très efficace, très intrigant, et puis patatras ! Derniers épisodes, rideau, et en fait pas de synthèse.

Dans The One Hand, Nassar finit dans une sorte de bureau à répondre à on-ne-sait-qui sur ce qu'il veut après cette dernière enquête. Dans The Six Fingers, le code est cracké, mais au fond on ne voit pas le sens de tous ces meurtres, de ce qui est arrivé à Vale. D'une certaine manière, je pense que Ram V et Lawrence Campbell ont mieux terminé que Dan Watters et Sumit Kumar parce que Nassar finit dans des espèces de limbes comme celles dont il n'est jamais sorti. Alors que Vale accomplit quelque chose de plus grandiose mais d'incompréhensible. Je ne peux pas dire mieux sans en dire trop.

Visuellement aussi, The Six Fingers fait l'effet d'être moins bien dessiné que The One Hand. Campbell joue beaucoup sur l'obscurité et la suggestion quand Sumit Kumar ne cache pas grand-chose. Le souci, c'est qu'il n'y a pas grand-chose à cacher puisque, la plupart du temps, mais c'est particulièrement vrai sur ce dernier épisode, il zappe complètement les décors. Beaucoup de cases, de planches avec cette impression de vide. Le style de Kumar est moins puissamment évocateur, moins intense que celui de Campbell et affaiblit le récit (même si les toutes dernières pages sont quand même saisissantes).

Pour résumer, The One Hand et The Six Fingers forment bien une seule histoire en deux mini-séries parallèles. Mais cet ultime numéro contredit tout ce qui a précédé comme si Ram V et Watters avaient écrit leurs conclusions chacun de leur côté. Comment dit-on déjà ? "Le crime était presque parfait"...