jeudi 2 mai 2024

SMOKE (Wayne Wang et Paul Auster, 1995) - Hommage à Paul Auster 1/2


1. Paul. Paul Benjamin est un romancier qui vit dans les quartier de Brooklyn à New York, mais il n'a plus rien publié depuis des années. La raison est dramatique : il a perdu sa femme, touchée par une balle perdue lors d'un échange de coups de feu quand une banque du quartier a été braquée. Il tente d'achever un nouveau manuscrit et s'approvisionne en cigarillos au bureau de tabac d'Auggie Wren, qui, chaque matin, à 8 heures, prend une photo, à l'angle des deux rues où il travaille. Parmi ses milliers de clichés, on voit la femme de Paul...

 


2. Rashid. Rashid sauve Paul alors qu'il allait traverser la rue sans faire attention à la circulation. Désireux de le remercier, il lui offre gîte et le couvert pour deux nuits et deux jours. Mais la présence du garçon le dérange et au terme de son séjour, ils se quittent comme convenu. Paul reçoit ensuite la visite de la tante de Rashid qui s'appelle en vérité Thomas et qui a disparu après une conversation au sujet de son père qu'il n'a plus vu depuis une douzaine d'années mais qui tiendrait maintenant un garage en dehors de la ville...
 

3. Ruby. Ruby McNutt, une ex d'Auggie, resurgit dans sa vie un beau jour en lui révélant avoir eu une fille de lui prénommée Felicit. Celle-ci a désormais 17 ans, est enciente, vit avec un voyou nommé Chico et est accro au crack. Elle supplie Auggie de l'aider à la sortir de là, au moins pour sauver le bébé à naître...


4. Cyrus. Cyrus Cole tient un garage station-service en dehors de la ville lorsqu'il voit débarquer chez lui Rashid qui se présente à lui sous le nom de Paul Benjamin. D'abord agacé par la présence de celui qu'il prend pour un voleur, il l'embauche pour mettre de l'ordre dans un débarras. Interrogé par Rashid sur la prothèse à son bras gauche, Cyrus lui explique avoir perdu son bras dans un accident de la route qui a coûté la vie à la femme qu'il aimait et que Dieu l'a puni ainsi pour que jamais il n'oublie...


5. Auggie. Paul Benjamin annonce à Auggie son intention d'arrêter de fumer car quelqu'un s'inquiète désormais pour sa santé. Il doit également remettre son manuscrit à son éditeur prochainement et le "New York Times" lui a commandé un conte de Noël mais il n'a aucune idée. Auggie accepte de lui en raconter un, d'après une histoire qui lui est arrivée, autour d'un bon repas...
 

Paul Auster est mort hier à l'âge de 77 ans des suites d'un cancer. J'ai voulu lui rendre hommage car il est mon romancier préféré, celui dont j'ai lu chaque ouvrage avec le même plaisir, la même admiration aussi pour son talent de conteur. L'intégralité de son oeuvre en français est disponible aux éditions Actes Sud et je vous encourage à la découvrir : vous ferez la connaissance d'un auteur éblouissant et vous plongerez dans des histoires merveilleuses.


Auster a écrit et réalisé, seul ou accompagné, quatre longs métrages : le diptyque Smoke - Brooklyn Boogie avec Wayne Wang, Lulu ont the Bridge et La Vie intérieure de Martin Frost seul. Certains de ses romans ont été portés à l'écran comme La Musique du Hasard et il a fait l'objet de documentaires. Cité de Verre a été adapté en bande dessinée.

C'est une erreur de croire que les histoires de Paul Auster sont facilement transposables car il n'écrivait pas à proprement parler des récits simples. En réalité, ses romans ont une intrigue globale mais dans laquelle s'intègrent d'autres histoires, parfois des fictions inspirées par la vie de ses personnages, ou des histoires écrites par ses héros. Je crois qu'il a poussé ce procédé au maximum dans La Nuit de l'Oracle, un de ses opus que je préfère.

Smoke n'est donc pas tiré d'un de ses romans, c'est un script original qu'il a développé avec le réalisateur Wayne Wang (qui, en retour, a tenu à ce que Auster soit crédité comme co-réalisateur fu film, même si, dans les faits, il filmera surtout des scènes lui-même dans Brooklyn Boogie). Et c'est sous cette forme qu'on peut le mieux apprécier ce que Auster donne au cinéma.

Parce que Smoke est un film sur des gens qui (se) racontent des histoires, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un film où on parle beaucoup, où on relate des histoires vraies ou pas, où on ment, où on avoue. Plutôt que filmer ces histoires, Wayne Wang a préféré filmer directement les personnages parlant et racontant, sans illustrer ce qu'ils disent. Et, alors qu'on pourrait craindre un film statique, bavard, c'est tout le contraire qui se passe parce que ce que racontent les personnages est constamment passionnant, drôle, triste, émouvant, invraisemblable, improbable...

Comme dans un roman, Smoke est chapitré mais il ne faut pas se fier à ce chapitrage : le premier chapitre a beau s'intituler "Paul", il ne concerne pas que Paul Benjamin, ce romancier à qui il est arrivé une chose affreuse. Idem pour "Rashid", Ruby", "Cyrus" et "Auggie". Souvent, ce qui permet à ces personnages de faire connaissance ou au spectateur de comprendre les sentiments qui les lient, ce sont des histoires qu'ils se racontent après avoir échangé des banalités d'usage. Par exemple, dans la première scène du film, Paul va acheter ses cigarillos chez Auggie et d'autres habitués se demandent comment fumer est devenue si populaire. 

Paul leur raconte alors une histoire (vraie) : Sir Walter Raleigh se demandait combien pouvait peser la fumée, alors il procéda à une expérience en présence d'amis. Il prit un cigare, le pesa, puis l'alluma et le fuma. A mesure qu'il le fumait, il déposait les cendres sur la balance puis une fois le cigare consommé, déposa le mégot sur la balance. Soustrayant le poids des cendres et du mégot avec celui du cigare entier, il obtint le poids de la fumée.

Tout le film est ponctué d'anecdotes, vraies ou pas, comme celle-ci. Parfois, c'est ouvertement du baratin, comme quand Rashid ment à Paul sur son identité et les raisons de sa présence à Brooklyn. D'autres fois, ce sont des aveux bouleversants, comme quand Cyrus Cole narre l'accident qui lui a coûté son bras gauche mais aussi la femme qu'il aimait. D'autres fois encore, il est impossible de faire la part des choses, comme lorsque Auggie raconte son conte de Noël à Paul, une histoire si bien tournée qu'elle sème le doute chez son auditeur, qui sait que pour bien raconter une histoire, il faut savoir "appuyer sur les bons boutons au bon moment". Auggie répond avec un sourire malicieux...

Les histoires sont comme des passerelles entre les gens dans l'oeuvre de Auster qui écrit comme un détective qui imaginerait la biographie de quelqu'un qu'il observe attentivement ou à la dérobée, ou comme un passant curieux qui examine les façades d'immeuble et s'interroge sur ce qui se passe derrière. Ses romans fourmillent d'histoires comme ça, de témoignages, de filatures, d'idées sur qui sont les autres, sur ce qu'abritent les lieux. Souvent, pour ne pas dire toujours, c'est quelque chose d'extraordinaire à l'arrivée : le destin de ses héros et des gens qu'ils rencontrent est fabuleux, hors normes, parfois tragiques, parfois fantastiques. Exactement comme dans Smoke.

Paul Benjamin par exemple n'est pas qu'un romancier qui pourrait être Paul Auster parce que comme lui il vit dans le quartier de Brooklyn. Auster n'a pas perdu sa femme (Siri Hustvedt, également romancière), il ne vit pas dans un petit appartement. Mais il a signé ses premiers écrits, des romans policiers, sous le nom de plume de Paul Benjamin. Dans Cité de Verre, le héros est confondu avec Paul Auster et finit par rencontrer le romancier. Et Paul Benjamin est ami avec un type comme Auggie Wren qui a le génie du conteur alors que lui n'a plus sorti de livre depuis le décès de sa femme et c'est Auggie qui donnera à Paul l'idée de son conte de Noël que le "NY Times" lui a commandé.

La morale de tout ça ? Les histoires ne sont pas que des histoires : elles sont un moyen d'expression, même quand il s'agit de fiction, de mensonge, de baratin, elles nous racontent et racontent le monde, celui de notre lieu de résidence, de notre quartier, de notre ville, de notre monde. Les histoires sont également, surtout (?), ce qui relient les hommes : en s'en racontant, ils se les partagent et ainsi les histoires circulent, oralement ou par écrit, dans des livres, dans des films. Comme le dit Auggie à Paul : "Si on ne partage pas ses secrets avec ses amis, quel genre d'ami est-on ?".

Smoke a un casting parfait, impossible d'imaginer d'autres acteurs que ceux-ci pour ce film. Harvey Keitel, William Hurt, Stockard Channing, Harold Perrineau Jr., Forest Whitaker, pour ne citer que les cinq premiers rôles, tous sont magnifiques. Vous les adorerez, ne les oublierez jamais. Comme vous n'oublierez jamais la chanson déchirante de Tom Waits à la fin (et pourtant, je ne suis même pas fan de Tom Waits, mais cette fois, il m'a fichu les poils).

Alors, (re)voyez Smoke. Et lisez Paul Auster : l'homme est mort. Pas l'auteur.

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