Il n'y a pas de résumé à rédiger pour présenter Brooklyn Boogie car il ne s'agit pas d'une fiction comme Smoke en même temps duquel il fut tourné. Pour Paul Auster et Wayne Wang, il s'agissait d'une récréation à la fin du tournage de Smoke, cinq jours durant lesquels les deux hommes ainsi que Harvey Wang, le frère de Wayne, improvisèrent avec Harvey Keitel et des amis de passage des scènes autour du bureau de tabac d'Auggie Wren.
Harvey Leitel reprend son rôle tout comme Victor Argo celui de Vincent, le patron de sa boutique, Giancarlo Esposito celui de Tommy Finelli, et Jared Harris celui de Jimmy ou encore Mel Gorham celui de Violet. Roseanne Barr intervient dans le rôle de Dot, la femme excédée de Vincent, et Michael J. Fox joue Pete Maloney, une vieille connaissance de Tommy. Madonna fait une apparition dans le costume d'une livreuse de télégramme chanté.
Les deux guest-stars qui jouent leur propre rôle sont Lou Reed et Jim Jarmusch : le premier monologue au comptoir du bureau de tabac d'Auggie à propos de la vie dans le quartier de Brooklyn, ses phobies, ses lunettes qu'il veut breveter, son goût pour la cigarette ; le second vient fumer sa dernière clope en compagnie de Auggie tout en échangeant avec lui sur l'influence du cinéma pour le tabagisme.
Harvey Wang a filmé en super-8 des témoignages d'anonymes qui parlent de l'histoire de leur quartier, notamment de l'équipe de baseball des Dodgers qui en fit la gloire avant qu'elle déménage et que le stade d'Emmet Field soit détruit - un traumatisme collectif. Plus généralement, il est question dans ces scènes-là de la mentalité de Brooklyn, du vivre-ensemble dans ce coin de New York, des communautés qui y cohabitent. Là, pas d'acteurs mais des gens ordinaires qui s'expriment sans manière.
Harvey Keitel/Auggie Wren, au début du film, évoque une suite de journées folles, si délirantes qu'il se demande si elles ont bien eu lieu. Il ne sait plus réellement dans quel ordre se sont succédés les événements mais elles résument bien, selon lui, ce qui peut agiter le quartier et plus particulièrement ses connaissances.
Ainsi, Vincent a songé à vendre le bureau de tabac à des commerçants qui voulaient en faire une épicerie bio mais Auggie l'a convaincu d'y réfléchir à deux fois en lui expliquant à quel point cette boutique créé du lien social, était un point de rendez-vous pour des habitants de toutes les générations, de toutes les conditions. Ce n'est pas simplement un bureau de tabac mais un point de repère dans Brooklyn.
Auggie a dû également composer avec Dot, la femme de Vincent qui n'en peut plus de rester coincée à New York avec un homme accaparé par son business : elle veut partir faire la fête à Las Vegas et tente même de convaincre Auggie d'y aller avec elle car elle a toujours été attirée par lui et pense qu'elle saurait lui donner du plaisir mieux qu'aucune autre. Evidemment, cela n'échappe pas à Violet, l'actuelle amante latina de Auggie, très jalouse et qui est prête à tout pour qu'il s'engage avec elle.
Ce qui ressort de tout ça, c'est une sorte de sympathique anarchie, de chaos sympathique. On sent que tout ça a été tourné à l'arrache, mais c'est extrêmement vivant, spontané, et surtout très drôle, imprévisible, à l'image de cette séquence avec Mira Sorvino qui joue une passante dont le sac à main vient d'être volé à la tire par une gamin. Auggie le rattrape et rend son sac à la jeune femme qui, prise de remords devant le jeune âge du voleur, refuse de porter plainte. Auggie reprend le sac et le redonne au gamin qu'il laisse s'enfuir pour que cela serve de leçon à la victime !
Les monologues face caméra de Lou Reed sont absolument hilarants, ce qui n'était pas évident car le chanteur était connu pour être une vrai tête de con (même s'il était un musicien génial).
La séquence, coupée en plusieurs scènes, avec Jim Jarmusch est également impayable : ses digressions sur me tabac, Hollywood, avec Keitel/Auggie qui lui aussi mentionne des films qui lui ont donné envie de fumer pour la première fois, c'est tout simplement jubilatoire.
La scène entre Michael J. Fox et Giancarlo Esposito est aussi lunaire. On sent le plaisir manifeste des deux acteurs à improviser quelque chose de complètement loufoque.
Tout cela vient surtout, en définitive, déconstruire le mythe d'un Paul Auster... Hé bien, pardonnez le jeu de mots.. Austère ! Quand on lit ses romans, on a le sentiment d'un auteur très carré, avec des intrigues qui se chevauchent, des histoires dans l'histoire, un vrai travail d'architecture narrative. Et puis quand il donnait des interviews, chez Pivot ou François Busnel par exemple, on découvrait quelqu'un de plus malicieux, qui réfléchissait aussi beaucoup sur son travail, la manière d'appréhender l'écriture.
Il y avait une évolution sensible au fil des années et des parutions : d'abord cérébral, Auster a fini par déclarer qu'écrire venait d'abord du corps, parce qu'il vieillissait et se rendait compte du passage du temps puis de la maladie qui l'a finalement emporté (cancer du poumon), mais surtout parce qu'il tenait visiblement à désintellectualiser tout ce qu'il incarnait. D'ailleurs, il insistait pour rappeler qu'il écrivait ses livres d'abord à la main, au stylo encre, puis qu'il les tapait sur une vieille machine à écrire car il se méfiait des ordinateurs qui tombaient en panne et donc de perdre tout ce qu'il avait rédigé.
Et cette manière d'aborder les choses frontalement, physiquement, sans intellectualiser à outrance, c'est ce qui résume parfaitement Blue in the Face (en vo) : un film vite fait, sans chichi, au coeur de ce Brooklyn où il vivait, avec le baseball en arrière-plan, Jackie Robinson (dont le "fantôme" fait une apparition dans une scène avec Vincent), au plus près des habitants du quartier. La ville, ce quartier représentaient le coeur de l'oeuvre d'Auster (Brooklyn Follies en témoigne, c'est un de ses romans les plus lumineux) et il lui déclare tout son amour, avec humour et vivacité ici.
Paul Auster me manque déjà. J'attendais fébrilement chacun de ses livres et je sais hélas ! qu'il ne sortira jamais ce recueil de nouvelles qu'il voulait tellement faire après les monumentaux 4 3 2 1 et Burning Boy (plus de 1 000 pages chacun). Je sais qu'il ne donnera plus d'interview, qui était avec lui de magnifiques conversations sur l'écriture, la lecture, la narration, avec cette humilité qu'ont les vrais grands auteurs.
Je pense aussi à sa femme, Siri Hustvedt, elle aussi romancière de talent, qui était si complémentaire. A sa fille Sophie, délicieuse chanteuse. Son ultime ouvrage, récemment traduit, Baumgartner, parle de la postérité d'une oeuvre en inversant les rôles puisque le héros s'emploie à faire vivre la poésie de sa défunte épouse : c'est une consolation de savoir que Actes Sud avec sa famille continuera de faire vivre la littérature de Paul Auster. L'homme est mort. Pas l'auteur. Alors lisez Paul Auster.
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