lundi 23 juin 2025

EAST OF WEST : THE END TIMES COMPENDIUM (Jonathan Hickman / Nick Dragotta)


Après une première tentative ratée de critiquer East of West, j'ai opté pour une nouvelle approche : celle d'aborder cette série de 45 épisodes, dont la réalisation a duré de 2013 à 2019, par sa dernière édition, un gros pavé de plus de 1 400 pages, un Compendium, récemment sorti chez Image Comics.

Bien entendu, il ne va pas s'agir de passer en revue les 45 numéros, mais plutôt de les survoler en s'attardant sur les moments décisifs du récit, sans trop spoiler. Et puis ce volume qui est donc une intégrale est, si vous choisissez de vous le procurer, la solution la plus économique (60 Euros), et assez confortable à la lecture (c'est un softcover, donc moins lourd) et avec un format pratique (moins grand qu'un omnibus).
  


East of West est une dystopie écrite par Jonathan Hickman et dessinée par Nick Dragotta, avec des couleurs signées Frank Martin et un lettrage de Rus Wooton. L'action démarre en 2064 et s'achève en 2066. Mais les origines de l'intrigue ont lieu deux siècles plus tôt en pleine guerre civile américaine quand un certain Elijah Longstreet va entamer la rédaction d'une prophétie annonçant la fin des temps.

Le conflit prend une tournure inattendue quand toutes les tribus indiennes se fédèrent contre les nordistes et les sudistes. Puis les hostilités cessent brutalement à la suite d'un événement surnaturel, "le feu dans le ciel", en 1883. L'Amérique se découpe alors, suivant un traité de paix, en sept Etats suite à l'achèvement de la rédaction du second livre des Révélations de Elijah Longstreet.

Les sept Etats sont les suivants :
 

- la PRA (People's Republic of America), dont la capitale est New Shangaï et le chef Mao Ze Dong, qui complètera en 1933 le texte de la Prophétie ;
- le Texas, dont la capitale est Austin et le dirigeant Bel Solomon ;
- la Nation sans Fin, qui réunit les tribus indiennes sous l'égide du chef Cheveyo ;
- Armistice, un territoire neutre où se dresse le temple du prophète Ezra Orion ;
- le Royaume, basé à la Nouvelle-Orléans et dirigé par Joseph Freeman III ;
- la Confédération, avec sa capitale Savannah et son dirigeant Archibald Chamberlain ;
- et l'Union, dont le chef-lieu est Washington et la présidente Antonia LeVay.


Quand l'histoire commence, les Cavaliers de l'Apocalypse - Guerre, Famine et Conquête - se réveillent d'un long sommeil. Manque à l'appel le quatrième d'entre eux : Mort, réveillé avant eux et parti sans les attendre. Pourquoi ? Et pour quelle destination ? C'est la première piste d'une saga qui en compte deux principales.


Lors de leur précédent séjour parmi les hommes, les cavaliers ont veillé, par la terreur, à ce que les sept Etats ne guerroient plus - en tout cas tant que eux quatre ne l'auraient pas décidé. Mort a remarqué une des descendantes de Mao, Xiaolin, encore jeune fille, et n'a cessé de l'observer dans son éducation pour en faire une combattante hors pair.

Devenue jeune femme, Mort l'a abordée et séduite. Ils sont tombés amoureux et de cette romance est né un enfant. Mais profitant de l'absence de Mort, parti en mission, les trois autres cavaliers, à la demande de Cheveyo, Chamberlain et Solomon, ont enlevé l'enfant et mutilé sa mère (en lui sectionnant les mains). Puis les trois chefs d'Etat ont caché l'enfant, laissant ses parents croire qu'il avait été tué par les cavaliers.

Mort, aujourd'hui, va donc retrouver Xiaolin, dont le comportement lui a valu d'être recluse par son père dans un quartier de New Shangaï. Aidé par Loup (le fils de Cheveyo, capable de se transformer en une meute de loups) et Corneille (compagne de Loup, capable de se transformer en une nuée de corbeaux), Mort délivre Xiaolin qui tue son père et sa soeur pour prendre le pouvoir de la PRA.


Auparavant, Mort avec ses deux partenaires s'est adressé au Traqueur, qui tient le Bar de l'Atlas, et a découvert que son fils n'était pas mort. Il fait la promesse à Xiaolin de le retrouver et de le lui ramener. La moitié de la saga d'East of West sera donc le récit de la quête de Mort, avec puis sans Loup et Corneille, pour récupérer son fils et le conduire à New Shangaï.

Jonathan Hickman développe donc une histoire qui suit la structure du voyage du héros ou monomythe, d'après la structure narrative élaboré par Joseph Campbell. C'est une odyssée intime dont le protagoniste revient changé à jamais et qui passe par plusieurs étapes, plusieurs épreuves.


Où est le fils de Mort et Xiaolin ? Il a été enfermé dans un puits, relié à une machinerie sophistiquée et un ballon en suspension qui est une intelligence artificielle lui enseignant à travers de multiples simulations ce qu'est le monde et comment y (sur)vivre le jour venu où il l'explorera. Si Chamberlain, Solomon et Cheveyo ont fait subir ça à ce gamin, c'est parce que, comme Ezrra Orion, le suppose (et les trois autres cavaliers avec lui), il serait la bête de l'apocalypse, une créature surpuissante à même de précipiter la fin des temps.

Cependant que Mort avec Loup et Corneille à ses côtés entament son voyage, Xiaolin fait face à ses nouvelles responsabilités. Elle ne croit pas à la paix entre les Etats, pour elle son père l'a accepté comme ses ancêtres par mollesse. Une nouvelle guerre est inévitable et imminente. Surtout depuis l'accession au pouvoir d'Antonia LeVay, permise par les trois cavaliers de l'apocalypse (même si cela, Xiaolin l'ignore).

Ce dont elle est certaine, c'est que depuis des années les Etats entre eux magouillent pour éliminer les plus faibles. Et Xiaolin veut éviter que la PRA ne soit visée. Elle va donc provoquer la guerre plutôt que l'attendre. Sans savoir que d'autres ont la même idée. Cela va éclater lors d'une réunion des chefs d'Etats au cours de laquelle Xiaolin cible LeVay, Solomon tue un shaman indien et le Président (honorifique) de la Confédération est victime d'un attentat.

Fin de l'Année Un de l'Apocalypse et des quinze premiers chapitres de la série. Au niveau visuel, Nick Dragotta effectue un travail immédiatement impressionnant : tout, des décors aux costumes en passant par le character's design, contribue à la lisibilité et à l'ambition de l'oeuvre. Le lecteur n'est jamais perdu, malgré un casting fourni, des sites nombreux, une temporalité complexe et des enjeux sur plusieurs niveaux.

Les deux personnages qu'on suit le plus aisément et fréquemment sont bien sûr Mort, un albinos en costume blanc, sorte de cowboy spectral, et Xiaolin, dans un look intégralement rouge. Le couple déborde de charisme et leurs personnalités sont fortes. A leur image, le récit emprunte à divers genres : le western, la science-fiction, le thriller politique, le body horror, le cyberpunk.

Pourtant, malgré ces mélanges, l'ensemble brille par sa cohérence, que vous soyez fan de l'un ou l'autre de ces genres, vous allez être comblés. D'autant plus que le rythme est trépidant et les morceaux de bravoure se succèdent, avec en points d'orgue l'assaut sur New Shangaï par Mort, Corneille et Loup, puis la réunion des chefs d'Etats.


L'an 2 de l'Apocalypse débute avec la guerre qui a éclaté. Le shaman tué par Bel Solomon déclenche la riposte impitoyable de la Nation sans Fin contre le Texas. Ce dernier étant l'Etat le plus faible de tous, c'est un vrai massacre qui a lieu face à la machine de guerre que représentent les indiens, décrits ici comme un peuple ayant maîtrisé une technologie de pointe après s'être fermé au monde pendant la majeure partie du XXème siècle.

Solomon ne devra son salut, alors qu'il va être pendu, qu'à un ranger, Thomas Hurk, qu'il avait soutenu jadis quand une cour de justice texane avait gracié l'assassin de sa famille. Le ranger voit dans la guerre et le chaos une opportunité non pas de protéger à tout prix Solomon (une fois qu'il l'a sauvé des indiens, sa dette envers lui est soldée) mais plutôt d'accéder aux puissants oppresseurs du peuple et de les éliminer.
 

De son côté, LeVay voit les habitants de Washington se révolter face à son régime répressif. Une résistance s'organise, qu'elle mate elle-même dans un premier temps. Mais elle doit s'assurer que les autres chefs d'Etat ne la soupçonnent pas de ne pas tenir ses ouailles. C'est pourquoi elle tient à gagner la confiance des indiens après leur victoire contre le Texas;

Elle envoie à cette fin plusieurs émissaires pour négocier mais les indiens les renvoient en morceaux (littéralement). A bout d'arguments (et de diplomates), Antonia LeVay désigne Doma Lux, sa conseillère, pour parlementer. Celle-ci va finir de la même manière lorsqu'elle est sauvée par une faiseuse de veuves de la PRA, qui a scellé une alliance avec la Nation sans Fin, et qui en fait sa maîtresse. Doma devient donc une agent triple (pour les comptes des indiens, des asiatiques et de LeVay).
 

Apprenant que Xiaolin s'est entendu avec les indiens, Chamberlain veut se débarrasser d'elle. Solomon était son ami, il ne veut pas finir comme lui, même si la Confédération est plus puissante que ne l'était le Texas. Il envoie donc un commando éliminer la jeune femme mais leur mission est un échec. Xiaolin ne mettra pas longtemps à savoir qui est le commanditaire des tueurs (qui étaient des asiatiques indépendantistes).


Faisons connaissance avec un Etat dont je n'ai pas encore parlé : le Royaume. Son chef est un roi, Joseph Freeman III, père de quatorze fils. Son héritier désigné est John Freeman VIII, c'est aussi son rejeton le plus intelligent, le plus zélote (il croit à la prophétie, le Message, contrairement à son père), et leurs relations sont conflictuelles (d'autant que John humilie fréquemment ses frères).

John est également l'amant de Sharra, la vizir du roi Joseph. Elle est loyale à ce dernier et tente de savoir ce que prépare John. Quand elle découvre qu'il a grandi non pas à la Nouvelle-Orléans mais parmi les indiens, en vertu d'une longue tradition, et qu'il est l'ami d'enfance de Loup, fils de Cheveyo, elle pense qu'il va trahir le Royaume au profit de la Nation sans Fin.

C'est plus compliqué que ça : John voit plus loin que son père. Un peu comme Xiaolin, il estime que son Etat, assis sur une montagne d'or qui en fait le plus riche de tous, a tort de ne pas se méfier des ambitions de la Confédération et de l'Union, c'est-à-dire des blancs (il se méfiait aussi du Texas, mais ce problème est réglé). Le salut passera par les indiens, les vrais alliés de toujours. Quant à la PRA, on verra en temps utiles.

Le souci qu'a John mais qu'il ignore encore, c'est le Ranger : héritier désigné du Royaume, mais surtout ami des indiens (qui ont dévasté le Texas), il a une cible dans le dos...


Pendant ce temps, Mort a vu Loup et Corneille s'en aller. La mort de Cheveyo oblige son fils à rejoindre la Nation sans Fin pour assister et conseiller le nouveau chef indien, son oncle Narsimah. Corneille suit Loup, son compagnon. Mort retourne au bar de l'Atlas et localise son fils mais celui-ci s'est enfui de son puits quand les trois autres cavaliers ont entrepris de le tuer. 

Fin de l'Année 2 de l'Apocalypse. Quinze nouveaux épisodes se sont écoulés.


Le troisième et dernier acte de East of West va voir converger toutes ses lignes narratrices en une sorte de feu d'artifice éclatant. Nick Dragotta dispose d'un script toujours aussi touffu mais ponctué encore plus régulièrement de scènes spectaculaires. Or Dragotta a un style à la démesure du projet : il synthétise ce que le manga a de plus nerveux visuellement et ce que les comics ont de plus fluide graphiquement.

Il en résulte une imagerie parfois baroque mais toujours précise, où le sens de la composition et l'expressivité dominent. Ses planches alternent fréquemment entre des grilles de quatre cases en moyenne et d'autres approchant la vingtaine, surdécoupant certaines actions pour en faire un montage très vif.

Les couleurs de Frank Martin privilégient dans ce dernier cas une simple teinte (le rouge sang par exemple) pour souligner la violence de ce qui se passe mais qui n'est finalement que suggéré (puisque la petite taille des vignettes ne permet pas de tout voir). A contrario, quand les dimensions des cases sont plus généreuses, la colorisation brille pas ses nuances pour mieux servir la subtilité des émotions et la variété des décors.
  

De son côté, Hickman a désormais donné au lecteur les informations nécessaires au lecteur pour qu'il se saisisse du contexte. La PRA défie la Confédération. L'Union a eu raison d'Antonia LeVay mais la Nation sans Fin a rétabli l'ordre en promettant à la fois rigueur et écoute. Le Royaume se tient en retrait. John Freeman a rejoint Loup et Corneille. Mort a retrouvé Babylon (c'est ainsi que son fils s'est auto-baptisé).


Lorsqu'ils entament le voyage retour en direction de New Shangaï, le père et son fils apprennent à se connaître et se projettent dans l'avenir. Mais quelque chose cloche : Mort devine que Ballon, l'IA qui accompagne Babylon, ment au garçon depuis le début, à cause de la programmation établie par Cheveyo (et approuvée par Chamberlain, Solomon et Orion).

Babylon voit le monde comme un paradis perdu qu'il faut purifier pour rebâtir. Il ignore tout de ses origines, de l'apocalypse en marche, de son possible destin de fléau de dieu. A dessein, Hickman entretient d'ailleurs le doute sur ce dernier point : Babylon est-il vraiment la bête de l'apocalypse ? Enfant de la Mort et d'une guerrière, c'est plausible. Mais il n'a pas encore manifesté de pouvoirs surnaturels accréditant cette thèse.

En revanche, les trois autres cavaliers en sont persuadés. Non seulement, il est celui qui détruira et reconstruira le monde, mais il est leur maître, leur supérieur (comme il le leur a prouvé en les battant quand ils ont voulu le tuer). Désormais, ils veulent le capturer pour le former. Guerre, en particulier, lui, veut toujours se venger de Mort qui représente son concurrent éternel (la Guerre engendre la Mort).


Loup assiste à la progression de l'armée de la PRA et de celle de la Confédération. Comme il est l'ami de Mort, il tente de décourager Xiaolin d'affronter Chamberlain, plus armé et vicieux. Mais il sait qu'elle n'en fera qu'à sa tête, forte de soldats prêts à se sacrifier jusqu'au dernier. Chamberlain a récupéré Solomon, son vieil ami, au cas où il lui arriverait malheur afin qu'il forme sa nièce, Constance, pour lui succéder.

Le Ranger, lui, a cru assassiner John Freeman, mais s'est fait avoir (toutefois il l'ignore). Il ne pense pas que Xiaolin battra Chamberlain et Loup est inaccessible. Dans une sorte de "triel" à la Sergio Leone (cf. Le Bon, la Brute et le Truand), Solomon, Chamberlain et le Ranger vont régler leurs comptes une fois pour toutes après une bataille sans merci entre la PRA et la Confédération.


Mort devra affronter les trois cavaliers pour récupérer son fils. Reviendra-t-il avec lui auprès de Xiaolin ? Et quelle issue pour le futur des Etats ayant survécu à l'apocalypse ? Cela, vous devrez lire East of West pour le savoir. Mais je peux vous assurer que Hickman aboutit à un dénouement total éblouissant de finesse, d'intelligence, d'émotion aussi. Et magnifié par les dessins de Dragotta.

Vous avez l'embarras du choix pour lire cette saga : ce Compendium en vo donc, mais aussi dix tomes en vo et vf, ou trois hardcovers en vo et vf. Cependant si les dix tomes restent encore accessibles et abordables, les hardcovers beaucoup moins, et Urban Comics refusant de publier des omnibus, une intégrale comme le Compendium est, de loin la version la plus économique disponible.

Quel que soit votre choix, lisez East of West, et pas seulement si vous aimez Hickman (ou Dragotta) : c'est une saga généreuse, superbe, certainement son chef d'oeuvre toutes catégories. Et si Hickman vous fait peur, balayez vos doutes : c'est aussi une de ces histoires les plus grisantes, un sommet de la production Image Comics des années 2010.

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