mardi 24 septembre 2024

SES TROIS FILLES (Azazel Jacobs, 2024)


Trois soeurs, Rachel, Katie et Christina, se réunissent dans l'appartement de leur père, Vincent, à New York où il finit ses jours en soins palliatifs. Un médecin, Angel, leur explique qu'il n'en a plus longtemps et qu'une infirmière, Mirabella, viendra chaque nuit pour les soulager. Mais des tensions surgissent très vite entre Katie, l'aînée, et Rachel, la cadette, qui passe son temps à fumer de la marijuana pour se détendre, ce que sa soeur juge irrespectueux même si elle vit ici depuis toujours avec leur père.


Par ailleurs Katie reproche à Rachel ne ne pas avoir fait signer à leur père, quand il était encore suffisamment lucide un papier exigeant de ne pas le réanimer. Christina cherche à apaiser ses deux soeurs en restant le plus souvent au chevet de Vincent dans la journée. Rachel va fumer dehors pendant que Katie est pendue à son portable pour veiller à ce que sa fille adolescente, Tracy, obéisse à ses injonctions.
 

La situation s'envenime encore quand Rachel invite son petit ami, Benjy, et que celui-ci, frustré de voir comment ses soeurs la déconsidèrent alors qu'elle s'est sacrifiée pour leur père, les confronte. C'en est trop pour Katie qui décide de plier bagage et de ne revenir qu'une fois son père mort. Mais Christina impose une réunion de famille pour déballer tout ce qu'elles ont sur le coeur...
  

Il y a une certaine grâce dans ce film mis en ligne Vendredi dernier, 20 Septembre, sur Netflix. Parce qu'il n'est pas aisé de traiter d'un pareil sujet (la mort d'un parent) sans sombrer dans le pathos. Azazel Jacobs a écrit un script et l'a réalisé avec un talent remarquable, évitant tous les écueils, même si le résultat n'est pas, cinématographiquement parlant, pas parfait.


Expédions tout de suite ce qui m'a le moins accroché. His Three Daughters (en vo) dure 100', et c'est tout de même un peu long. L'action se déroule principalement dans l'appartement, avec quelques sorties en bas de l'immeuble où il se trouve, mais c'est tout de même assez étouffant et prétexte à ce que la situation devienne rapidement intenable, entre les disputes de Katie et Rachel, les appels au calme de Christina et le bip-bip des appareils provenant de la chambre du père.


Par ailleurs, la distribution, si elle est composée essentiellement de trois actrices géniales, manque d'audace, en particulier concernant le rôle donnée à Natasha Lyonne. Sa voix éraillée, son look négligée, son personnage en rupture avec les deux autres femmes, a quelque chose de trop évident, et j'aurai aimé que Jacobs pense à elle pour une partition moins attendue, surtout après Poupée Russe et Poker Face où elle était déjà cette outsider.


Maintenant passons aux bons points. Les deux autres actrices, en l'occurrence Carrie Coon et Elizabeth Olsen, sont magistrales. On n'en attendait pas moins d'elles, surtout de la part de Coon, qui est une interprète tellement sous-estimée me semble-t-il, malgré ses performances dans The Leftovers ou Fargo et à qui le grand écran ne propose que le revival de Ghostbusters.

Olsen est remarquable dans le rôle le plus ingrat car son personnage est plus effacé, moins extériorisé que les deux autres. Voilà une comédienne sensationnelle de sensibilité et de justesse mais qui est également, à mes yeux, sous-estimée parce que, voyez-vous, elle a joué dans des films Marvel et que (comme l'a encore fait justement remarquer Sebastian Stan récemment) c'est tellement pratique de penser que les gens qui jouent des super-héros sont des comédiens de seconde zone, qu'ils acceptent ce genre de films uniquement pour le cachet qui va avec. Evidemment, quand en plus de vieux grincheux comme Scorsese affirment que cela tient plus du parc d'attractions que du "vrai" cinéma, les acteurs n'ont pas la carte.

N'empêche, quand on voit ce que produisent Lyonne, Coon et Olsen ici, on ne voit que du talent, une finesse de jeu incroyable, l'incarnation de trois femmes admirablement écrites et interprétées. Point barre.

La tonalité du film est curieuse. On pourrait s'attendre à quelque chose de complaisamment plombé, mais il n'en est rien. En vérité, il ne s'agit pas d'un film sur l'attente de la fin d'un homme, d'un père, mais sur ce que révèle une telle situation pour ceux (ou plutôt celles) qui la traversent. Katie est une femme en colère : elle en veut à Rachel pour des sottises, en fait elle s'en veut à elle-même et à son mari qui lui laisse jouer le rôle de la méchante mère d'une ado rebelle (comme tous les ados) et elle décharge ça sur sa soeur cadette, de façon souvent mesquine (le fait de lui rappeler sans cesse que l'appartement de leur père lui reviendra et que c'est une bonne affaire dans le quartier vu ses moyens financiers).

Rachel paraît au début se résumer à une espèce de paumée assez pathétique, immature au point qu'elle refuse d'aller veiller son père dans sa chambre. Puis, progressivement, subtilement, le film montre qu'en fait elle a été là pour lui depuis le début de sa maladie, elle l'a aidé dans les moments les plus ingrats. Surtout on découvre qu'elle est la demi-soeur de Katie et Christina puisque sa mère était la deuxième femme de leur père et que ce dernier l'a adoptée comme sa propre fille biologique. Et bien entendu, cela jette un éclairage détonnant sur con attitude : si elle fume de la marijuana et refuse de retourner dans cette chambre, ce n'est pas par lâcheté, mais parce qu'elle en a bavé et en bave encore, notamment en raison du comportement de Katie.

Christina est donc la soeur discrète et cool du lot. Elle fait du yoga et il est fait allusion au fait qu'elle était une fan de Grateful Dead avant de fonder une famille puis de s'exiler avec mari et enfant sur la Côte Ouest. A moins qu'elle n'ait fui cette sororité conflictuelle, ce père avec lequel elle a si peu partagé car elle était la benjamine, que sa mère est morte quand elle avait seulement quatre ans, que Katie et Rachel étaient plus âgées qu'elle. Elle cherche constamment à arrondir les angles, à s'interposer entre ses deux soeurs, à fuir le conflit. Jusqu'à ce que ce ne soit plus possible et qu'elle lâche qu'elles les détestent toutes les deux pour leur égocentrisme, leurs engueulades déplacées au moment où leur père se meurt (une scène fulgurante). C'est aussi elle qui impose une réunion pour que chacune déballe ce qu'elle a sur le coeur, une épreuve, mais salutaire, qui fera tout basculer.

En définitive, Ses Trois Filles parlent non pas de la mort ou du deuil, mais de cette période rarement abordée, avant cela. Ces jours où on sait que la fin approche, inéluctable, définitive, et qu'on ignore absolument, complètement à quel point elle va nous impacter, comment on va la recevoir. Tout le monde peut s'identifier à ces trois soeurs car tout le monde vivra ça.  

Une note brève et personnelle : le jour où mon père est mort, j'étais seul à la maison avec ma soeur à regarder la télé. Il avait un cancer des reins et avait été reconduit à l'hôpital sept jours avant pour des difficultés respiratoires. Au fond, je crois bien que tous, ma mère, ma soeur, moi, savions qu'il ne reviendrait pas cette fois. Et puis ma mère est arrivée, avec mon oncle et sa femme, et sans vraiment le dire, nous avons compris, ma soeur et moi, que c'était fini. Ma soeur a fondu en larmes. Moi, j'ai été sonné, je me souviens précisément avoir eu le souffle coupé comme si j'avais reçu un coup de poing à l'estomac. Mais les mois, les semaines, les jours précédant ce jour, j'en conserve un souvenir vague, comme la traversée d'un paysage dans la brume, quelque chose de cotonneux, triste et doux à la fois.

Dans ce film, on voit bien, c'est très bien écrit, très bien filmé, très bien joué, comment cette période affecte diversement ces trois soeurs. Le temps se dilate, les perceptions sont à la fois plus aiguisées et confuses, on a ce sentiment de flotter et en même temps d'appréhender. D'ailleurs, malgré leurs prises de bec, leurs silences lourds de ressentiments, de non-dits, elles finissent par se retrouver dans le salon mais en laissant la porte de la chambre du père entrouverte pour entendre le son des appareils qui indiquent qu'il est encore parmi elles.

C'est cela, le fait d'avoir su saisir ces instants en suspens, entre peur, colère, tristesse, qui fait de Ses Trois Filles une oeuvre précieuse.

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