Les familles du crime organisé de Gotham se livrent la guerre. La situation intrigue Batman qui devine que quelqu'un tire les ficelles pour semer le chaos. Tandis que Alfred, son majordome, tente de lui faire comprendre qu'il doit élever Dick Grayson comme un adolescent et pas seulement comme son partenaire, Batman et Robin filent espionner un cargo des Falcone qui ont fait un prisonnier...
L'ai-je déjà dit ? Si c'est le cas, je me répète, pardon. Sinon, vous apprendrez ici que Mark Waid et Chris Samnee sont crédités comme co-plotters de cette mini-série, c'est-à-dire qu'ils ont conçu l'intrigue ensemble, que Waid a convertie en script et que Samnee a mis en images. C'est donc une collaboration identique à celles qu'ils avaient sur Daredevil à la fin, puis Black Widow puis Captain America.
Cela signifie aussi que si on savait que Samnee avait demandé à Waid d'écrire le script de Batman and Robin : Year One, il est véritablement le co-auteur de l'histoire dès le départ et il s'appuie sur l'expertise de Waid pour que cela devienne un scénario dialogué. C'est aussi, et enfin, un rappel que les vraies bonnes bandes dessinées sont bel et bien un partenariat entre un auteur et un artiste, et non pas une collaboration entre un scénariste d'un côté, un dessinateur de l'autre, chacun dans son coin.
Avec ce troisième épisode, on attaque le dur : l'exposition est finie, place à l'action. Les personnages sont impliqués, les rouages de l'histoire sont en marche, il faut avancer. Non pas qu'on faisait du surplace, mais la scène est dressée et la représentation peut commencer : le lecteur est informé de l'essentiel, il va maintenant assister au déroulement de la pièce.
Waid joue sur deux tableaux, mais l'un va logiquement l'emporter sur l'autre pour qu'il y ait une progression dramatique. Ce tableau primordial, c'est la guerre que se livrent les familles du crime organisé de Gotham que quelqu'un monte les unes contre les autres en prenant soin de pointer du doigt un coupable idéal et différent à chaque fois.
Toute l'astuce du scénario consiste dans le décalage qu'il installe : le lecteur en sait plus que Batman. En effet, nous savons que le chef d'orchestre de cette guerre est ce mystérieux général Grimaldi, venu à Gotham dans le but affiché d'en prendre le contrôle. Cela passe donc par un nettoyage en règle de la pègre, de ses branches, pour atteindre Batman, qui ne peut manquer d'y réagir, sans toutefois savoir qui il va vraiment affronter.
C'est ce qui va mener Batman et Robin sur un cargo de la famille Falcone dont les hommes de main ont fait un prisonnier - et pas n'importe lequel puisqu'il s'agit de Double-Face, Harvey Dent, qu'on a vu proposer ses services (sans réponse) à Grimaldi auparavant. A cause de ça, il est l'indicateur parfait, mais les Falcone pensent qu'il va dénoncer une autre famille et ils vont avoir une surprise.
Et pas qu'une seule puisque Dent, ayant remarqué la présence de Batman et Robin, va se servir d'eux pour échapper à une séance de torture dans les règles pour le faire parler encore plus. L'issue de tout ça aboutit à un cliffhanger qui réussit à être captivant alors qu'on sait comment il va être résolu le mois prochain...
C'est tout la force d'un grand scénariste que d'arriver à faire vibrer le lecteur quand bien même le suspense qu'il installe est contrarié par le fait que, le récit se situant dans le passé, tel ou tel personnage ne peut pas mourir puisque Batman and Robin : Year One s'inscrit dans la continuité classique.
Cette partie de l'épisode permet à Chris Samnee de prouver, mais est-ce encore nécessaire, sa virtuosité pour traduire visuellement les enjeux de tels moments. Je me permets, pour vous inviter à le comprendre encore mieux que si je vous l'expliquai, de vous conseiller la chaine YouTube de Thomas Pitilli qui vient, ce Samedi, de poster une vidéo sur l'Artist's Edition de Daredevil de Waid & Samnee.
C'est un bouquin que tout fan voudrait avoir si IDW ne le vendait pas si cher (mais si vous êtes riche, et comme Noël approche, c'est un beau cadeau à se faire). Dans ce très grand ouvrage, au format des planches originales, on a tout ce qu'on peut souhaiter pour découvrir les coulisses de la réalisation d'une BD, avec le script d'un épisode, les doodles de Samnee, les layouts de chaque planche et leur version définitive, encrée.
Ce qui est passionnant, c'est qu'on voit, par exemple, que Samnee gribouille directement sur le script de Waid des idées graphiques, parfois seulement déchiffrables par lui, mais qui l'aident déjà à réfléchir à la planche. Puis les layouts sont une première étape pour fixer le découpage, le visuel de chaque case, la disposition du dessin et la place à réserver aux bulles, etc. Enfin, l'encrage nettoie tout ça, fixe l'image, sa composition.
Mais surtout, ce qui est superbe, c'est à quel point Samnee travaille le rythme de chaque page, planche par planche, et comment il compose son découpage en tenant compte de la planche suivante. C'est du rythme, du swing, essentiellement. Et c'est ce qui empêche le lecteur de trouver l'intégralité de l'épisode répétitif dans sa mise en image, sa mise en scène.
C'est de l'art invisible parce que, quand on lit un épisode, on ne se rend pas compte de ça - et pour cause, un bon dessinateur rendra ça insensible pour le lecteur, indétectable. Le lecteur, lui, n'aura conscience que de la fluidité du récit, de la narration, il ne retiendra que le plaisir de tourner les pages, de l'équilibre général. Mais le boulot d'un bon dessinateur, c'est justement que le lecteur ne s'en aperçoive pas.
D'une certaine manière, ce travail pour les scènes d'action, c'est ce qu'il y a de plus facile parce que le médium comics, a fortiori comics super-héroïque, s'appuie sur l'action, le mouvement, les enchaînements rapides, percutants. Si ça fonctionne, ça fonctionne complètement. Si ça ne fonctionne pas, c'est évident, imparable, même pour le lecteur qui ne connaît rien à ces coulisses techniques.
Plus subtil est ce même travail quand il s'agit de dessiner des scènes qu'on qualifie facilement de scènes de transition, dialoguées, de situation. Dans cet épisode, par exemple, il y a une longue scène de dialogue entre Bruce et Alfred au sujet de Dick, où Alfred tente de faire comprendre à Bruce que le gamin doit être éduqué et pas seulement entraîné.
Waid saisit à la perfection ce qui cloche dans l'éducation de Bruce : celui-ci avait compté sur le fait que Dick avait subi un trauma identique au sien (la perte de ses parents dans des conditions dramatiques). Sauf que Bruce s'est endurci à la suite de ça, alors que Dick semble se réfugier dans une insouciance qui confine au déni. Il n'a pas perdu son innocence, il reste un gosse, espiègle, léger - peut-être pour ne pas être écrasé par le chagrin, le deuil.
Conséquences concrètes, révélées par Alfred : il n'étudie pas, il regarde la télé en se goinfrant, il s'enferme dans le salon dès qu'on essaie d'y pénétrer pour le rappeler à l'ordre, il laisse ses affaires traîner partout - bref, c'est un ado ! Mais cet ado, Bruce doit l'élever, s'en occuper, pas seulement en faire son sidekick et l'embarquer dans ses missions. Il doit être son père.
Pour Samnee, l'exercice consiste alors à rendre tout cela expressif : concrètement, les visages soivent exprimer des émotions, les gestes, les attitudes doivent prolonger cela, mais plus encore il faut veiller à ce que ça ne se réduise pas à des visages et des corps, il faut que tout soit placé dans l'espace, que l'espace où tout ça se passe prolonge le propos.
C'est ainsi que, là, Bruce, contrairement à Batman (qui mène toujours), est montré en train de suivre Alfred d'une pièce à l'autre (la Batcave, la salle de séjour, un escalier menant à la buanderie). En faisant de Bruce celui qui écoute et suit Alfred, Samnee communique sur l'inversion de leurs rôles (le valet précède son maître, lui fait la morale, le rappelle à l'ordre). Et alors toute l'humanité des deux hommes remonte à la surface : ce n'est plus du tout du super-héroïsme (sauf à considérer qu'élever un ado est super-héroïque, ce qui n'est pas rien, loin s'en faut).
Quand vous lisez un comic-book qui est aussi bien foutu et qui est en plus un vrai page-turner, qui réussit à ne pas vous raconter une histoire que vous avez pourtant l'impression de connaître (alors qu'en fait, pas tant que ça), vous savez que ce sont deux maîtres de leur discipline qui sont aux manettes. Et vous passez un moment de lecture franchement extra.