jeudi 1 août 2024

NOVEMBER, TOME 2 : LA VOIX AU BOUT DU FIL (Matt Fraction / Elsa Charretier)


Avant d'être standardiste au poste de police, Kowalski était sur le terrain. Mais elle a vite découvert les magouilles d'un collègue avec l'agent Mann préposé aux pièces à conviction. Elle a fermé les yeux pour toucher sa part dans ce trafic lucratif avant de comprendre qu'une ligne rouge avait été franchie et qu'elle ne pouvait plus l'admettre.



Cette nuit de Novembre, Kowalski retourne à l'entrepôt où Mann archivait les pièces à conviction qu'il vend. Avant d'y entrer, elle passe un coup de fil à sa compagne en essayant, sans trop lui en dire, de lui expliquer pourquoi, encore une fois, elle ne rentrera pas à l'heure ce soir, car elle a une "affaire de flic" à régler.

Dans une pièce de l'entrepôt, Dee et Emma Rose ont été enfermées et ligotées. Emma Rose réussit à défaire ses liens et ceux de Dee après que les flics ripoux ait traîné là le cadavre de Mann. Dehors, Kowalski voit arriver ses collègues corrompus. 


Des coups de feu sont échangés. Kowalski s'en sort miraculeusement, mais blessée. Elle entre dans l'entrepôt et découvre Dee et Emma Rose qui ne pensent qu'à partir sur-le-champ. Jusqu'à ce que Dee trouve de l'argent parmi les pièces à conviction et décide de se faire la malle avec un beau pactole...


Ce second tome de November conclut brillamment l'intrigue élaborée par Matt Fraction. Comme dans le précédent volume, la narration est déconstruite et c'est au lecteur de participer activement pour rassembler les pièces de ce puzzle. Mais la narration ne cherche jamais à prendre de haut ledit lecteur et le principe reste plus ludique que complexe.


L'action se déroule donc principalement sur une nuit, comme depuis le début. Mais Fraction s'autorise des retours en arrière pour mieux situer et caractériser les protagonistes. C'est là que la mécanique du récit fascine par sa précision et sa sensibilité. Les trois héroïnes y sont définies en fonction de leurs différences mais aussi par rapport à leurs points communs.


Si on y regarde de plus près, alors qu'il n'y avait aucune chance que Dee la junkie handicapée, Emma Rose l'énergique maladroite et Kowalski la flic frustrée se rencontrent, en fin de compte elles se complètent toutes à un moment ou à un autre. Les épreuves qu'elles ont traversées par le passé comme cette nuit-là leur offrent l'occasion d'exercer chacune un talent particulier qui pourrait leur permettre de survivre.


A sa manière, maniaque et sadique mais compatissante aussi, Fraction confronte Dee, Emma Rose et Kowalski à leurs propres consciences, leurs propres expériences et leur futur. Par exemple, peut-on faire confiance à une droguée comme Dee ? La détermination farouche d'Emma Rose suffira-t-elle à lui faire passer la nuit ? Kowalski va-t-elle pouvoir surmonter ses démons contre ses propres collègues corrompus ?

Une scène montre précisément comment le propos est illustré : Dee et Emma Rose sont enfermées et ligotées dans une pièce. Dee est sur une chaise, Emma Rose parterre. Dee demande à Emma Rose si elle est vivante alors qu'elle aussi amochée qu'elle puis si elles s'aidaient pour sortir de là. En temps normal, le découpage de la scène pointerait les temps forts de ce qui suit, avec un montage soulignant l'urgence de la situation.

Fraction choisit une mise en scène plus casse-gueule mais aussi plus intense. D'abord, les flics qui ont emmené les deux jeunes femmes dans cette pièce y rentrent en traînant le corps de Mann. Ce cadavre baignant dans son sang est une image choquante, glaçante, impressionnante, aussi bien pour les deux héroïnes que pour le lecteur. Mais ce n'est qu'un début. Car ensuite Fraction développe la scène in extenso : on assiste aux efforts très laborieux d'Emma Rose qui rampe jusqu'à Dee, puis à Dee qui, suivant les instructions d'Emma Rose, fait basculer sa chaise sur le sol et elle avec, puis les gesticulations d'Emma Rose pour se détacher puis détacher Dee.

C'est long, pénible, douloureux, et surtout oppressant car, à tout moment, un flic peut rentrer à nouveau et les surprendre. D'ailleurs, c'est ce qui manque de se produire. Un des flics ripoux entend du bruit et cogne à la porte avec sa matraque en conseillant aux filles de se taire, puis il s'éloigne en pouffant. Mais surtout à aucun moment Fraction ne fait sortir le lecteur de cette pièce. On assiste du début à la fin, dans la longueur, dans la peine, à ce que ces deux filles essaient désespérément de faire. On est quasiment certain que c'est voué à l'échec. Elle sont trop maladroites, esquintées, elles font trop de bruit, elles mettent trop de temps... C'est un calvaire.

Au même moment, mais dans un autre chapitre, le scénariste fait aussi monter la sauce quand on assiste à l'échange téléphonique entre Kowalski et sa compagne, la première dans sa voiture garée devant l'entrepôt, la seconde chez elle. La conversation est hachée, tendue : Kowalski ne veut pas inquiéter sa femme mais elle le fait quand même en refusant de lui dire où elle est, ce qu'elle fait exactement. Finalement, Kowalski voit quelque chose dans le rétroviseur de son pare-brise : ce sont ses collègues corrompus qui arrivent. Il va falloir les défier, les affronter, les tuer ou être tuée par eux. Fin du chapitre. Le suspense est à son comble.

Ce qu'il faut comprendre par là, c'est à quel point Fraction réussit à partager avec le lecteur l'angoisse que génèrent ces situations. Dans son livre Ecriture, Stephen King explique qu'il part toujours d'une situation pour écrire ses romans - pas d'un personnage, d'un décor, d'une ambiance, pas même en sachant la fin. Non, d'une situation. Et il ajoute que le développement de cette situation en histoire oblige l'auteur à être sincère, à parler de ce qu'il connaît - peut-être pas forcément de cette situation mais de la manière dont, lui, réagirait : ainsi le lecteur ne pourra jamais trouver à redire sur la réaction du/des personnage/s. Parce que ce sera écrit, décrit sincèrement.

Et c'est ce qui est appliqué ici : je doute que Fraction se soit fait enfermer et ligoter dans un entrepôt par des flics ripoux après avoir été passé à tabac. Mais il réussit à convoquer des réactions, des émotions sincères, vraies. Et c'est pour cela qu'on tremble, qu'on vibre, qu'on espère et qu'on craint pour ces deux femmes. Idem pour le dialogue au téléphone : les répliques sonnent juste parce que les phrases sont hésitantes, l'expression est maladroite, on bute sur les mots, les mots pour décrire ce qu'on ressent, on jure. Et le lecteur sait que c'est crédible, réaliste. Il est en immersion. Il ne se pose pas de question sur la vraisemblance.

Encore faut-il que l'artiste chargé de mettre cela en images réponde présent. Elsa Charretier accomplit quelque chose de simplement prodigieux. Simplement parce que son dessin ne cherche jamais la complication : il vise la clarté, l'efficacité, la justesse. Prodigieux parce qu'elle traduit visuellement ce qui est écrit, sans en rajouter, mais en appuyant là où il le faut. 

Revenons à la scène où Dee et Emma Rose s'unissent pour se délivrer. Face au défi que représente le fait de montrer absolument tout dans une telle scène, sans pouvoir couper, sans ellipse, sans ponctuer ça avec une action parallèle, il faut sacrément bien doser son découpage graphique pour rendre compte à la fois de la pénibilité de cette tâche et en même temps ne pas rendre ça ennuyeux pour le lecteur, maintenir une tension.

Et ce que produit Charretier est une leçon de storytelling visuel. Elle utilise peu de plans larges, mais favorise des "gaufriers", ce qui a pour effet de dilater le temps, de souligner chaque geste, chaque expression sur les visages, chaque mouvement. Elle ne varie que la valeur de chaque plan, mais là encore en employant un maximum de gros plans. On est au plus près d'Emma Rose et Dee, on souffre avec elles, on sue, on saigne avec elles. Le plus souvent, parce qu'elle se traîne péniblement parterre, Emma Rose est cadrée en légère plongée, tandis que Dee, assise, donc située un plus en hauteur, est cadrée en légère contre-plongée. Ce n'est pas pour signifier, comme c'est l'usage classique, que l'une subit et l'autre domine, mais pour rendre compte de leurs positions respectives et de ce qu'elles doivent faire, comment elles doivent se déplacer, bouger l'une par rapport à l'autre.

C''est vraiment brillant et pourtant c'est tout simple. Mais il faut savoir s'y tenir et maîtriser ses effets, imposer un tempo, varier les plongées/contre-plongées, plans larges/plans serrés, etc. Le spectacle passe par cette subtilité dans le découpage visuel, plus que par des pleines pages (auxquels la dessinatrice a seulement recours vers la fin). Il n'y a aucune double page dans toute la série ! C'est toujours magistralement composé, tellement qu'on n'a pas besoin de ces trucs faciles pour épater la galerie. Impressionnant de rigueur et d'inventivité.

Encore une fois, les couleurs de Matt Hollingsworth témoignent du brio de cet artiste qui avec une palette réduite joue des nuances et des ambiances en maître. Là encore, c'est une leçon.

November est un chef d'oeuvre, qui prouve que Matt Fraction en a encore sous le pied et que Elsa Charretier joue dans la cour des très grands. Ne passez pas à côté !

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