lundi 19 août 2024

LE SAMOURAÏ (Jean-Pierre Melville, 1967) - Hommage à Alain Delon


Jef Costello est un tueur à gages. Il habite un appartement à la décoration spartiate et garde un petit oiseau dans une cage pour lui tenir compagnie. Pour chaque contrat, il a deux alibis en béton, indépendants l'un de l'autre, dont l'un lui est fourni par son amante, Jane. Après avoir volé une voiture et en avoir fait changé les plaques d'immatriculation chez un garagiste, il rentre dans Paris pour exécuter sa prochaine cible.
 

L'homme qu'il doit abattre s'appelle Martey et il tient un club de jazz. Après avoir rempli sa mission, il est vu par la pianiste de l'établissement, Valérie, et file sans s'attarder mais en attirant l(attention d'autres témoins. Prévenue, la police procède à plusieurs descentes dans des bars mal famés et des cercles de jeux pour arrêter de potentiels suspects et les emmener au commissariat pour une séance d'identification.
 

Malgré la présence de la fille du vestiaire, du barman, et de Valérie, Jef est relâché à contrecoeur par le commissaire chargé de l'affaire qui est sûr de sa culpabilité et le fait suivre. Jef, lui se rend au point de rendez-vous fixé par l'intermédiaire de son commanditaire pour être payé. Mais la transaction ne se passe pas comme prévu à cause de sa nuit au poste. L'homme lui tire dessus et le blesse à l'avant-bras gauche et s'enfuit.


Costello comprend que ses employeurs veulent se débarrasser de lui et que la police va harceler Jane pour le coincer. Lui veut savoir qui l'a engagé sans se faire prendre, en commençant par revoir Valérie dont il se demande pourquoi elle ne l'a pas dénoncé...


Alain Delon est mort et, selon la formule consacré, c'est un monument du cinéma français qui est parti, rejoignant Jean-Paul Belmondo, décédé il y a trois ans. Les deux hommes furent d'immenses vedettes dans les années 60-70-80, à un point qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui, même en comparant la situation avec des stars américaines. Ils étaient les rois du box office mais aussi comme les deux faces d'une même médaille, amis et rivaux.


Comme pour "Bébel", citer les meilleurs films dans lesquels a joué Delon revient à se livrer à une énumération pléthorique. Tous deux ont tournés pour les plus grands mais leurs carrières étaient très différents : Belmondo fut révélé par Jean-Luc Godard, dans le sillage de la Nouvelle Vague, alors que Delon a été découvert par René Clément, un cinéaste que conspuait justement les Godard, Truffaut et compagnie. Puis ils se partagèrent les mêmes metteurs en scène (Lautner, Deray, Verneueil), partageant l'affiche deux fois (Borsalino et Une Chance sur 2).


Alain Delon se distinguait aussi de Belmondo par ses origines et son histoire personnelle : alors que son concurrent était issu d'une famille bourgeoise, lui venait d'un milieu modeste, ses parents se séparèrent quand il avait quatre ans et il s'engagea dans l'armée à dix-sept pour combattre en Indochine. De retour en France, il n'avait pas un sou en poche et vécut parmi les danseuses et les prostituées de Pigalle, qui le prirent en sympathie sans doute pour son physique avenant.

Car Delon était beau, suprêmement beau. Lorsqu'il tourne Le Samouraï, le premier des trois films dans lequel Jean-Pierre Melville le dirigea (avant Le Cercle Rouge et Un Flic), il est au sommet de sa séduction : il a 32 ans. Le réalisateur a écrit l'histoire spécialement pour lui et le rôle de Jef Costello restera un de ses plus emblématiques, au point que Le Samouraï, s'il n'invente rien dans le fond, empruntant largement à la série noire américaine, va en révolutionner la forme, inspirant le cinéma policier hong-kongais des années 80-90 et ses émules, au premier rang desquels on trouve Quentin Tarantino.

Sauf que Melville est l'anti-Tarantino par excellence. Son scénario fonctionne comme une épure. Que raconte le film ? Jef Costello est un tueur à gages, il vient d'accepter de tuer le patron d'un club mais la mission tourne mal car il est reconnu par la pianiste de l'établissement (qui, pourtant, ne le dénoncera pas) et l'homme qu'on envoie le payer est là pour l'éliminer car il a passé sa nuit au poste pour une séance d'identification.

Il n'y a pas de suspense dans Le Samouraï. On devine que tout ça va mal finir. Le poids tragique du destin est omniprésent. L'action est réduite à l'essentiel. Le meurtre de la victime est mise en scène de manière dépouillé à l'extrême (Martey demande à Costello qui il est . - "Peu importe." Pourquoi il est là. Costello répond : "Pour vous tuer.". Il l'abat froidement. Rien de plus.). Cet assassin n'est pas un artiste qui prépare longuement ses crimes, c'est une sorte de fonctionnaire, qui fait son travail sans état d'âme, sans émotion, de manière rapide. Il ne connaît pas celui qu'il va tuer, ni ceux qui l'emploient. L'alibi que lui fournissent des joueurs de poker et Jane, sa maîtresse, ne représentent rien pour lui - il s'excuse juste de la gêne occasionnée à Jane quand il apprend que la police l'a harcelée puis file sans un regard.

C'est à peine s'il a une vie en dehors de ça : il habite un appartement miteux et à peine meublé, avec pour seule compagnie un petit oiseau en cage (mais qui aura un rôle crucial). On ne saura rien non plus sur son passé, comment il est devenu ce qu'il est. Quant à son futur... Jef Costello est un fantôme, un dead man walking. Une ombre. Une silhouette que presque personne ne peut identifier formellement. Son sang-froid n'a d'égale que la pugnacité du commissaire qui est sûr de sa culpabilité et qui, devant son écran de contrôle, lors d'une filature extraordinaire d'intensité, s'agite, s'impatiente, s'emporte quand il sème tous ses agents.

L'esthétique du film est fascinante. Melville a été résistant pendant la seconde guerre mondiale, son vrai nom était Grumbach mais il a adopté celui de Melville en hommage à Herman Melville, l'auteur de Moby Dick. Son chef d'oeuvre absolu reste L'Armée des Ombres, un portrait sans concessions de la résistance française, qui résume toute son ambition narrative (refus de la psychologie, primauté donnée à l'action - les actes définissent les individus) et visuelle (un look austère, grisâtre). En cela, c'est un auteur qui n'a qu'un seul maître : Robert Bresson, un janséniste absolu.

Compte tenu de tout cela, Le Samouraï concentre les obsessions de Melville et ses influences. Il a comme ôté tout le superflu pour filmer à l'os. Pendant les dix premières minutes pas un mot n'est prononcé. Les dialogues sont réduits au minimum. Ce style a été tellement copié que ça a viré à la parodie. Mais Melville, malgré les stars qu'il dirigeait et le succès commercial de ses oeuvres, était économe : il avait ses propres studios de tournage, rue Jenner (qui ont d'ailleurs en partie brûlés pendant la production du Samouraï), et filmait souvent en extérieurs avec un équipe réduite, une technique qu'il a non pas volé à la Nouvelle Vague mais dont les "jeunes turcs" des Cahiers du Cinéma, une fois passés derrière la caméra, lui ont piqué.

Le résultat est saisissant car on a ce mélange curieux de contrôle total que permet les prises de vue en studio et ce côté reportage quand l'action se déroule dehors. Pourtant tout cela se marie parfaitement car l'effet recherché est le même : une caméra invisible, avec des mouvements d'appareil précis et discrets (même si les zooms sont plus démonstratifs mais heureusement rares). C'est aussi une époque qu'immortalise Melville - mais laquelle exactement ? Fou de cinéma américain, il cherchait à en reproduire les motifs dans les décors. Le Paris qu'on voit à l'écran n'est pas celui des cartes postales, le cinéaste évite les endroits trop identifiables, les monuments. La temporalité est aussi floue : on est en 1967 mais les hommes portent Jef Costello porte un imperméable et un fedora (qu'il lisse de façon maniaque), les femmes portent des toilettes élégantes comme dans la décennie précédente. Seul le mobilier trahit la fin des 60's avec l'appartement de Valérie ou le club de jazz. Mais sinon ça pourrait se passer n'importe où ailleurs et n'importe quand.

Alain Delon avait coutume de dire qu'il n'était pas un comédien car il n'avait jamais fréquenté de cours. Un acteur était pour lui quelqu'un qui vivait son rôle - qui était le personnage. Lorsqu'un cinéaste le choisissait, il savait donc que ce n'était pas pour une composition mais pour l'intégrer à son univers et observer si la magie opérait. Jef Costello est un être impassible, au regard d'acier, très élégant jusque dans sa manière de tuer (il enfile des gants blancs qui le protège des projections de poudre). C'est, comme le dit le commissaire, "un loup solitaire" - or Delon se définissait lui-même comme ça. C'était, comme tous ceux qui lui ont rendu hommage depuis hier le répètent, quelqu'un de secret, mélancolique, sûr de lui. Tout ce qu'incarne Jef Costello. C'est ainsi qu'un rôle devient emblématique de la carrière d'un acteur.

L'idée de génie de Melville est de l'avoir confronté à François Périer, un pur comédien, qui est ici extraordinaire de suavité et de ténacité. Les scènes qu'ils partagent sont remplies d'une tension terrible et correspondent exactement à la relation établie entre ce tueur et ce policier.

Nathalie Delon, à l'époque épouse de la star, est également magnifique, dans tous les sens du terme (bien entendu, la légende a retenu davantage les amours de Delon et Romy Schneider ou de Delon et Mireille Darc, pourtant il ne se maria qu'une fois). Et Cathy Rosier est inoubliable dans le rôle de Valérie la pianiste, dont le personnage possède une profondeur insoupçonnée.

Il faut encore mentionner la musique, poignante et sublime, de François de Roubaix, ce compositeur insensé, qui était le Ennio Morricone français. Sa partition est un de ses classiques.

Le Samouraï est un chef d'oeuvre. Un parmi tant d'autres dans la filmographie de la légende Alain Delon. C'était un sacré bonhomme. Paix à son âme.

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