lundi 11 mars 2024

PAUVRES CREATURES (Yorgos Lanthimos, 2023)

 

Londres. Max McCandles, étudiant en médecine, devient l'assistant personnel du docteur Godwin Baxter qui lui confie l'étude de sa "fille", Bella. Il lui révèle avoir en fait repêché le corps d'une suicidée, Virginia Blessington, enceinte, et lui avoir greffé le cerveau de son bébé avant de la ranimer, d'où son comportement étrange.


Max amoureux de Bella, et Godwin désirant la garder à l'abri des regards, ce dernier demande à l'avocat Duncan Wedderburn de rédiger un contrat de mariage. Mais le juriste, intrigué, rencontre la jeune femme et la convainc de fuir avec lui car elle souhaite découvrir le monde. Ensemble, ils partent pour Lisbonne où elle découvre les plaisirs du sexe dans les bras de Wedderburn. 


Mais celui-ci s'agace de plus en plus du comportement en société de Bella et de son besoin d'apprendre constamment tout sur tout. Pour la contrôler comme Godwin avant lui, il la piège en l'entraînant sur un paquebot de croisière. Exposée lors d'une halte à Alexandrie à la misère des habitants d'un bidonville, elle vole l'argent gagné au jeu par Wedderburn aux miséreux avant que le capitaine de la croisière ne débarque l'avocat et sa compagne à Marseille puisqu'ils ne peuvent plus payer leur voyage.


Cependant, à Londres, Godwin découvre qu'il est atteint d'un cancer, causé par les expériences que son propre père lui fit subir enfant, et il missionne Max pour retrouver Bella, qui, à Paris, se prostitue pour subvenir à ses besoins et étancher sa soif d'expériences après sa rupture avec Winderburn...



Après son come-back pour le moins bizarre sur le petit écran dans la série The Curse, Pauvres Créatures marque le retour d'Emma Stone au cinéma. Et l'actrice n'a laissé personne insensible dans un rôle qui vient de lui valoir un très mérité deuxième Oscar. Et pour cela, elle peut remercier Yorgos Lanthimos qui l'avait déjà brillamment dirigée dans La Favorite et avec lequel elle a noué une collaboration artistique rare.



Poor Things est adapté d'un roman d'Alasdair Gray que Lanthimos a rencontré peu avant sa mort, à 80 ans, pour le convaincre de le laisser adapter son oeuvre. Avant de le recevoir, l'écrivain s'était fait projeter un film du cinéaste grec et, séduit, approuva son projet. Mais hélas ! il disparut avant le tournage. Peu après, alors qu'il terminait La Favorite, Lanthimos parlait du livre à Emma Stone avec laquelle il a travaillé d'abord en qualité de productrice puis d'interprète.

On a beaucoup comparé Pauvres Créatures et son héroïne, Bella Baxter, à Frankenstein de Mary Shelley : il est facile de comprendre pourquoi. Il est question dans les deux cas d'un revenant ramené à la vie par un scientifique à l'emprise duquel il échappe. Mais Poor Things va plus loin et d'abord parce que la créature ici est une femme et que le monstre est un savant lui-même sérieusement abîmé.



Bien entendu, avec son visage ravagé, son corps mutilé, et ses animaux hybrides dans son parc, Godwin Baxter a tout d'un monstre au sens physique du terme. Pourtant, et le film souligne cela avec insistance au début, Baxter se prend pour Dieu (God en anglais et comme l'appelle Bella en raccourcissant son prénom). Enseignant l'anatomie à l'université, ce docteur a franchi la ligne rouge.

Les origines de Bella, sa "fille", dérange déjà et donne le ton du film qui va de déployer durant 2h. 20 : elle s'appelait Victoria Blessington et était enceinte quand elle s'est jetée dans la Tamise depuis un pont de Londres. Godwin ne l'a pas ranimé tout de suite : il a extrait le foetus, lui a prélevé le cerveau, retiré celui de Victoria et greffé celui de l'enfant dans le corps de la mère avant de lui redonner vie. Si bien que Bella est à la fois mère et fille, adulte et enfant.



Le film se découpe en cinq actes : Londres, Lisbonne, Le Bâteau, Paris, Londres. A chacune de ces étapes, Bella va évoluer de manière considérable. D'abord, nous faisons sa connaissance comme bête de foire dans la maison immense de Baxter, marchant de manière maladroite, s'exprimant maladroitement, mais déjà curieuse du dehors que son créateur lui interdit (ou alors seulement à l'occasion d'une promenade très cadrée en calèche). Alors qu'elle s'énerve sur la toute du retour, il la chloroforme et quand elle se réveille, encore confuse, elle commence à se caresser et découvre la masturbation. C'est une révélation qui agit comme un déclic car au-delà du plaisir sensuel qu'elle en retire, elle comprend sans vraiment le comprendre que sa soif de connaissance ne dépend que d'elle, de sa volonté.

Entre alors en scène le personnage de Duncan Wedderbrun, avocat coureur de jupons, trop intrigué par les termes du contrat de mariage que Godwin lui fait rédiger pour Max et Bella (dans lequel est stipulé qu'elle ne sortira jamais de la maison). Il l'aborde et lui offre ce qu'elle réclame : la fuite, l'aventure, l'exploration. Direction : Lisbonne où, dans les bras du juriste devenu son amant, elle s'adonne à des "bonds furieux" sur lui, insatiable dans sa quête de plaisirs, mais aussi s'aventurant, quand il dort, dans les rues de la ville, témoin de la vie qui y grouille, de la musique qui y retentit, des bruits qui l'assaillent (mais grâce auxquels elle se repère), de l'alcool qu'on y sert...

Lorsque Wedderbrun piège Bella en l'entraînant sur un paquebot de croisière pour l'avoir toujours à l'oeil, on comprend avec elle qu'elle n'a fait passer que d'une prison à l'autre et que les hommes sont ses geôliers. Loin de l'accabler, ses épreuves l'enhardissent et lui fournissent la force de résister, de s'instruire, de s'émanciper. Plus elle devient éduquée, plus elle devient indépendante, plus elle devient débrouillarde, plus elle peut se passer des autres ou les découvrir avec toujours cette absence de manières, de préjugés.

Le chemin qu'elle emprunte n'est pas pavé que de roses : quand elle découvre la misère d'un bidonville, cela la déchire et la révolte. Et la conduira à Paris où un chapitre, le plus controversé du film, la voit se prostituer, non seulement pour subvenir à ses besoins matériels, mais encore pour prolonger ses investigations sur la nature humaine et le monde qui l'entoure. D'aucuns ont vu dans ce passage les limites féministes du film et ont dénoncé, par conséquent, le voyeurisme de Lanthimos, sa complaisance dans la façon de mettre en scène la prostitution, trop romancée.

Pour ma part, si je peux comprendre les réserves des uns, ça ne m'a pas perturbé. D'abord, parce que cela s'inscrit de manière logique dans le récit. Ensuite, parce qu'à aucun moment je n'ai ressenti la complaisance supposée de Lanthimos. Enfin parce que, si voyeurisme il y avait eu, je ne pense pas que Emma Stone, actrice avisée et productrice du film, l'aurait accepté (elle a d'ailleurs insisté, en interview, lors de la promo, sur le rôle décisif de la coordinatrice d'intimité pour ces scènes parisiennes dans le bordel fréquenté par Bella - il s'agit en fait d'une sorte de superviseur qui veille à ce que seule une équipe réduite soit présente lors du tournage de ces prises de vue et à ce qu'aucune photo volée ne soit prise, mais aussi quelqu'un qui aide à chorégraphier les scènes de sexe afin d'assurer le confort des acteurs).

Je ne l'ai pas mentionné, mais il faut aussi dire que Pauvres Créatures est certes un film cru, mais aussi souvent très drôle : au début bien sûr, on rit de l'attitude de Bella, cette drôle de femme-enfant qui n'a aucune barrière sociale et qui bouge comme une marionnette désarticulée. Puis ensuite, c'est plus subtil : l'apprentissage du langage fait dire à Bella des phrases dont la tournure provoque le rire parce qu'elle les prononce en toute ingénuité. Enfin, quand il apparaît qu'elle a franchi un cap dans son éducation et qu'elle agit de manière moins infantile, plus consciente d'elle-même et des autres, Bella conserve sur le monde un regard désarmant et une façon de le commenter qui désarçonnerait n'importe qui, à la fois innocente et lucide.

Si le film est relativement long, il est cependant complet et répond en quelque sorte à toutes les questions, résout tous ses mystères, effectue un tour sur lui-même dans sa dernière partie, qui revient sur le suicide de Victoria et sa renaissance, le sort de Godwin et celui de Max, tout en enrichissant cette trame déjà dense de personnages supplémentaires en cours de route (Felicity, sorte de substitut à Bella après son départ, en particulier). La fin arrive sans qu'on soit frustré, tout a été dit, et avec la manière en plus.

Car Yorgos Lanthimos a donné à son film une esthétique incroyable, avec des couleurs saturés, un noir et blanc chirurgical, des effets "fish eye" (correspondant sans doute à la vision de la maison de Baxter qui ressemblerait à une sorte de bocal pour Bella et quiconque en vient à partager son quotidien). Parfois, reconnaissons, c'est un peu fatigant pour les yeux, un peu chargé, et j'aurai apprécié quelques moments plus classiques (même si l'épisode parisien est un peu plus sage à cet égard). N'empêche, cela participe d'une oeuvre forte, exigeante, très audacieuse, et voir un tel film en lice pour toutes les cérémonies de prix imaginables en ce moment, c'est un peu comme une revanche pour tous les cinéastes qui ont, à l'évidence, inspiré Lanthimos (on pense à Terry Gilliam notamment).

Et puis le casting est tout bonnement décoiffant. Willem Dafoe, affublé de prothèses, compose un de ces personnages inoubliables dont il s'est fait une spécialité. Ramy Youssef est impeccable de dévouement et de délicatesse. Margaret Qualley confirme son talent singulier pour les rôles de jeune femme borderline. Mark Ruffalo est éblouissant en manipulateur dépassé.

Et surtout Emma Stone, comme je le dis déjà plus haut, est époustouflante. Elle a exprimé le plaisir qu'elle avait pris à jouer ce personnage hors normes, sans doute son rôle préféré. Son interprétation est sidérante, aussi bien quand elle s'adonne à la pure performance du début qu'aux nuances dont Bella profite au cours de son odyssée. L'actrice s'est abandonnée comme peu de ses consoeurs le font, en toute confiance, se livrant littéralement comme jamais, mais ne sombrant jamais au numéro de cirque : au contraire, la subtilité de son jeu, sa manière de faire évoluer son personnage stupéfient. 

Pauvres Créatures est pour le spectateur une expérience : il y rencontrera une héroïne unique, fera un voyage mémorable, et ressentira des émotions intenses. N'est-ce pas ce qu'on attend du cinéma ?

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