dimanche 24 mars 2024

OPPENHEIMER (Christopher Nolan, 2023)

 

1926. J. Robert Oppenheimer, 22 ans, étudie la physique quantique expérimentale sous la direction de Patrick Blackett au laboratoire Cavendish de l'université de Cambridge. Il y fait la connaissance de Niels Bohr, physicien danois, qui lui conseille de venir suivre des cours de mécanique quantique à Göttingen.



Alors qu'il achève son doctorat, Oppenheimer rencontre Isidor Rabi, chercheur hongrois. Plus tard, il est en Suisse où il fait la connaissance du physicien Werner Eisenberg. Désireux d'étendre les recherches sur la physique quantique et ayant le mal du pays, il rentre aux Etats-Unis et enseigne à l'université de Berkeley au CalTech (California Institute of Technology). Il épouse peu après Katherine Puening, une biologiste, tout en entretenant une relation avec la psychiatre Jean Tatlock - les deux femmes sont communistes et Oppneheimer soutient la cause espagnole.


1938. La découverte de la fission nucléaire par les allemands fait comprendre à Oppenheimer que cela va bouleverser l'équilibre des forces dans le monde. 1942 : alors que la seconde guerre mondiale fait rage, il est approché par le général Leslie Groves pour prendre en main le Projet Manhattan et développer la conception d'une bombe atomique. Oppenheimer fait bâtir une base entière à Los Alamos, Nouveau-Mexique, et réunit autour de lui plusieurs savants tels que Rabi, Ernest Lawrence, David Hill, Edward Teller, Hans Bethe. Le budget alloué est illimité mais le temps presse. 
 

Les calculs de Teller révèlent qu'une explosion atomique pourrait littéralement embraser l'atmosphère et détruire la planète. Oppenheimer fait vérifier ça par Albert Einstein puis tranche en estimant que le risque est quasi-nulle. Teller exprime son désaccord, veut quitter le Projet Manhattan, défendant la bombe à hydrogène, mais Oppenhimer le convainc de rester. 1945 : l'Allemagne capitule et certains scientifiques remettent alors en question la pertinence de la bombe.


Mais dans le Pacifique, la guerre continue, le Japon refuse de rendre les armes et Oppenheimer pense que la bombe seule fera gagner les alliés. Le test Trinity est un succès, le Président Harry Truman décide de bombarder Hiroshima et Nagasaki et obtient la reddition du Japon. Mais Oppenheimer est rongé par la culpabilité face aux nombres de victimes et, hanté par la fin du monde, tente, en vain, de faire stopper le programme d'armement nucléaire.


Parce qu'il a critiqué Lewis Strauss, directeur de la Commission à l'Energie Atomique (AEC) sur la fuite d'isotopes radioactifs en Europe et soutenu qu'il fallait s'entendre avec les Russes, Oppenheimer devra faire face à partir de 1954 à un simulacre de procès pour le discréditer, en revenant sur ses sympathies communistes et en mettant en doute sa loyauté vis-à-vis des Etats-Unis...
 

Grand vainqueur de la dernière édition des Oscars (avec 7 statuettes remportées), Oppenheimer a fait sensation dès sa sortie car il conciliait l'exigence d'un film d'auteur avec l'attrait d'un blockbuster. Même si le phénomène Barbie l'a dépassé au box office (au point qu'on a parlé de la vague "Barbienheimer"), Christopher Nolan a fait l'unanimité.


Pour être tout à fait franc, j'ai toujours eu du mal avec le cinéma de Nolan, que je trouvais, comme le personnage, un peu trop prétentieux. C'est un réalisateur intelligent, élevé par la critique au même rang que les plus grands maîtres du 7ème Art et fréquemment comparé à Stanley Kubrick (sans doute parce qu'il aborde sous l'angle du film de genre des sujets ambitieux et qu'il a la réputation d'être un freak control), mais dont le discours m'a souvent paru pédant. Et ses films étaient au diapason : de grosses machines rutilantes maniant des concepts complexes comme pour se donner un air supérieur.


C'est le mal qui frappe les cinéastes qui marquent leur époque : on finit par ne plus faire la différence entre ce qu'ils représentent et ce qu'ils sont vraiment, entre ce qu'ils produisent et la manière dont ils vendent leurs productions. Prenez Tarantino : il incarne l'archétype de l'auteur à la fois sympa et horripilant, alternant réussites et loupés, mais la critique amourachée ne le remet que rarement en cause, comme s'il ne fallait pas (pas encore ?) déboulonner la statue de celui qui a accéléré une certaine modernité.

Pourtant, il me semble bien que Tarantino comme Nolan sont arrivés à un point culminant avec leurs derniers opus : Once upon a time in Hollywood fut le long métrage somme qui synthétisait de la plus belle des manières tout ce qu'il y a d'aimable et virtuose chez lui. Et Oppenheimer réussit le même exploit, embrassant la destinée du père de la bombe A pour livrer l'oeuvre la plus abordable, humble et pourtant spectaculaire de Nolan.

Ce qui m'a souvent tenu à l'écart, empêché d'entrer vraiment dans les histoires de Nolan, c'était sa manière de les présenter - une manière professorale où, que ce soit le voyage dans le temps et l'espace dans Insterstellar ou l'esprit dans Inception, tout était montré en plongée, de haut, comme s'il voulait nous faire un cours magistral. Je ne dis pas que c'est le cas, mais c'était l'impression que j'en retirai.

Avec Oppenheimer, c'est comme si, obligé par le fait que son héros ayant existé (contrairement Dobbs dans Inception, Cooper dans Interstellar ou même Batman dans sa trilogie), Nolan avait compris qu'il lui suffisait non pas de conceptualiser son récit mais juste de suivre le destin hors du commun de ce scientifique génial qui a effectivement changé le monde, l'Histoire. Pourtant, au début du film, on croit que Nolan n'a pas renoncé à ses tics, notamment visuels, en montrant Oppenheimer en proie à des sortes de visions sur le mouvement des atomes, la création et la fin des étoiles, etc.

Par ailleurs, on passe un moment à suivre le jeune "Oppie" faisant la connaissance d'homologues et on a droit à du name-dropping un peu facile : Niels Bohr, Isidor Rabi, Werner Eisenberg, Albert Einstein, Enrico Fermi, etc. Pourtant, déjà, c'est quand le film se recentre sur le personnage, dévoile ses sympathies communistes (du moins l'idéal communiste, sa curiosité pour cette idéologie), son caractère de séducteur, qu'il devient le plus intéressant, selon la formule consacrée que plus une histoire est intime plus elle est universelle.

Puis le récit s'accélère avec le personnage du général Groves, celui qui confiera à Oppenheimer les clés du projet Manhattan, lui obtiendra la construction de la base de Los Alamos et un budget pharaonique (deux milliards engloutis en trois ans sans garantie de résultat et confiés à un ami des soviétiques !). La narration se resserre encore plus dans cette mini-ville où savants, techniciens, leurs femmes, leurs enfants, sont réunis et que la bombe A est mise au point. Les visions de "Oppie" ont disparus, on est dans le concret.

Nolan fait le choix de ne jamais montrer ni la guerre ni le futur bombardement sur Hiroshima et Nagaski. Le feu atomique ne sera mis en scène que lors du test Trinity dans le désert du Nouveau-Mexique et c'est un moment terrifiant, qui n'a absolument rien de glamour, de racoleur. L'Histoire change déjà à ce moment-là et on pressent comme le héros le bouleversement total de l'invention sur l'équilibre du monde. Oppenheimer est bel et bien devenu ce jour-là le Prométhée moderne et le contraste avec la figure d'Einstein (génialement campé par Tom Conti) est saisissant entre l'inventeur de la bombe et celui qui en avait anticipé la naissance tout comme les conséquences pour l'humanité et son concepteur (la gloire et la chute). La différence, tragique, pathétique, étant que Einstein a fui son pays à cause d'Hitler alors que Oppenheimer a cru que son succès et son amour pour l'Amérique le préserveraient.   

La dernière partie du film épouse la forme du thriller avec l'affrontement à distance entre Oppenheimer, livré aux loups, et Lewis Strauss, humilié et revanchard qui a orchestré une campagne de dénigrement sans voir qu'elle lui exploserait aussi au visage. Le parti pris de filmer en couleurs et de raconter à la première personne quand Oppenheimer est au premier plan, et en noir et blanc quand Strauss manigance prend alors tout son sens. Strauss est dépeint férocement comme un homme arriviste et rancunier qui doit écraser un obstacle. Oppenheimer comme un savant renié, fataliste, que la communauté scientifique va sauver du marigot politicien.

Mais la morale du film est tout de même très sombre : Oppenheimer était convaincu de la pertinence stratégique de la bombe dans le cadre de la guerre, et notamment son dénouement dans le Pacifique. Par contre il craignait les conséquences politiques, le fait que cela déclencherait une course à l'armement, et menacerait la survie même de l'humanité. Et quand la guerre fut gagnée grâce à la bombe, il devient un homme hanté, traumatisé, déchiré par sa propre oeuvre. Impuissant face à la machine qu'il l'écrasa, il fut tardivement réhabilité mais jamais apaisé - son ami Edward Teller fut lui le père de la bombe H.

Hanté, il le fut aussi, selon ce que dit le film, adapté de Robert Oppenheimer : triomphe et tragédie d'un génie, de Kai Bird et Martin Sherwin, qu'a adapté Nolan, par Jean Tatlock, sa maîtresse, qu'on trouvera suicidée par noyade dans sa baignoire après une prise de barbituriques. Il lui fit la promesse d'être toujours là pour elle, même après son mariage, et quand il ne tint pas cet engagement, elle mit fin à ses jours. Son épouse, Katherine Puening, biologiste, accepta cette infidélité et soutint Oppenheimer quand on voulut le discréditer, refusant même de serrer la main de Teller quand le Président Lyndon Johnson remit au savant le Prix Fermi, ce qui facilita sa réhabilitation. Quel couple que ces deux-là !

C'est parce qu'il est profondément humain, incarné, que le film est si bon, si réussi, si abouti. Nolan a, pour la première fois à mes yeux, privilégié l'humain, ses personnages, à l'histoire, pourtant extraordinaire. Oppenheimer ne s'appelle pas le père de la bombe atomique ou le Prométhée américain. C'est d'abord l'histoire d'un homme.

Splendide et effrayant visuellement, c'est aussi par son casting impressionnant que c'est un chef d'oeuvre. Cillain Murphy, visage émacié, regard magnétique, habitué des plateaux de Nolan mais jusque-là cantonné à des seconds rôles chez lui, tient là le rôle d'une vie, justement récompensé par un Oscar. Florence Pugh est sensationnelle encore une fois dans un rôle pourtant limité à quelque scène où elle déchire tout. Matt Damon est impeccable en général qui échappe à la caricature du militaire prêt à tout. Emily Blunt a la partition la plus ingrate à jouer mais s'en sort assez remarquablement. Et Robert Downey Jr. est fantastique dans la peau de Strauss à qui il donne une intensité misérable étonnante.

Pléthore de seconds rôles sont servis admirablement par des comédiens exceptionnels : Rami Malek, Kenneth Branagh, Josh Hartnett, David Krumholtz, Benny Safdie, Gary Oldman, Olivia Thirlby... C'est étourdissant.

Oppenheimer est un grand film. C'est aussi le meilleur de son auteur. Ne passez pas à côté.

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