samedi 9 mars 2024

EILEEN (William Oldroyd, 2023)

 

Massachussetts. Années 1960. Eileen Dunlop est une jeune femme qui travaille dans une prison pour jeunes délinquants. Ses collègues se moquent d'elle alors qu'elle fantasme sur un gardien. Chez elle, son père, un ancien policier révoqué à cause son alcoolisme, la raille aussi et rêve fréquemment qu'elle le tue avant de se donner la mort.

Mais tout va changer dans la vie d'Eileen avec l'arrivée à la prison d'une nouvelle psychologue, Rebecca St. John, aux méthodes peu orthodoxes. Elle s'intéresse plus particulièrement au cas de Lee Polk, un jeune homme qui a tué son père dans son sommeil sans avoir fourni d'explications lors de son procès et dont le geste est également inexpliquée par sa mère.

Ayant remarqué la solitude d'Eileen et alors qu'elle ne connaît personne en ville, Rebecca devient son amie. Mais ce rapprochement trouble la jeune femme qui tombe amoureuse et quand la psychologue l'invite pour de Noël chez elle, elle ne s'attend pas du tout à la tournure surprenante et dramatique que va prendre la soirée...

En dire plus serait criminel, aussi ne vais-je pas spoiler. Pour cette critique, j'ai voulu parler d'un film avec deux de mes actrices favorites, qui partage l'affiche d'Eileen, réalisé par William Oldroyd, adapté du roman de Ottessa Moshfegh.

Plus jeune, j'ai dévoré quantité de romans noirs, puis je m'en suis un peu lassé, sans doute parce que j'estimais avoir fait le tour de la question, même si j'y suis revenu ensuite. Le roman noir a souvent été adapté avec bonheur au cinéma, notamment l'oeuvre abondante de William Irish, qu'on qualifiait de maître de la "série blême" pour la dimension proche de l'épouvante de ses intrigues, qui, par ailleurs, mettaient souvent scène des héroïnes.

Considérant cela, Eileen est une série blême comme aurait pu l'écrire Irish. La jeune héroïne, qui donne son nom au film, est une provinciale naïve et impressionnable que la vie n'a pas épargné. Elle vit avec un père alcoolique et travaille dans un environnement hostile (une prison où ses collègues féminines se moquent de son caractère rêveur). Sa rencontre avec Rebecca (un prénom attaché à la série noire, qui fait écho au film éponyme d'Alfred Hitchock), aux allures de femme fatale, avec ses cheveux blonds et son attitude envoûtante, va bouleverser son existence.


Les deux tiers du film sont dédiés à la présentation de ces deux personnages, leur rencontre, leur rapprochement. Oldroyd et ses scénaristes, Luke Goebel et Attisa Moshfegh, font un excellent travail pour installer une ambiance pesante dans un cadre grisâtre que vient renforcer la saison hivernale. Entre Eileen, qui subit son entourage familial et professionnel, et Rebecca, qui arrive juste dans cette petite ville du Massachussetts, il y a une sorte de sororité immédiate : l'une ne fréquente personne, l'autre ne connaît personne. Mais elles se reconnaissent entre elles. 

Rebecca, on le comprend vite, manipule Eileen sur laquelle elle a un ascendant naturel : elle est plus âgée, son expérience lui permet de voir les faiblesses de la jeune femme et elle en joue. Lorsqu'elle l'invite à prendre un verre dans un bar, et que des hommes ivres les abordent, Rebecca se présente en usurpant le prénom de son amie, manière évidente d'instaurer une complicité tout en l'exploitant. 

Plus tard, on comprend que le jeune détenu que Eileen épie dans la cour de la prison n'est autre que celui dont le cas fascine Rebecca et dont le crime renvoie aux fantasmes meurtrier et suicidaire de la jeune femme. En effet, contrairement à elle qui n'a pas franchi le pas, Lee Polk a assassiné son père et s'il n'a pas mis fin à ses propres jours, il s'est condamné à une lourde peine de prison au terme d'un procès où il a refusé de s'expliquer.

Oldroyd ne peut se contenter d'un récit sur une amitié féminine : Le spectateur devine vite que Eileen nourrit des sentiments plus profonds, plus troubles envers Rebecca et celle-ci les a ressentis et va les alimenter, comme lorsqu'elle embrasse la jeune femme qui se demande alors si elle a fait cela parce qu'elle était passablement éméchée ou parce qu'elle partage son désir. On en aura la réponse dans le troisième acte.

Et c'est donc là que le film bascule dans la série blême tout en s'extirpant du simple thriller lesbien. Après avoir patiemment tissé sa toile telle une araignée, Rebecca attire Eileen dans un piège renversant, que le spectateur, si attentif soit-il, ne peut avoir prédit. Ce twist est d'une efficacité redoutable, il nous prend totalement au dépourvu et fait glisser le film vers un drame intense et poignant. 

Si Oldroyd avait voulu (ou pu ?) tourner en noir et blanc, l'illusion aurait été parfaite pour faire passer son long métrage pour un film noir des années 50-60, comme il en sortait à l'époque où se situe l'histoire. Mais le grand mérite de cette affaire tient aussi à sa durée, parfaite, ni trop longue, ni trop courte, quand tant de longs métrages aujourd'hui souffrent de longueurs inutiles.

Les deux actrices sont exceptionnelles, justement parce que leur interprétation ne sombre jamais dans la "performance" chère aux américains. Anne Hathaway a beau s'être teinte en blonde, elle campe cette psychologue avec sobriété, sans avoir à forcer le trait pour nous la rendre à la fois attirante et inquiétante. Quant à Thomasin McKenzie, qui déjà dans Last Night in Soho d'Edgar Wright (face à une autre blonde fatale, Anya Taylor-Joy) flirtait avec l'abîme, elle est une nouvelle fois sidérante, dans un registre plus retenue mais qui donne un relief plus inattendu à son personnage.

Entendons-nous : c'est une série B. Mais avec toutes les qualités des meilleures séries B. Vénéneuse, entêtante, surprenante. Ce qui en fait plus qu'un hommage sage à la série blême, mais bel et bien une oeuvre ancrée dans la tradition de ce genre.

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