mardi 1 octobre 2024

LES ÂMES SOEURS (André Téchiné, 2022)


David Faber, jeune soldat français en mission au Mali, est victime de l'explosion sur une mine du blindé qu'il pilotait. Evacué, il est hospitalisé dans un état critique aux Invalides à Paris. Sa soeur, Jeanne, maître-chien en Ariège, est prévenue par Rachel, maire du village où elle habite, de la nouvelle. Elle prévient Marcel, propriétaire à qui elle loue sa maison de son absence sans pouvoir dire quand elle rentrera.


Arrivée dans la capitale, les médecins font comprendre à Jeanne que son frère n'a que peu de chance de s'en tirer. Mais elle refuse de signer l'ordre de ne pas le réanimer, convaincue qu'il s'en sortira. La suite lui donne raison : David sort du coma mais doit entamer une très longue et douloureuse rééducation. Le personnel soignant lui conseille de rentrer chez elle afin qu'il puisse se remettre sans être diverti par sa présence. Elle s'exécute à contrecoeur.


Plusieurs mois passent et enfin Jeanne peut faire revenir David en Ariège, mais un psychiatre la prévient auparavant qu'il souffre d'amnésie dissociative : il n'a plus accès à ses souvenirs avant son accident et nul ne peut dire s'il retrouvera la mémoire. Formée pour les soins physiques qu'il doit continuer à recevoir, Jeanne s'occupe de David en essayant de le stimuler psychologiquement, mais en vain. Il ne se montre pas non plus coopératif, refusant de suivre une thérapie, jalousant le chien de sa soeur, restant à l'écart de toute vie en société. Il ne veut que rester avec Jeanne pour qui il éprouve plus que de l'affection fraternelle...
 

Accusé récemment d'avoir eu un comportement déplacé par un de ses acteurs sur un tournage précédent, André Téchiné s'est publiquement excusé mais a peut-être signé avec Les Âmes Soeurs sont dernier film car on sait que ce genre de soupçons suffit désormais à griller n'importe quel artiste, jugé coupable par le tribunal médiatique et les néo-féministes promptes à condamner aux oubliettes le moindre dérapage. 


Par ailleurs, il a 80 ans et on estime souvent que c'est l'âge des dernières oeuvres, comme un testament écrit pour l'histoire du cinéma. Pourtant, on aurait tort d'enterrer vivant ce grand cinéaste (comme les Etats-Unis l'ont fait avec Woody Allen, contraint à l'exil alors qu'il a été jugé deux fois et deux fois innocenté d'accusations sordides et infondées), même si, je l'avoue, ça faisait très longtemps que je n'avais pas vu un de ses films.
 

Ce qui m'a motivé, c'est la présence devant sa caméra de deux jeunes acteurs extraordinaires : Noémie Merlant, dont on parle beaucoup en ce moment puisqu'elle est la nouvelle Emmanuelle d'Audrey Diwan (la réalisatrice de L'Evénement), et Benjamin Voisin, sans doute le plus intéressant des nouveaux visages du cinéma français (après L'Esprit Coubertin dont j'avais parlé ici).


Ils sont effectivement à la hauteur des attentes qu'on peut placer en eux : Noémie Merland joue la soeur de Benjamin Voisin dans ce drame psychologique et tous deux sont d'une subtilité extraordinaire, d'une finesse admirable. Surtout ils revitalisent Téchiné, qui a toujours eu le nez creux pour dénicher de jeunes talents (Elodie Bouchez, Juliette Binoche, Gaspard Ulliel) tout comme diriger des comédiens confirmés (sa longue collaboration avec Catherine Deneuve en témoigne).

Pratiquement tous les films de Téchiné que j'ai vus tournent autour d'un secret de famille, d'une faille intime. Les Âmes Soeurs ne fait pas exception. En à peine 95', le réalisateur et son scénariste Cédric Anger réussissent à produire une histoire dense mais où l'essentiel est deviné par le spectateur, suggéré plus que dit. Pourtant, le récit met un petit moment à démarrer et on craint que finalement cela reste à la surface des choses.

En effet, tout démarre par une scène fugace au Mali quand l'armée française y chassait les djihadistes (avant que le pouvoir en place ne préfère s'en remettre à la milice Wagner russe -et l'Histoire se chargera sûrement de vite instruire la population du manque de jugeotte de cette décision). David saute sur une mine et est rapatrié en France dans un état grave. Sa soeur est prévenue et vient à son chevet avant d'en être quasiment écartée pour que son frère puisse se remettre tranquillement.

Quand enfin elle peut le récupérer, on lui apprend qu'il a perdu la mémoire, il ne se rappelle de rien avant son accident. C'est une page blanche, au point qu'il ne reconnaît pas Jeanne mais la suit en confiance. A moins que ce ne soit pour une raison plus trouble... Progressivement, lentement aussi il ne faut pas le cacher, le film déroule son intrigue avec quelques pas de côté très dispensables (le personnage de Marcel, qui aime se travestir, et dont on se demande à quoi il sert).

Econome en mots et en dialogues, le scénario fait le pari que le spectateur adhère à son propos tout en fuyant toute explication. Il est en ce sens à l'image du personnage de David, qui aime se perdre dans la forêt ariègeoise ou rouler à moto sans but précis. Son amnésie ne le tracasse pas plus que ça, il semble même en jouir, profitant de la seconde vie qui s'offre à lui - même s'il ne sait pas quoi en faire. Son unique objectif est de rester, seul, avec sa soeur.

C'est plus qu'une soeur, c'est son infirmière, sa guide. Mais il la rabroue souvent quand elle s'échine à réveiller sa mémoire en évoquant des souvenirs communs, en lui présentant de vieilles connaissances, en lui montrant des photos, des vidéos. Il est même jaloux du chien qu'elle dresse. Il s'isole aussi dans une grotte où elle découvre bientôt qu'il aménage une sorte de chambre sans comprendre à quelles fins.

Le seul personnage extérieur qui soit vraiment intéressant est celui de Rachel, qui en plus d'être la maire du village voisin, est psychologue. Elle tente, avec beaucoup de tact, de réinsérer David, de rompre son isolement, de soutenir Jeanne, tout en sentant le malaise grandissant qui s'installe entre eux et le reste du monde. Rachel sert de témoin au spectateur : comme elle, nous devinons que quelque chose cloche, qu'il y a anguille sous roche. Et quand ce mystère est formulé, clairement, on est aussi perturbé qu'elle...

Téchiné use parfois de symboles peu subtils (la neige immaculée des Pyrénées renvoyant à la mémoire vierge de David), mais son histoire est prenante, intense, l'ambiance est pesante, traversée de quelques moments de grâce. Vers la fin, on croit que la tragédie va tout plomber puis le cinéaste se fait sentimental et épargne ses deux héros tout en montrant bien que, désormais, chacun nage de son côté, fuyant une relation toxique mais sans s'abandonner non plus. Le dénouement donnerait presque envie d'une suite pour savoir comment Jeanne et David continuent leur vie avec ce que cela suppose de distance sans briser leur lien.

Encore une fois, Noémie Merlant et Benjamin Voisin sont exceptionnels. On ne peut distinguer leur interprétation, tous deux fournissent un travail remarquable, ne sombrant jamais dans le pathos, le sordide. Audrey Dana est également excellente dans le rôle de Rachel, toute en retenue. André Marcon se sort comme il peut d'un personnage grotesque.

Les Âmes Soeurs, s'il devait être le dernier opus de son auteur, serait une sortie en beauté, digne de sa filmographie sensible et élégante.

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