Le programme de justice restaurative permet à des victimes d'agressions de rencontrer dans une prison des détenus ayant commis des crimes ou délits proches de ceux qu'elles ont subis. Le dispositif est encadré par deux agents bénévoles qui ont pour mission d'établir le dialogue entre les deux parties en présence.
C'est ainsi que Nawelle, qui a été caissière dans un supermarché et victime d'un braquage ; Grégoire, qui a subi un homejacking en présence de sa fille ; et Sabine, à qui on arraché le sac à main en pleine rue, rencontrent Issa, un cambrioleur ; Thomas, un toxicomane qui a escroqué plusieurs personnes ; et Nassim, un braqueur.
D'un autre côté, Chloé apprend que son frère, Benjamin, qui l'a violée de 7 à 13 ans, vient de sortir de prison après avoir purgé sa peine. Soucieuse à l'idée de le croiser en ville, elle se rapproche de Judith pour une médiation afin d'établir quelques règles pour éviter tout incident futur... Toutes ces démarches vont s'étaler sur plusieurs mois où chacun pourra s'expliquer, et peut-être se comprendre.
Jeanne Herry est la fille de Miou-Miou et Julien Clerc et Je verrai toujours vos visages est son troisième long métrage après Elle l'adore (2014) et Pupille (2018). Avec ce opus, elle aborde un sujet méconnu, la justice restaurative qui permet à des victimes d'agressions de rencontrer en prison des détenus ayant commis des méfaits semblables à ceux qu'elles ont subis.
Cette parole recueillie des deux côtés permet, dans le meilleur des cas, pour les prisonniers de réfléchir à leurs actes et pour les victimes de digérer l'expérience dramatique à laquelle elles ont été confrontées. Cela permet aussi pour les victimes qui ne vont pas en prison de se préparer à la libération de leur agresseur et de négocier des mesures d'éloignement.
Les encadrants sont des bénévoles mais ils sont formés pour arbitrer ces dialogues avec l'objectif non pas de compatir mais de faciliter les échanges, de les arbitrer, de jouer les intermédiaires. Les prisons mettent à leur disposition une salle et une sessions dure en moyenne trois heures à raison d'une fois par semaine, pendant plusieurs mois. Les détenus et les victimes s'engagent à être assidus en suivant le programme dans le respect de la partie d'en face.
Dit comme ça, j'ai bien conscience que tout ça ressemble à un film conçu pour une soirée type Dossiers de l'écran. Mais en vérité, le contexte mérite d'être décrit et le sujet est passionnant. Jeanne Herry a écrit le scénario après s'être longuement documenté et rencontré des encadrants. Le résultat est sidérant, à contre-courant des idées reçues, sans angélisme, sans diabolisation non plus, développé avec une rare intelligence et une sensibilité bluffante.
Le film suit deux récits en parallèle : d'un côté, dans une maison d'arrêt, il y a un groupe de parole avec trois détenus et trois victimes - mais les détenus ne sont pas les agresseurs des trois victimes - ; et de l'autre, il y aune jeune femme qui a été abusée sexuellement par son frère quand ils étaient enfants et adolescents et qui vient d'apprendre qu'il sort de prison.
L'ambiance est d'abord extrêmement tendue de part et d'autre. Nawelle est une jeune mère de famille qui travaillait comme caissière dans un supermarché qui a été braqué par un homme qui n'a toujours pas été appréhendé, et depuis elle a quitté son job, sombré dans la dépression, en proie à des crises de panique car elle est convaincue que le voleur pourrait la retrouver pour la tuer (alors qu'elle n'a pas pu l'identifier car il portait une cagoule et des lunettes). Aujourd'hui elle est en colère car elle ne comprend pas : tout ce qu'elle sait, c'est que sa vie a été foutue en l'air et elle ne le supporte pas.
Grégoire veut, lui, avoir des réponses : il a été victime d'un homejacking avec sa fille et durant ce drame, il a cru qu'elle avait été violée et tuée. Il a tout perdu : femme, travail, sommeil. Mais il a pu assister au procès de ses agresseurs sans saisir la raison de leur méfait. Quant à Sabine, c'est une sexagénaire qu'un pilote de scooter a arraché son sac en pleine rue et qui l'a trainée sur plusieurs mètres quand elle a voulu résister avant de la rouer de coups. Depuis, elle ne sort plus de chez elle, et sa vie sociale a été détruite, au point qu'elle n'a pu aller voir sa dernière petite-fille à sa naissance.
En face, Issa a commis plusieurs larcins mais n'assume pas sa responsabilité ; Nassim explique froidement son "métier" de braqueur qui n'a jamais fait de mal à personne (au prétexte qu'il ne s'en est pris qu'à des riches) ; et enfin Thomas, un toxicomane multirécidiviste qui a passé 25 ans derrière les barreaux pour diverses escroqueries lui permettant de s'acheter sa drogue.
Jamais Jeanne Herry ne juge ses personnages : elle expose les faits, les place devant leurs émotions, leurs sentiments, et établit des échanges constructifs au point qu'au fil des réunions, un véritable dialogue s'instaure, où le jugement fait place à la tolérance, et même à l'entraide. Il y a de vrais moments de grâce dans cette pièce, comme quand Sabine se demande si elle va continuer à assister aux sessions, estimant que c'est trop tard pour réparer, que sa vie est finie, et que Issa, Nassim, Thomas, Grégoire et Nawelle la réconfortent. Ou encore quand Issa est dos au mur, lorsqu'il comprend qu'il est coupable mais aussi responsable de ses actes.
De l'autre côté, l'histoire de Chloé est terrible : la scène où elle raconte pour la première fois ce qu'elle a subi enfant de la part de son frère est d'une crudité qui éloigne tout risque de pathos. Le processus qui la conduira à revoir son frère pour une confrontation absolument glaçante et bouleversante est détaillé ave une minutie exceptionnelle et captivante, et le rôle de Judith est essentiel. C'est dans tous les cas un travail de longue haleine, dans lequel chacun doit prendre sa part, s'interroger pour savoir jusqu'où il est prêt à aller, quelles questions poser, quelles réponses il peut encaisser, tout ce que ce dispositif implique, engage.
C'est d'autant plus frappant et intense que la mise en scène est très sobre : Jeanne Herry capte les émotions, même les plus infimes, avec une précision redoutable. Quand elle s'autorise un mouvement d'appareil, c'est toujours pour capter une intention, jamais pour faire une effet. Les visages, mais aussi les mains, en disent autant, si ce n'est plus parfois, que les mots. Il faut voir la tension qui agite les personnages avant chaque réunion, surtout au début : Nawelle a la rage, Grégoire est dans l'expectative, Sabine est perdue, Nassim pense que cette démarche pourrait jouer dans sa libération conditionnelle, Thomas pense qu'il récidivera, Issa veut se repentir mais sans assumer. Chloé a peur et en même temps veut se débarrasser d'un trauma.
Le miracle est rendu possible grâce à des acteurs au sommet de leur art : que Miou-Miou soit déchirante, c'était prévisible, elle a toujours été une actrice d'exception et ça fait plaisir de la revoir dans un aussi bon rôle. Gilles Lellouche est vibrant d'humanité. Leila Bekhti est formidable. Adèle Exarchopoulos est toujours sensationnelle. Elodie Bouchez, Denis Podalydès, Jean-Pierre Darroussin, Suliane Brahim sont merveilleux en encadrants. Fred Testot est absolument stupéfiant dans un contre-emploi, aux côtés de Birane Ba et Dali Benssalah. Et la scène de Raphaël Quenard est à couper le souffle.
C'est un chef d'oeuvre, tout simplement. Renversant, beau, puissant.
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