lundi 7 octobre 2024

LE TEMPS D'AIMER (Katell Quillévéré, 2023)


1945. La France est libérée de l'occupant nazi. Mais Madeleine qui a eu une brève liaison avec un soldat allemand est arrêtée et tondue sur la place publique et reniée par sa famille. Elle met au monde peu après un garçon, fruit de ses amours punies, puis fuit refaire sa vie en Bretagne, là où personne ne la connaît, et donc sa faute. Elle élève seule son fils, Daniel, pendant cinq ans, et travaille comme serveuse dans un restaurant face à l'océan. 


C'est là qu'elle fait la connaissance de François, fils de bonne famille, qui prépare sa thèse en archéologie et qui refuse de reprendre l'affaire familiale. Il a été réformé de l'armée à cause d'une malformation à une jambe consécutive à la polio et n'a donc pas combattu durant la guerre. Madeleine et François tombent amoureux et elle finit par lui avouer son secret. Il s'absente quelques jours pour remonter à Paris puis revient et la demande en mariage.


François adopte Daniel qui se sent rejeté par sa mère sans comprendre pourquoi. Le trio part pour Châteauroux où François veut terminer sa thèse tout en travaillant comme gérant d'un dancing, un établissement où Madeleine a toujours rêvé d'exercer. Les G.I., qui résident dans une base toute proche, constituent le gros de la clientèle et c'est ainsi que le couple rencontre Jimmy, un soldat noir, qui s'éprend de Madeleine. François aussi en tombe amoureux sans que cela ne surprenne sa femme qui a deviné son homosexualité...


Si on s'en tient à la définition, le mélodrame se caractérise par des situations invraisemblables et des personnages manichéens, considéré comme une forme mineure du drame, descendant des spectacles de foire. Aussi inscrire Le Temps d'Aimer dans ce genre est une grossière erreur car s'il est bien question de sentiments exacerbés et de quiproquos lyriques, la film de Katell Quillévéré est bien plus subtil qu'un mélodrame.


Pour s'en convaincre encore davantage, il faut savoir que l'origine de cette histoire prend sa source dans la propre famille de la scénariste-réalisatrice dont la grand-mère a connu la même disgrâce que le personnage de Madeleine, avant de refaire sa vie avec le grand-père de Katell Quillévéré. Tout le reste relève de la fiction, même si elle s'est rendue sur les lieux du drame pour se renseigner sur ce qui s'était passé, puis à Châteauroux pour se documenter sur les bases des G.I.'s après guerre.


L'action du Temps d'aimer s'étend sur quasiment une vingtaine d'années, mais vous ne trouverez jamais une mention concernant les dates. La mesure du temps ici, c'est l'âge des enfants, le fils de Madeleine et de son amant allemand puis de Jeanne, la fille qu'elle aura avec François. Le spectateur n'a dès lors plus besoin d'autres repères pour se situer, il voit défiler l'intrigue avec une fluidité remarquable.


Cela contribue aussi au souffle romanesque du film. Il s'ouvre avec des images d'archives qui secouent durablement, celles où on voit des civils prendre à parti des femmes et les trainer sur la place publique pour les tondre et leur peindre sur le crâne (ou sur leur ventre rond) des croix gammées, comme autant de signes d'infamie.

Personnellement, ces archives m'ont toujours révulsé : avoir couché avec l'occupant ne faisait pas de ces femmes des collaboratrices automatiques, encore moins des personnes à qui on devait faire payer leur liaison avec un châtiment aussi dégradant. Mais à la fin de la seconde guerre mondiale, le roman national voulut que la France avait officiellement résisté comme un seul homme à l'occupant, il fallait donc punir ceux qui avaient franchement ou supposément frayé avec l'ennemi.

Le cinéma a rarement abordé ce passé là avec une telle franchise et il faudra des années pour qu'un examen de conscience soit opéré, grâce au documentaire de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, en 1969. Le Temps d'aimer s'arrête avant et montre aussi la France des années 50 avec les bases militaires américaines, l'homosexualité considérée comme une maladie mentale et passible de prison : sans cesse le film navigue entre eaux troubles et éclaircies éphémères.

Si le sort de Madeleine est connue dès le début, le secret de François est suggéré jusqu'à une scène de sexe à trois avec le soldat noir Jimmy qui fait l'amour à Madeleine avant d'être rejoint au lit par François qui croit que le G.I. le désire aussi. C'est un malentendu poignant et ce n'est pas le seul. Car l'histoire de ce couple uni par la honte d'être ce que chacun est ou a été, est surtout traversé par le malheur d'un enfant.

Daniel, le fils de Madeleine et du militaire allemand, sent dès l'enfance que sa mère ne l'aime pas : elle voit en lui ce qui l'a brisée, mise au ban de la société, éloignée des siens. Elle se comporte durement avec lui, même si elle ne le rejette pas non plus. A plusieurs reprises, l'enfant s'enfuit, jamais bien loin, mais parce qu'il éprouve le sentiment d'être de trop. A chaque fois, sa mère le rattrape et le gronde, refusant qu'il cause à nouveau son malheur.

Quand Madeleine aura une fille de François, même si Daniel aime sincèrement sa demi-soeur Jeanne, il ne peut s'empêcher de la voir comme la préférée du couple, celle qui a un père alors qu'à lui, on a raconté que le sien était mort au champ de bataille, sans qu'on ait retrouvé son corps. C'est peut-être vrai d'ailleurs, mais le film ne veut pas en dire plus, non pas pour frustrer le spectateur mais pour qu'il partage le déchirement de Daniel.

La dernière partie est bouleversante. Les "turpitudes" de François lui coûteront très cher, mais moins que la manière dont il s'en délivre. Daniel se réconciliera tardivement avec sa mère, via une lettre à la fois très formelle et touchante. Et Jeanne décidera de suivre symboliquement son père en lisant, lentement pour que ça lui dure toute sa vie, tous les livres de son imposante bibliothèque. Ces idées narratives sont brillantes et cinématographiquement superbement mises en scène.

Enfin, les acteurs sont tous magistraux. Hélios Karyo et Paul Beaurepaire incarnent Daniel enfant et adolescent avec une justesse remarquable, tout comme la petite Margot Ringard Oldra dans le rôle de Jeanne. Morgan Bailey joue avec un magnétisme troublant Jimmy. Mais surtout on a droit à deux prestations extraordinaires de Vincent Lacoste, complètement débarrassé de son personnage de glandeur agaçant dans une composition d'une sensibilité douloureuse, et d'Anaïs Demoustier, magnifique de dignité dans ce rôle de femme-épouse-mère. Tous deux réussissent en outre l'exploit de faire croire à la maturité progressive de leurs personnages sans recourir à des artifices ringards comme des maquillages ou des prothèses ou des perruques : c'est proprement vertigineux.

Le Temps d'aimer est une ode à la résilience pour son héroïne et un chemin de croix pour s'assumer pour son héros. On n'oubliera pas de sitôt Madeleine et François.

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