samedi 31 août 2024

ZATANNA : BRING DOWN THE HOUSE #3 (Mariko Tamaki / Javier Rodriguez)


A peine Zatanna a-t-elle renvoyée chez elle qu'elle trouve une nouvelle visiteuse qui lui assène un coup de tête ! La voilà prise à parti par l'Ordre des Lapins pour mésusage de la magie. Zatanna s'enfuit et appelle un ami à l'aide. Mais l'émissaire de l'Ordre des Lapins n'en a pas fini avec elle...


Je crois que, arrivé à ce stade de l'histoire (soit exactement au centre, deux épisodes déjà parus, deux encore à paraître), on peut dire avec certitude que ceux qui lisent Zatanna : Bring Down the House l'aimeront ou la détesteront pour les mêmes raisons.
 

Ce troisième numéro joue la carte de la fantaisie à fond : rien n'est sérieux, mais tout est dramatique. Donc, à partir de là, sachant cela, soit vous adhérez à ce mélange des genres, cette espèce de dramedy (comme disent les anglo-saxons), soit vous restez en dehors et mieux vaut alors vous arrêter plutôt que vous énerver plus longtemps.


Mariko Tamaki, la scénariste, a pris le parti de revenir, une fois de plus, sur les origines de Zatanna et le traumatisme fondateur de son passé, la mort de son père Giovanni, qu'elle croit avoir provoquée. On peut avancer, sans trop se mouiller, que ce récit s'intègre donc à la continuité bien qu'il soit publié sous le DC Black Label. Et il l'ambition de boucler ce dossier.


Mais l'intention d'un auteur ne suffit pas toujours, encore faudra-t-il qu'à l'avenir les autres en tiennent compte. Un précédent me revient en mémoire : dans son excellent run sur Moon Knight, Jeff Lemire ambitionnait de clore le dossier Khonshu, cette entité égyptienne qui avait ramené à la vie Marc Spector pour en faire son poing armé. La manière dont Lemire s'y prenait était d'une intelligence remarquable et l'exécution sans failles. Mais ça n'a pas empêché ceux qui ont pris sa suite d'ignorer ce qu'il avait établi et aujourd'hui Khonshu est à nouveau aux premières loges.

Toutefois, Mariko Tamaki a des chances que sa résolution survive à sa mini-série dans la mesure où Zatanna n'a pas la même exposition que Moon Knight (que Marvel ne veut plus remiser au grenier depuis sa série, navrante, sur Disney +).

Revenons un instant sur le ton de la série : il s'y raconte des choses graves - la mort du père, la culpabilité de la fille, deux ordres magiques qui se disputent le droit de sanctionner celle-ci - mais l'originalité du scénario tient à ce que tout ça soit exposé et développé sans pathos. C'est casse-gueule et donc certains n'y trouveront pas leur compte, ou s'ennuieront (parce que cette forme d'humour ne les touchera pas). Les autres apprécieront au contraire que Tamaki aborde l'affaire avec une distanciation bienvenue.

Je fais partie de ceux qui apprécient parce que j'ai toujours estimé que Zatanna ne gagnait rien à être abordée sous l'angle de la tragédie. Il y a chez ce personnage un décalage évident : à quelques exceptions près (peu heureuses, selon moi), elle n'a jamais eu l'apparence d'une super-héroïne et ne se voit pas ainsi d'ailleurs. Elle a un métier qui lui permet de concilier ce qu'il y a de plus naturel chez elle (se produire sur scène pour des tours de prestidigitation) et d'avoir quand même du temps pour s'occuper de mystères occultes importants (au sein de diverses formations de la Justice League).

Mais lorsqu'on voit Zatanna, on ne pense pas qu'il s'agit d'une super-héroïne : c'est une magicienne avec un costume de saltimbanque, un haut de forme, des bas résille, des talons hauts, etc. Elle ne porte pas de masque, ni de surnom. C'est ce qui nous la rend proche et aimable. Je ne connais pas un lecteur de comics qui trouve Zatanna antipathique. Donc, compte tenu de tous ces éléments, aborder son histoire sans gravité excessive est la bonne solution parce que, sinon, on s'embourbe dans les clichés super-héroïques qui ne lui vont pas.

Néanmoins, et c'est tout le mérite de Tamaki, il ne s'agit pas d'éluder ce qu'il y a de tragique avec Zatanna. Mais grâce, notamment, au dessin et aux couleurs franchement psychédéliques de Javier Rodriguez, à son découpage toujours aussi inventif et fluide à la fois, on se rend compte de l'aspect zinzin de tout ce qui entoure une magicienne, y compris quand celle-ci refuse d'être considérée comme tel.

Qu'elle comparaisse devant un ordre austère ou un autre franchement plus délirant (comme ici avec les lapins), Rodriguez met l'accent sur le sérieux avec lequel Zatanna apprécie la situation tout en montrant au lecteur le côté le plus farfelu de tout ça. Et cette cohérence entre ce qui est dit et vu sert admirablement l'histoire mais aussi l'univers du personnage. Zatanna, c'est la fille qui est sans cesse dépassé par ce qu'elle affronte et peut pourtant juguler. Alors la montrer être jugée par des magiciens sévères ou complètement grotesques souligne ce décalage savoureux : le ciel lui tombe sur la tête, mais le lecteur, bien que compatissant, est ravi de ces aventures absurdes.

A la fin de cet épisode, une figure familière de Zatanna entre dans la partie et va sûrement pimenter encore la suite des événements. Mariko Tamaki s'amuse, nous amuse, Javier Rodriguez nous épate, et cette série nous régale.

vendredi 30 août 2024

THE NICE HOUSE BY THE SEA #2 (James Tynion IV / Alvaro Martinez Bueno)


Les habitants de la maison au bord du lac connaissent-ils l'existence de la maison au bord de la mer et ses habitants ? Et si oui, depuis quand ? Et comment ? Dans quelles circonstances peut avoir lieu leur rencontre ?


Depuis peu, Netflix a récupéré les droits de diffusion de la série Lost : Les Disparus. Il se trouve que cette saga a commencé il y a tout juste 20 ans (ça ne nous rajeunit pas...), soit quasiment une génération. Et justement ceux qui n'étaient pas nés il y a vingt ans ou n'étaient pas assez âgés pour suivre Lost redécouvrent désormais la création de Damon Lindelof et Carlton Cuse, lui assurant un nouveau succès sur la plateforme de streaming.


Quel rapport avec The Nice House by the Sea ? Hé bien, si vous avez déjà vu Lost, il y a 20 ans ou récemment, vous savez que lors de la deuxième saison, on découvre que l'île compte déjà des occupants, présents avant les rescapés du crash de l'avion. Et quand on a su ça, on s'est tous posé la question de savoir comment aller se passer la cohabitation mais aussi ce que savaient de l'île les précédents arrivés par rapport aux nouveaux. 


Oui, mais quel rapport avec The Nice House by the Sea ? Hé bien, ce deuxième épisode reprend exactement l'idée de la saison 2 de Lost. Attention (petit) spoiler : trois habitants de la maison au bord du lac (The Nice House on the Lake) vont découvrir l'existence de la maison près de la mer (The Nice House by the Sea). Comment ?
 

Je n'irai pas plus loin dans les révélations mais la dernière page de cet épisode est tout simplement diabolique. Juste avant ça, on renoue donc avec les protagonistes de la précédente série. Ryan Cane, Norah jacobs, Reginald Madison et les autres sont dans leur prison de luxe depuis 765ème jour. Nous sommes le lundi 18 Juillet 2024. Et les choses ont quelque peu changé depuis la "mort" de Walter...

Le mois dernier, dans la maison près de la mer, on voyait que les résidents avaient accès à la salle des machines et, entre autres choses, pouvaient conditionner la météo. C'est aussi le cas des occupants de la maison près du lac. Et cette donnée va provoquer un changement majeur dans le récit.... James Tynion IV a recours à une sorte d'effet miroir (mais un miroir déformant) et le lecteur retrouve avec curiosité, pendant tout un épisode, les personnages qu'ils avaient laissés il y a deux ans.

L'autre élément qu'il faut suivre avec attention, c'est que Reginald trouve devant la maison une caisse, un nouveau colis comme ceux que lui et les autres reçoivent régulièrement en passant commande. Sauf que cette fois, il ne s'agit pas d'un accessoire, mais d'un être vivant : un chien. Tout le monde soupçonne immédiatement David Daye (le comédien) mais il nie farouchement. La chose trouble considérablement le groupe dont une partie se demande si ce toutou compte pour une personne supplémentaire, un onzième résident, donc une anomalie dans la configuration que leur avait expliqués Walter.

Avant que Ryan Cane (l'artiste) et Rick MacEwan (le pianiste) ne découvre ce nouvel arrivant, on les trouve se recueillant sur les tombes de Walter et Naya Radia (la docteur et défunte copine de Rick, morte dans des circonstances particulièrement terribles dans la première série). Tynion IV unit les destins de Ryan et Rick par le souvenir de Naya qui était une des rares à apprécier Ryan et la seule victime de Walter et ses secrets. On constate aussi que le temps passant, un travail de deuil a été entamé par Rick, qui n'en veut plus à Walter et veille à son tour sur Ryan avec compassion.

A partir de ces scènes, a priori anodines, Tynion IV réussit magistralement à synthétiser tout ce qui s'est passé et qu'on n'a pas vu depuis la fin de sa précédente série. On mesure aussi à quel point ces personnages sont dissemblables de ceux de la série actuelle, composant avec leur situation sans l'avoir acceptée parce que leur hôte n'a pas du tout eu le même comportement avec eux que Max avec ses invités de la maison près de la mer (Walter a manipulé tout le monde, Max a choisi de tout partager).

Ce n'est pas un hasard si l'épisode se boucle sur les trois personnages les plus importants : Ryan (l'outsider), Norah (la plus proche de Walter) et Reginald (celui qui a aidé Walter à monter son piège). Et on piaffe déjà d'impatience de savoir ce qui va se passer le mois prochain, quelles vont être les répercussions de la rencontre des deux maisons, comment le scénario va exploiter cela, développer les conséquences... Ce qui est désormais certain, c'est que Tynion IV ne va pas se contenter de décliner ce qui a fait le succès de The Nice House on the Lake mais qu'il a un plan pour jouer avec ces maisons - et qui sait s'il n'en existe pas au moins une troisième - The Nice House in the mountains ? - pour une troisième série).

Alvaro Martinez Bueno semble avoir voulu marquer une différence graphique pour traiter ce chapitre. Avec la coloriste Jordie Bellaire, il a adopté un style plus brut, en tout cas pour représenter les personnages, souvent dessinés à gros traits, dans des lumières vives et des ombres marquées, avec de forts contrastes.

Les habits que chacun porte sont presque criards (comme le survêtement mauve de Ryan), les visages ont quelque chose de grossier. Ce n'est pas un reproche, mais c'est frappant de constater à quel point c'est moins élégant, moins beau que le premier épisode. Lorsque j'avais relu The Nice House on the Lake, j'avais été encore plus étonné par cette rudesse et je la retrouve ici. Martinez Bueno n'utilise plus d'encreur depuis qu'il travaille sur ces séries et donne donc plus d'espace à la colorisation, pour laquelle Bellaire emploie une palette audacieuse. Donc, il est normal de trouver le trait plus épais, avec un stylisation plus poussée, radicale. Mais on franchit un palier ici.

A voir donc si l'artiste va rester dans cette démarche le mois prochain, où l'action va reprendre dans l'environnement de la maison près de la mer, ou si c'était un parti-pris ponctuel pour rappeler The Nice House on the Lake. Mais Martinez Bueno s'est réinventé de manière telle en travaillant sur ces titres qu'il est désormais loin le dessinateur de Justice League Dark.

Quoiqu'il en soit, The Nice House by the Sea est une expérience passionnante et référencée (Lost, donc, saison 2). Impossible de ne pas être accroché, aussi bien par la puissance visuelle qui s'en dégage que par la maîtrise narrative à l'oeuvre.

jeudi 29 août 2024

X-FORCE #2 (Geoffrey Thorne / Marcus To)


Nouvelle mission pour la X-Force : Forge a détecté une catastrophe à venir au Wakanda. Mais on n'entre pas comme ça dans l'espace aérien de ce royaume africain. Et très vite, l'équipe est disloquée, entre ceux qui sont sous l'emprise magique d'un prétendant au titre de Black Panther et ceux qui tentent de trouver la parade...


Je ne dirai pas que c'est la douche froide après un premier épisode qui m'avait emballé, mais il faut bien admettre que ce deuxième numéro de X-Force est plus faible et truffé d'incohérences. Souhaitons que ce ne soit qu'un faux pas ponctuel et que Geoffrey Thorne se reprendra vite.
 

Commençons positivement en relevant les bons points : comme le précédent chapitre, c'est une histoire avec un début, un milieu et une fin. C'est une façon de procéder très casse-gueule comme je le disais déjà la dernière fois car il faut que le scénariste trouve une bonne idée à chaque fois et sache la résoudre efficacement mais surtout intelligemment.


Deuxième bon point : Deadpool n'est pas là. Promesse tenue donc : il n'a été que l'invité du premier épisode. A sa place, l'équipe a intégré Surge, une jeune mutante aux pouvoirs électro-magnétiques, qui a une occasion de briller ici mais qu'il faudra développer dans l'avenir. Toutefois l'accent est surtout mis sur le duo Sage (toujours dans le rôle de la narratrice) - Forge (dans un rôle finalement proche de Batman, avec toujours un coup d'avance).


Maintenant, on va passer à ce qui fonctionne moins bien, voire pas du tout. Toutefois, avant d'aller plus loin, je tiens à dire que je garde ma confiance à ce titre et ses auteurs. J'aime bien cette version de X-Force, ses membres, la construction de la série. D'une certaine manière, j'y trouve ce que je cherche après l'ère Krakoa : quelque chose qui ne cherche pas à tirer le bilan de ce qui a précédé mais en tient compte et avance. 

Il y a aussi le fait qu'on est avec des personnages qui ne sont pas des vedettes de la communauté mutante, ni d'obscurs inconnus : plutôt des héros intermédiaires que le fait d'être en groupe permet d'exister et qui, en prime, ne sont pas impliqués dans des missions clandestines où ils jouent des rôles d'assassins mais plutôt d'individus chargés d'anticiper les problèmes, d'être proactifs..

N'empêche, tout n'est pas au point dans cet épisode, à commencer par le méchant, Nketi, qui n'a aucun charisme et manque singulièrement d'épaisseur, d'envergure. C'est l'écueil dans ce genre d'exercice : si le scénariste choisit de s'appuyer su un ennemi de circonstance, il lui faut en créer un qui impressionne immédiatement sans quoi le lecteur se demande comment les héros peuvent être si facilement mis en difficulté.

Geoffrey Thorne ne semble pas vouloir utiliser des vilains connus (du moins pour l'instant), donc ce sera à chaque fois un test. Mais je pense qu'il ne pourra pas en faire l'économie indéfiniment, à moins d'être plus inspiré pour sa galerie de méchants. Sa X-Force devrait quand même se préoccuper de dangers potentiels encore existants pour les mutants (et les humains) avant d'être confrontée à des crapules de seconde zone. Tiens, une idée : Forge devrait s'inquiéter du Dr. Fatalis (qui a désormais lui aussi des mutants à ses ordres en Latvérie)...

Ensuite, et c'est le gros point noir de ce numéro, il faut que Thorne veille à être plus cohérent : quand l'ennemi du mois réussit à asservir deux télépathes comme Askani (Rachel Summers) et Captain Britain (Betsy Braddock), on ne peut pas faire croire au lecteur que Sage et Forge puissent ne pas être appréhendés rapidement. Or ici ils réussissent à passer les 3/4 de l'épisode à ne jamais être stoppés par leurs deux collègues qui peuvent les pister mentalement ou les bloquer d'une seule pensée !

Malgré tout, la série peut compter sur le talent de Marcus To au dessin. Un très bon artiste ne sauvera jamais un mauvais scénario, mais il aide à faire passer la pilule par la fluidité de sa narration et To est ce genre de dessinateur qui prend le lecteur par la main et lui permet de ne pas fermer le fascicule avant la fin. Pour lui aussi, Thorne doit être meilleur car il dispose d'un partenaire impeccable, qui a une technique imparable. Lorsqu'un éditeur vous donne Marcus To, vous avez le devoir de lui écrire de bonnes histoires parce que, lui, vous la dessinera sans faillir.

Le mois prochain, X-Force part au Cambodge et la situation a déjà dégénère là-bas. Un bon moyen pour nos héros de prouver qu'ils sont l'équipe adéquate - et Geoffrey Thorne l'auteur à la hauteur...

dimanche 25 août 2024

BLACKHAND & IRONHEAD (David Lopez)


Alexia Ros est la fille de Carlos Ros alias IronHead, un des plus grands super-héros, qui est désormais retiré. Après un massacre survenu lors d'une bataille contre des super-vilains, il a créé la Fondation Lesseps qui permet aux super-héros, désormais sur la touche après la victoire de leur camp, de se battre pour des shows télévisés. L'endroit sert aussi de musée où sont entreposés des armes, véhicules et tenues ayant appartenu aux justiciers et à leurs ennemis.


Mais si Alexia rêve de prendre le relais de IronHead, son père a d'autres projets pour elle : il veut qu'elle devienne l'administratrice de la Fondation Lesseps. Alors qu'il remplit les papiers à cette fin, la télé retransmet le combat qui oppose Titan, l'ancien partenaire d'IronHead, à la dernière des méchantes, Dakini Klesha. Carlos est alors victime d'une crise cardiaque.


Des funérailles en grandes pompes sont organisées en sa mémoire. Mais la cérémonie va être troublée par l'intervention d'une jeune femme, Amy Camus, qui affirme que IronHead était son père et les a abandonnées, elle et sa mère. Elle se réjouit que Carlos soit mort et réclame son héritage. Et ce n'est que le début des emmerdes pour Alexia...


David Lopez est un dessinateur de comics qui a travaillé aussi bien pour DC (Catwoman quand la série été écrite par Will Pfeifer) que Marvel (Captain Marvel, lors du run de Kelly Sue DeConnick - qui singe une préface très louangeuse). Issu de la vague espagnole, c'est un artiste apprécié mais qui n'a jamais véritablement eu la reconnaissance qu'il mérite, malgré son talent et le fait que les scénaristes avec qui il a collaborait ont loué son travail.


Bonne nouvelle : DeConnick et Lopez vont à nouveau faire équipe dès le mois de Novembre pour une mini-série en huit numéros chez Dark Horse, FML, et j'ai hâte de lire ça. Mais revenons à BlackHand & IronHead, le projet le plus personnel de Lopez qui a eu une histoire éditoriale spéciale. En effet, si l'album a été traduit en France chez Urban Comics (dans leur collection Urban Strips), aucune version physique n'existe aux Etats-Unis.


Initialement, en effet, cette mini-série était un webcomic paru sur la plateforme PanelSyndicate créé par Brian K. Vaughan et Marcos Martin quand ils ont produit The Private Eye (également dispo chez Urban dans la même collection). Le concept était simple : sortir des formats traditionnels (avec des BD au format "à l'italienne", du moins au début), sans deadlines, et pour lesquels le lecteur payait ce qu'il souhaitait (y compris que dalle pour les plus radins ou les moins respectueux du travail fourni).

Le succès de The Private Eye, puis de Barrier (par les mêmes auteurs), a motivé David Lopez à se lancer dans l'aventure avec cette histoire qu'il murissait depuis longtemps. En surface, on reste dans le domaine super-héroïque puisque IronHead est le pseudo d'un ancien justicier qui a réussi à fédérer des surhommes dans sa Ligue de Combat pour mettre fin au super-banditisme. L'objectif a été rempli puisqu'il n'existe plus de super-vilain en activité et le seul super-héros qui veille au grain est Titan, une sorte de Superman dans cet univers.

Que faire quand il n'y a plus personne à combattre et à mettre derrière les barreaux ? Créer une fondation pour que les anciens super-héros se défoulent dans des affrontements télévisés, entreposer les armes et véhicules du passé glorieux, et financer des projets caritatifs. C'est ce qui attend Alexia, la fille de IronHead, qui pourtant rêvait de reprendre le flambeau. Mais lorsque Titan doit stopper la dernière super-vilaine en liberté, le père d'Alexia a une crise cardiaque et, lors de ses obsèques, une inconnue vient prétendre qu'elle est sa fille en se réjouissant de sa mort mais en réclamant sa part d'héritage !

Ce que je viens de raconter, c'est seulement le premier épisode (sur les cinq que compte la série). Et partant de là, David Lopez nous entraîne dans une intrigue qui sort des sentiers battus : certes il y a de l'action, des super-pouvoirs (Alexia est super-forte, Amy sa demi-soeur a des capacités psioniques), mais ne vous attendez pas à de la bagarre non-stop, même si les deux filles ont beaucoup de mal à s'entendre et à accepter leur histoire.

Non, tout l'intérêt de BlackHand & IronHead réside dans l'exploration du thème de la filiation. Vous connaissez la chanson qui dit : "on ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille" (Né quelque part, de Maxime Le Forestier). Elle va comme un gant à ce récit où Alexia va découvrir que son papa n'était pas le héros qu'elle croit, et où Amy n'est pas juste une fille illégitime. Et ce qu'elles vont traverser, ensemble, bon gré mal gré, va leur apprendre à mieux se connaître l'une l'autre mais aussi elle-même.

Amy dissimule derrière son insolence des blessures jamais cicatrisées, Alexia doit composer avec la légende à laquelle on lui a fait croire. Dans les deux cas, on a attendu d'elles quelque chose de précis (pour Alexia d'accepter une tâche qu'elle ne désirait pas, pour Amy de rester dans l'ombre). Elles n'ont pas tué le père, au sens freudien du terme, mais la mort de leur père et ce à quoi elles sont confrontées suite à cela les oblige à collaborer, à grandir, à mûrir. La fin, sans vous la dévoiler, a ce goût amer qui la rend plus sensible et profonde qu'un simple divertissement - et d'ailleurs David Lopez a depuis achevé un second volume de BlackHand & IronHead qu'Urban serait adorable de traduire (même si ce tome 1 est présenté comme un "récit complet" et qu'il n'a pas dû beaucoup se vendre).

Le scénario réserve donc bien des surprises, à commencer par sa fluidité, son rythme et son intelligence. C'est quelque chose qui s'inscrit dans le mouvement de comics tels que Black Hammer ou Minor Treats, avec des réinterprétations de figures connues, même si Lopez n'utilise que ces motifs de façon périphérique et privilégie ses deux héroïnes originales, elles.

Ensuite, le format "à l'italienne" (c'est-à-dire tout en largeur) ne présente aucune difficulté pour ce dessinateur pourtant rompu aux pages traditionnelles. Il découpe majoritairement l'action en deux bandes mais le nombre de cases varie énormément. Parfois il réussit à intégrer trois bandes, parfois encore il se donne de l'air et produit une pleine page (mais jamais de doubles pages). C'est très simple à lire, très dynamique, et le trait rond, expressif de Lopez participe beaucoup au plaisir qu'on retire du livre.

Enfin, l'album se conclut par une section bonus bien garnie : on y trouve d'abondantes recherches graphiques pour les personnages (l'occasion de découvrir toute l'évolution qu'ont connu les héroïnes dans leur représentations, surtout Amy), des tests de couleurs (avant que Nayoung Kim ne se charge des planches), le soin apporté aux looks des personnages. Si, comme moi, vous raffolez des coulisses, ce sont des documents passionnants.

Bref, donnez sa chance à cet album, il vous plaira sans problème, et cela donnera peut-être de la motivation à Urban Comics pour proposer le volume 2.

samedi 24 août 2024

EPITAPHS FROM THE ABYSS #2 (Matt Kindt & Klaus Janson / Tyler Crook / Jason Aaron & Jorge Fornes)


- Pattern Recognition (Matt Kindt / Klaus Janson) - Matthew, membre du gang de Johnny, tombe sur un homme qui réussit à lui flanquer une raclée, mais en chutant un clou vient lui transpercer sa tempe droite. Opéré, il survit miraculeusement mais revient sur le terrain, obsédé par une nouvelle mission...


- Gray Green Memories (Tyler Crook) - Un virus a transformé les humains en zombies. L'un d'entre eux est une femme qui erre dans les allées d'un supermarché en cherchant à se rappeler ce qu'elle vient y chercher. Soudain, sa réflexion est interrompue par une mère et sa fille contre lesquelles elle bondit...


- Sounds & Haptics (Jason Aaron / Jorge Fornes) - Rex Maxwell conduit en répondant à un message qu'il reçoit sur son téléphone portable. Cette faute d'inattention cause la collision de sa voiture avec celle transportant une famille. Seuls lui et une rescapée de l'autre véhicule survivent...


Ce deuxième numéro de Epitaphs from the Abyss vient confirmer la direction purement horrifique de cette anthologie. Il est aussi moins garni avec trois épisodes au lieu de quatre et une pagination de 30 pages.

Le premier segment est issu de l'imagination sans limites de Matt Kindt et raconte l'histoire d'un voyou violent qui a le malheur de s'en prendre à plus fort que lui. Hospitalisé, il survit à une grave blessure mais il est encore plus fou qu'avant car il devient convaincu que son leader doit subir le même sort que lui pour que son message passe...

Kindt réussit à nous surprendre avec une fin abominable alors que jusque-là on ignorait où il voulait en venir. Son histoire détourne l'expression "tomber sur un os" par un "tomber sur un clou" (ce qui avait déjà inspiré JLA : Le Clou d'Alan Davis dans un tout autre registre) et le traitement a quelque chose d'aussi expéditif que réjouissant. On peut même y lire une réflexion sur le pouvoir des leaders, quels qu'il soient, et l'endoctrinement de leurs fidèles jusqu'au délire.

C'est le vétéran Klaus Janson qui se charge des dessins et comme je n'ai jamais été fan de son travail à ce poste, je ne peux pas dire que j'ai été davantage séduit ici. Les compositions sont souvent maladroites, les personnages saisis dans des positions improbables. C'est quand il va au plus simple que Janson est encore le plus supportable (il suffit de comparer les dernières pages, excellentes, avec les premières, médiocres).

Ensuite Tyler Crook, lui aussi un auteur très prolifique, se frotte aux zombies avec une approche plus mélancolique que purement effrayante. Rythmé par le monologue intérieur d'une femme devenue morte-vivante, le récit interroge la mémoire de façon poignante. Tant et si bien qu'en vérité cela aurait pu être raconté sans avoir recours aux zombies, même si évidemment je comprends que ce cliché serve l'aspect horrifique du projet.

On a droit véritablement qu'à une scène vraiment sanglante et violente qui démontre l'absurdité du monde dans lequel se situe l'action. Crook se révèle aussi bon conteur que dessinateur, ce qui est tout sauf une surprise. Ne lui reste qu'à revenir jouer dans ce domaine avec une idée un peu plus originale.

Mais la vraie pépite de ce numéro, c'est son troisième chapitre, réalisé par l'équipe artistique la plus prestigieuse du lot. Jason Aaron part d'une situation digne d'une publicité pour la prévention routière (un jeune homme est distrait par son portable et provoque un terrible accident) mais la développe d'une manière extraordinaire. Le supplice de Rex Maxwell est absolument terrible, d'une cruauté à la (dé)mesure de son imprudence. Croyez-moi : après avoir lu ça, vous réfléchirez à deux fois avant de préférer répondre à un texto plutôt qu'à regarder qui arrive en face de vous...

Jorge Fornes s'empare de ce script génial en l'illustrant comme à son habitude avec simplicité et intelligence. Son découpage est redoutablement précis, avec des cases noires qui ponctuent le récit d'une efficacité remarquable. Le fait que l'artiste n'ait pas besoin d'en rajouter augmente notre effroi et la détresse du héros face au survivant de l'accident.

C'est malaisant au possible mais aussi curieusement jubilatoire. Le retour de EC Comics par Oni Press est décidément une grande réussite pour laquelle ce petit éditeur, revenu de loin, a su se donner les moyens de son ambition.

vendredi 23 août 2024

ULTIMATE SPIDER-MAN #8 (Jonathan Hickman / Marco Checchetto)


Harry Osborn/le Bouffon Vert et Peter Parker/Spider-Man reçoivent la visite de Tony Stark/Iron Lad. Plus tard, Peter est accompagné par son oncle Ben et J. Jonah Jameson dans une boulangerie pour prendre le cadeau d'anniversaire de son fils Richard. Cependant, Wilson Fisk reçoit les hommes qu'il a décidés d'employer pour se débarrasser de Spider-Man et du Bouffon Vert...


Cette semaine, Jonathan Hickman est doublement dans l'actualité des sorties puisque Marvel publie le premier épisode de sa mini-série Wolverine : Revenge et le huitième de Ultimate Spider-Man. Et le moins qu'on puisse dire est que les réactions ont été très contrastées : Wolverine s'est globalement fait démolir tandis que Spider-Man continue de recevoir des louanges.


Je ne me prononcerai pas sur Wolverine : Revenge - après avoir hésité à l'acquérir, j'ai décidé de zapper car je n'ai jamais été vraiment passionné par les aventures en solo du griffu (hormis ses tout débuts avec Claremont/Buscema puis Hama/Silvestri, mais ça remonte loin). A vrai dire, je n'ai pas compris pourquoi Hickman s'était engagé là-dedans, pas plus que pour sa prochaine mini Avengers vs Aliens.


Mais cela témoigne de la position particulière qui est la sienne chez Marvel : l'éditeur considère le nom de Hickman comme un argument de vente, quelqu'un qui va immanquablement attirer le lecteur (et en plus pour Wolverine : Revenge, il est associé à Greg Capullo, de retour chez Marvel, tandis qu'il retrouvera Esad Ribic pour Avengers vs Aliens). Et non content de lui confier le griffu, les Aliens, c'est aussi lui qui donc écrit Spider-Man dans sa version Ultimate dont il a relancé l'univers.
 

Et là, je crois qu'une partie des compliments qu'il reçoit sur cette dernière série provient aussi du fait que le titre classique Amazing Spider-Man connaît depuis plusieurs années maintenant des runs médiocres (même si le personnage conserve sa popularité intacte, à l'instar de Batman qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse et visiblement les fans du tisseur achètent quelque soit la qualité du produit).

Voilà pour ce qui forme en quelque sorte la périphérie de l'affaire. Maintenant, venons-en au coeur de la série. Cet épisode est clairement un chapitre de transition avant les grandes manoeuvres : le dernier tiers est entièrement consacré à la présentation des sbires que Wilson Fisk a réuni pour éliminer Spider-Man et le Bouffon Vert. Est-ce que je spoile quoi que ce soit en vous disant qu'il s'agit des Sinister Six de cet univers ? Je ne crois pas - même si pour l'instant ils ne sont que cinq (à moins que le Caïd ne soit le n°6 ?).

A l'exact opposé, on a une séquence qui reprend directement où on en était resté le mois dernier, avec l'apparition impromptue de Iron Lad dans les locaux d'Oscorp alors que le Bouffon Vert et Spider-Man s'entraînaient l'un contre l'autre. C'est un moment intéressant où Tony Stark révèle que Spider-Man figure tout en haut d'une liste que le Créateur a tout fait pour empêcher la naissance (ce qui provoque la jalousie de Harry Osborn). Mais Hickman nous frustre en abrégeant cette scène en forme de "on se reverra plus tard"...

Je passe sur ce qui se déroule entre ceci et avec Fisk car je dois bien avouer que l'anniversaire de Richard Parker ne m'a pas emballé. C'est vraiment le ventre mou de l'épisode. Un épisode qui aurait sans doute gagné à être simplement confié à David Messina, plus à l'aise dans ce répertoire, d'autant que que dernier s'occupera des #10 et 11 (dans lequel on assistera à la première apparition de Black Cat et j'aurais adoré que Checchetto s'en charge).

Marco Checchetto fait néanmoins de l'excellent boulot comme d'habitude. C'est simplement que, quand on l'a à sa disposition, je trouve préférable qu'il soit utilisé pour les épisodes les plus spectaculaires, où son sens de la mise en scène pour l'action est incomparable. Là, il n'a rien pour le mettre particulièrement en valeur et je parierai que ce genre de numéro ne l'excite pas des masses (même si les pages de présentation de chaque Sinister Six sont un régal, avec quelques designs vraiment superbes).

Non, ce qui fait le prix de cet épisode, c'est justement la conscientisation du temps. Tout à coup, pour la première fois de manière forte, je l'ai intégrée. L'épisode sort en Août et l'action se passe en Août. Je l'avais déjà mentionné, mais chaque épisode se déroule sur un mois à chaque fois : huit numéros, huit mois écoulés pour nous mais aussi pour les personnages. Peter le fait d'ailleurs remarquer à Mary Jane : "Peux-tu imaginer que nos enfants vont avoir un an de plus ?" et elle répond : "Non. Je ne peux pas. Parce que ça signifie que j'ai un an de plus... Et toi aussi !".

Donc, qu'est-ce que ça veut dire, concrètement ? Que dans l'univers Ultimate façonné par Hickman, les personnages ne sont pas seulement plus vieux en général que leurs semblables dans l'univers classique Marvel. C'est qu'ils vieillissent. Et donc ils sont mortels. C'est fascinant de lire un comic-book où le temps est concret, défile, s'écoule vraiment. C'est comme un tabou qui saute : dans l'univers classique (aussi bien chez Marvel que chez DC d'ailleurs), les héros sont en somme éternels, leurs histoires sont publiés depuis 80 ans mais ils n'ont pas vieilli. Ils sont certes parfois morts, mais ils ont ressuscité surtout, donc ça ne compte pas. Bruce Wayne comme Peter Parker sont toujours quasiment les mêmes, ils n'ont pas vieilli ou sin peu, sans cheveux blancs.

Ce n'est pas le cas ici et en fait c'est là depuis le début du projet de Hickman : on sait que le Créateur sera libre un an après les événements de Ultimate Invasion et retrouvera ses alliés pour mener une riposte contre ceux qui l'ont piégé. Et tous les personnages, héros ou vilains, auront pris un an d'âge. Ce qui signifie que si, mettons, Hickman et les autres auteurs sont encore en poste dans, disons, cinq ans par exemple, ils écriront des personnages cinq ans plus vieux qu'aujourd'hui, dont certains seront peut-être morts, de vieillesse, de maladie, ou au combat.

C'est l'anti-thèse des X-Men qu'écrivit Hickman, qui avaient trouvé le moyen de vaincre la mort grâce aux Cinq et à la technologie Cerebro, qui étaient une réponse très futée à l'artifice des morts ressuscités de façon grotesque dans les comics. Là, le scénariste prend le contre-pied de ses X-Men en exposant ses héros au temps qui passe. Jusqu'à présent, ce genre de situation était cantonné à des récits alternatifs, des What if... ? (ou Elseworlds chez DC), ou seulement pratiqués chez des éditeurs indépendants. Mais appliqués à des personnages aussi populaires, édités par Marvel, c'est une toute autre affaire. Et ça modifie complètement la perspective du récit et la lecture de la série.

Encore une fois ce diable de Hickman réussit un tour de passe-passe épatant. Finalement, qu'importe si Wolverine : Revenge vaut le coup, Ultimate Spider-Man, c'est là où ça se passe pour les fans de l'auteur actuellement.

jeudi 22 août 2024

JENNY SPARKS #1 (Tom King / Jeff Spokes)


Après avoir tué un vieil homme qui nourrissait des oiseaux dans un jardin public, Captain Atom est recherché par Superman et Wonder Woman. Batman s'adresse à Jenny Sparks et elle congédie les trois super-héros pour régler le problème seule. Cependant, cinq individus composent avec leurs difficultés quotidiennes sans savoir que le destin va les réunir..

Il apparaît clairement qu'en cette deuxième partie de 2024, Tom King a choisi de s'intéresser aux femmes. Même si sa bibliographie compte nombre de personnages féminins forts : de Sofia dans The Sheriff of Babylon à Supergirl : Woman of Tomorrow en passant par Alanna Strange (dans Strange Advetures), Catwoman (dans Batman), Big Barda (dans Mister Miracle), et ses propres créations comme Helen of Wyndhorn ou Joan Patterson (Love Everlasting) . Mais le scénariste passe à a vitesse supérieure cette année.


Avec Jenny Sparks, une nouvelle série du DC Black Label en six numéros, et bientôt avec Black Canary : Best of the best (en Novembre prochain). Le point commun à toutes ces héroïnes ? Leur force de caractère, alors que les hommes chez King sont des êtres sur la corde raide, constamment sur le point de tomber quand ils ne sombrent pas carrément.


Faut-il connaître l'univers Wildstorm et les séries Stormwatch et The Authority avant de lire Jenny Sparks #1 ? Tom King assure que non. Je ne suis pas le mieux placé pour en juger puisque j'ai lu The Authority et donc le personnage m'est familier. Création de Warren Ellis, celle qui incarne l'esprit du XXème siècle est morte dans The Authority #12 à la première seconde de l'An 2000, comme tous les "century babies".


Pourtant la revoilà en pleine forme dans une histoire précisément située en 2024 (comme en atteste une réplique de Batman). Et ce qui frappe, c'est à quel point King a su retrouver la voix du personnage : Jenny est une anglaise qui jure à tout bout de champ, qui se fiche des super-héros en costume, qui représente l'autorité supérieure chargée de veiller à ce qu'ils ne détruisent pas le monde.
 

Jenny Sparks est donc l'esprit d'un siècle et on peut penser que King s'est dit qu'un esprit est immortel. En même temps, les séries du DC Black Label ne se passent pas dans la continuité et l'univers Wildstorm n'existe plus 2010 (ou 2017 si l'on prend en compte sa refonte par Ellis dans la série The Wildstorm - à quand une traduction par Urban Comics ? ). Donc, qu'elle réapparaisse aujourd'hui importe peu.

Face à elle, Captain Atom. Comme Jenny, Nathaniel Adam est une sorte de relique du passé : créé par Joe Gill et Steve Ditko pour Charlton Comics, il a été ensuite intégré au DCU quand Charlton a été racheté par DC. Il devait même faire partie de Watchmen puisque Alan Moore voulait reprendre les action heroes de Charlton pour sa mini-série avant qu'on le lui défende et qu'il ne convertisse le personnage en une création originale, Dr. Manhattan. Captain Atom incarne lui aussi, à sa façon, le XXème siècle puisque ses origines sont liées à la création de la bombe atomique et à l'exploitation du nucléaire.

Opposer ces deux symboles vivants est la riche idée de Tom King. Jenny Sparks, dans The Auhority #9-12, a tué Dieu, littéralement. Dans cette mini-série, Captain Atom veut être Dieu, mais son délire passe d'abord par des actes criminels gratuits : il tue un vieil homme qui nourrissait des oiseaux dans un jardin public, puis un camionneur. Cette série de meurtres pousse Batman à demander l'aide de Jenny Sparks, seule apparemment à pouvoir le stopper. Ils s'affrontent et l'issue du combat est aussi brutale qu'inattendue...

King interroge donc ce qui distingue un super-héros, un surhomme, d'un dieu. Jenny ayant tué Dieu tuera-t-elle Captain Atom qui prétend à être Dieu ? En tout cas, elle est décrite comme cette jeune anglaise insolente qui n'a peur de rien et se moque du concept même de dieu comme de celui de super-héros (estimant même que Batman et compagnie doivent laisser les adultes comme elle travailler quand un cas comme celui-ci se produit). Elle se présente devant Nathaniel Adam sans trembler et il l'observe avec un mélange de détachement, typique des êtres surpuissants qui perdent le contact avec l'humanité, et de surprise, puisqu'elle n'a pas peur de lui.

Comme à chaque fois avec ce scénariste, le premier épisode est à la fois dense et mystérieux. On suit en parallèle cinq personnages tout à fait ordinaires qui sont confrontés à divers problèmes très terre-à-terre : un psy qui apprend qu'il a le cancer, une professeur de cinéma qui remplace un collègue, un agent artistique qui multiplie les rendez-vous professionnels, une juge qui doit concilier vie privée et travail, un barman aimable chez qui tous les autres se retrouvent à boire un verre. Qui sont ces gens ? Quel est leur rôle dans cette histoire ? On découvre à la fin de l'épisode ce qui va les lier à Captain Atom et Jenny Sparks, mais guère plus. Et il y a fort à parier que tout ça ne trouvera une explication qu'à la fin de cette mini-série. C'est à la fois frustrant et accrocheur.

On observera aussi qu'à chaque fois que King a écrit sur une héroïne, il s'est attaché les services d'un artiste avec lequel il n'avait pas collaboré jusque-là. Et c'est à Jeff Spokes que revient l'honneur d'illustrer Jenny Sparks.

Spokes est peu connu, il a surtout signé des couvertures (dont une variante de The Human Target de King et Greg Smallwood) et des épisodes d'une nouvelle version de... Stormwatch (dans la revue Batman : The Brave and the Bold), tiens, tiens. Son style évoque celui de Ryan Sook : un trait élégant, expressif, soutenu par une mise en couleurs (qu'il effectue lui-même) et un découpage à la fois rigoureux mais avec des libertés (comme en attestent les cases tangentielles de certaines scènes d'action).

Il a opéré quelques modifications au look de Jenny, avec un pantalon baggy, des baskets plus modernes, un maillot de corps plus moulant. Rien de sacrilège (même s'il s'en trouvera certainement pour râler). Elle fume toujours, et c'est heureux qu'on n'ait pas empêché ce personnage de se priver de ses clopes (comme ce fut le cas pour Lucky Luke, au prétexte que cela incitait les jeunes lecteurs à consommer du tabac...). En revanche, il a conservé le look moderne de Captain Atom, avec sa peau en métal liquide. Spokes n'exagère pas sa musculature, préférant souligner sa force tranquille et immense que le script met en avant.

King revient aussi sur le Captain Atom de Grant Morrison et Frank Quitely dans The Multiversity, qui présentait lui aussi des signes avancées de troubles mentaux, même s'il s'abstient pour l'instant de lex expliquer. Ce sera sans doute une des clés de voute de l'intrigue, savoir pourquoi et comment Nathaniel Adam a développé son délire face à l'assurance de Jenny Sparks.

L'auteur s'est donné six numéros (comme pour tous ses projets récents) pour répondre. Ce début est exaltant, quoique peu enclin à séduire ceux qui n'aiment déjà pas sa manière d'écrire, et superbement illustré. A suivre donc.

mardi 20 août 2024

WATCHMEN : CHAPTER 1 (Brandon Vietti, 2024)


1985. Edward Blake est assassiné chez lui. La police s'interroge sur le mobile du meurtre et la victime qui a été défenestrée par un tueur assez costaud si on tient compte du gabarit de Blake. La nuit venue, Rorschach, un justicier masqué s'introduit dans l'appartement de Blake dont il connaissait la double vie. En effet, pendant une quarantaine d'années, Blake a travaillé pour le gouvernement sous l'identité du Comédien, après avoir été membre dans sa jeunesse des Minutemen, un groupe de vigilants masqués.


Pour Rorschach, dont la paranoïa est évidente et les méthodes brutales, il ne fait aucun doute que l'assassin cible des hommes masqués, bien que ceux-ci n'aient plus le droit d'être actifs depuis une loi votée en 1977 et qui les a contraints à se retirer. Rorschach, lui, a refusé cela et agit dans la clandestinité. Mais il prévient les anciens Gardiens de sa théorie qui est accueillie avec perplexité par Dan Dreiberg/le Hibou, Laurie Juspeczyk/le Spectre Soyeux et Jon Osterman/Dr. Manhattan, Adrian Veidt/Ozymandias...


Pourtant dans les jours qui vont suivre, une série d'événements va instiller le doute chez chacun : Dr. Manhattan, le surhomme le plus puissant du monde, quitte la Terre ; Veidt est la cible d'une tentative d'assassinat ; Laurie est renvoyée de la base militaire où elle vivait avec Osterman et se rapproche de Dreiberg ; Rorschach tombe dans un piège tendu par la police...


Ce résumé n'était peut-être pas très utile vu que ceux qui regarderont Watchmen : Chapter 1 ont sans doute déjà lu la mini-série écrite par Alan Moore et Dave Gibbons, parue en 1986-1987, et qui reste encore aujourd'hui le tournant majeur des comics modernes. Mais si je l'ai rédigé, c'est pour souligner à quel point cette adaptation est fidèle au matériau source.


Evidemment, Alan Moore n'a rien à voir avec ce projet : il a demandé depuis longtemps que son nom ne soit plus crédité pour les films ou séries transposés pour le petit ou le grand écran, en particulier pour Watchmen, suite à un litige entre lui et DC Comics pour l'obtention des droits de cette oeuvre. Je doute d'ailleurs qu'il s'y intéresse encore puisqu'il n'écrit plus de comics et ne s'exprime plus sur ce que produit l'industrie.


En revanche Dave Gibbons reste associé à ce qu'on fait de Watchmen et il est ici crédité comme consultant pour la production. Ce qui frappe en effet, c'est là aussi l'extrême fidélité à la charte graphique de la série originale : l'équipe artistique de Warner a fait en sorte que le trait soit le plus proche possible de celui de l'artiste.
 

Le script est signé par J. Michael Straczynski, qui avait participé à Before Watchmen : Nite Owl (dessiné par Andy Kubert) et Before Watchmen : Dr. Manhattan (dessiné par Adam Hughes), parus en 2012, qui, comme leurs titres l'indiquent, sont des préquelles à la série-mère. Il accomplit un boulot absolument remarquable en respectant au maximum l'enchaînement des scènes, le déroulement de l'intrigue, la caractérisation des personnages, la tonalité des dialogues et de la voix-off.

La réalisation a été confiée à Brandon Vietti qui, avec son équipe d'animateurs, a opté pour quelque chose qui ressemble à ce que Marvel a fait avec sa série What if...? sur Disney + : de la 3D à l'apparence 2D sur le modèle de l'ombrage celluloïd, qui donne donc une impression de 3D aplatie avec moins de couleurs d'ombrage afin justement d'imiter le dessin traditionnel des comics.

Je sais que ce style ne plaît pas à tout le monde mais, pour ma part, je suis ravi de ce parti-pris graphique que je trouve élégant, même s'il a l'air un peu statique, manquant de dynamisme (on verra ce que ça donnera pour le Chapter 2, où figurent des scènes d'action plus spectaculaires et énergiques). C'est en tout cas moins agressif que ce qui a été fait pour Spider-Man : Into/Accross the Spider-verse et c'est toujours meilleur que la majorité des cartoons DC de chez Warner, qui, à force de vouloir copier Bruce Timm, sont inférieurs à l'original ou ne font que flatter la nostalgie des fans.

Watchmen : Chapter 1 reprend la trame des cinq premiers épisodes de la série originale, c'est à dire de la mort d'Edward Blake jusqu'à l'arrestation de Rorschach. La narration intègre de manière très fluide les flashbacks sur la tentative de viol de Sally Jupiter/le Spectre Soyeux par le Comédien, l'essai raté de Captain Metropolis de reformer une équipe avec la nouvelle génération de héros, l'intervention de Dr. Manhattan et du Comédien au Vietnam, celle du Comédien et du Hibou durant les émeutes contre les masques pendant la grève de la police de 1977, l'origine de Dr. Manhattan, et même la lecture de Tales of the Black Freighter (la bande dessinée de pirates).

Straczynski, encore une fois, a su trouver des astuces prodigieuses pour que tout ça rentre dans un film de 85' sans que ce soit bourratif. C'est exemplaire et ça devrait (dans le meilleur des mondes, du moins) convaincre les fans de Zack Snyder qu'il n'y avait aucun besoin de remanier le scénario de Moore pour en tirer une adaptation modèle.

Par ailleurs, les comédiens qui prêtent leur voix aux personnages ont été idéalement castés : Matthew Rhys interprète Dan Dreiberg/le Hibou, Katee Sackhoff Laurie Juspeczyk/le Spectre Soyeux 2, Titus Welliver Rorschach, Troy Baker Adrian Veidt/Ozymandias, Michael Cerviris Jon Osterman/Dr. Manhattan et Rick Wasserman Edward Blake/le Comédien. Mention spéciale pour Welliver qui a pris des intonations incroyablement sinistres pour Rorschach et Cerviris qui campe à la perfection le détachement de Manhattan.

Se pose la question de l'utilité d'une telle entreprise ? Après les préquelles, les rééditions sans fin, le film de Snyder, la série de Damon Lindelof, les fausses suites comme Rorschach de Tom King et Jorge Fornés, était-il nécessaire d'adapter Watchmen en film d'animation ?

Répondre à cette interrogation, c'est à mon avis s'en poser une autre qui serait : faut-il relire Watchmen encore aujourd'hui ? Autrement dit : a-t-on épuisé le contenu de cette oeuvre ? Commercialement, certainement pas puisque DC n'a plus, depuis belle lurette, de scrupules à exploiter ce filon. Quant à l'histoire que raconte Watchmen, il me semble qu'on n'en fera jamais le tour complet : la richesse de ce qu'a écrit Alan Moore est impossible à mesurer, c'est d'une profondeur inégalée. Cette bande dessinée va bientôt avoir quarante ans (!) et je découvre à chaque fois que je la relis (entièrement ou partiellement) quelque chose que je n'avais pas remarqué ou considéré suffisamment.

Beaucoup d'auteurs ont voulu adapter Watchmen avant Snyder, et pas des moindres (Paul Greengrass, Terry Gilliam...), parfois en voulant notablement altérer le récit, espérant lui rajouter quelque chose qui n'était pas indispensable. Ici, le pari, c'est de transposer le comic-book le plus fidèlement possible, aussi bien narrativement que visuellement, et je pense que ça peut encore permettre à ceux qui découvriront Watchmen ainsi de se procurer le recueil de la série originale et d'apprécier son incommensurable qualité. Rien que pour ça, ça vaut le coup. Et surtout j'ai envie de dire : "enfin !" - enfin une adaptation littérale de la série. Et rien que ça.

J'ai en tout cas beaucoup apprécié le soin apporté à ce film, oserai-je dire : sa dignité envers ce qui l'a inspiré. Son intégrité. DC n'a pas été aussi décent avec Alan Moore que ce film ne l'est. Warner n'a pas encore communiqué la date de diffusion du Chapter 2 (même s'il se dit que ce serait pour la fin de l'année ou début 2025), mais je l'attends avec impatience. 

lundi 19 août 2024

LE SAMOURAÏ (Jean-Pierre Melville, 1967) - Hommage à Alain Delon


Jef Costello est un tueur à gages. Il habite un appartement à la décoration spartiate et garde un petit oiseau dans une cage pour lui tenir compagnie. Pour chaque contrat, il a deux alibis en béton, indépendants l'un de l'autre, dont l'un lui est fourni par son amante, Jane. Après avoir volé une voiture et en avoir fait changé les plaques d'immatriculation chez un garagiste, il rentre dans Paris pour exécuter sa prochaine cible.
 

L'homme qu'il doit abattre s'appelle Martey et il tient un club de jazz. Après avoir rempli sa mission, il est vu par la pianiste de l'établissement, Valérie, et file sans s'attarder mais en attirant l(attention d'autres témoins. Prévenue, la police procède à plusieurs descentes dans des bars mal famés et des cercles de jeux pour arrêter de potentiels suspects et les emmener au commissariat pour une séance d'identification.
 

Malgré la présence de la fille du vestiaire, du barman, et de Valérie, Jef est relâché à contrecoeur par le commissaire chargé de l'affaire qui est sûr de sa culpabilité et le fait suivre. Jef, lui se rend au point de rendez-vous fixé par l'intermédiaire de son commanditaire pour être payé. Mais la transaction ne se passe pas comme prévu à cause de sa nuit au poste. L'homme lui tire dessus et le blesse à l'avant-bras gauche et s'enfuit.


Costello comprend que ses employeurs veulent se débarrasser de lui et que la police va harceler Jane pour le coincer. Lui veut savoir qui l'a engagé sans se faire prendre, en commençant par revoir Valérie dont il se demande pourquoi elle ne l'a pas dénoncé...


Alain Delon est mort et, selon la formule consacré, c'est un monument du cinéma français qui est parti, rejoignant Jean-Paul Belmondo, décédé il y a trois ans. Les deux hommes furent d'immenses vedettes dans les années 60-70-80, à un point qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui, même en comparant la situation avec des stars américaines. Ils étaient les rois du box office mais aussi comme les deux faces d'une même médaille, amis et rivaux.


Comme pour "Bébel", citer les meilleurs films dans lesquels a joué Delon revient à se livrer à une énumération pléthorique. Tous deux ont tournés pour les plus grands mais leurs carrières étaient très différents : Belmondo fut révélé par Jean-Luc Godard, dans le sillage de la Nouvelle Vague, alors que Delon a été découvert par René Clément, un cinéaste que conspuait justement les Godard, Truffaut et compagnie. Puis ils se partagèrent les mêmes metteurs en scène (Lautner, Deray, Verneueil), partageant l'affiche deux fois (Borsalino et Une Chance sur 2).


Alain Delon se distinguait aussi de Belmondo par ses origines et son histoire personnelle : alors que son concurrent était issu d'une famille bourgeoise, lui venait d'un milieu modeste, ses parents se séparèrent quand il avait quatre ans et il s'engagea dans l'armée à dix-sept pour combattre en Indochine. De retour en France, il n'avait pas un sou en poche et vécut parmi les danseuses et les prostituées de Pigalle, qui le prirent en sympathie sans doute pour son physique avenant.

Car Delon était beau, suprêmement beau. Lorsqu'il tourne Le Samouraï, le premier des trois films dans lequel Jean-Pierre Melville le dirigea (avant Le Cercle Rouge et Un Flic), il est au sommet de sa séduction : il a 32 ans. Le réalisateur a écrit l'histoire spécialement pour lui et le rôle de Jef Costello restera un de ses plus emblématiques, au point que Le Samouraï, s'il n'invente rien dans le fond, empruntant largement à la série noire américaine, va en révolutionner la forme, inspirant le cinéma policier hong-kongais des années 80-90 et ses émules, au premier rang desquels on trouve Quentin Tarantino.

Sauf que Melville est l'anti-Tarantino par excellence. Son scénario fonctionne comme une épure. Que raconte le film ? Jef Costello est un tueur à gages, il vient d'accepter de tuer le patron d'un club mais la mission tourne mal car il est reconnu par la pianiste de l'établissement (qui, pourtant, ne le dénoncera pas) et l'homme qu'on envoie le payer est là pour l'éliminer car il a passé sa nuit au poste pour une séance d'identification.

Il n'y a pas de suspense dans Le Samouraï. On devine que tout ça va mal finir. Le poids tragique du destin est omniprésent. L'action est réduite à l'essentiel. Le meurtre de la victime est mise en scène de manière dépouillé à l'extrême (Martey demande à Costello qui il est . - "Peu importe." Pourquoi il est là. Costello répond : "Pour vous tuer.". Il l'abat froidement. Rien de plus.). Cet assassin n'est pas un artiste qui prépare longuement ses crimes, c'est une sorte de fonctionnaire, qui fait son travail sans état d'âme, sans émotion, de manière rapide. Il ne connaît pas celui qu'il va tuer, ni ceux qui l'emploient. L'alibi que lui fournissent des joueurs de poker et Jane, sa maîtresse, ne représentent rien pour lui - il s'excuse juste de la gêne occasionnée à Jane quand il apprend que la police l'a harcelée puis file sans un regard.

C'est à peine s'il a une vie en dehors de ça : il habite un appartement miteux et à peine meublé, avec pour seule compagnie un petit oiseau en cage (mais qui aura un rôle crucial). On ne saura rien non plus sur son passé, comment il est devenu ce qu'il est. Quant à son futur... Jef Costello est un fantôme, un dead man walking. Une ombre. Une silhouette que presque personne ne peut identifier formellement. Son sang-froid n'a d'égale que la pugnacité du commissaire qui est sûr de sa culpabilité et qui, devant son écran de contrôle, lors d'une filature extraordinaire d'intensité, s'agite, s'impatiente, s'emporte quand il sème tous ses agents.

L'esthétique du film est fascinante. Melville a été résistant pendant la seconde guerre mondiale, son vrai nom était Grumbach mais il a adopté celui de Melville en hommage à Herman Melville, l'auteur de Moby Dick. Son chef d'oeuvre absolu reste L'Armée des Ombres, un portrait sans concessions de la résistance française, qui résume toute son ambition narrative (refus de la psychologie, primauté donnée à l'action - les actes définissent les individus) et visuelle (un look austère, grisâtre). En cela, c'est un auteur qui n'a qu'un seul maître : Robert Bresson, un janséniste absolu.

Compte tenu de tout cela, Le Samouraï concentre les obsessions de Melville et ses influences. Il a comme ôté tout le superflu pour filmer à l'os. Pendant les dix premières minutes pas un mot n'est prononcé. Les dialogues sont réduits au minimum. Ce style a été tellement copié que ça a viré à la parodie. Mais Melville, malgré les stars qu'il dirigeait et le succès commercial de ses oeuvres, était économe : il avait ses propres studios de tournage, rue Jenner (qui ont d'ailleurs en partie brûlés pendant la production du Samouraï), et filmait souvent en extérieurs avec un équipe réduite, une technique qu'il a non pas volé à la Nouvelle Vague mais dont les "jeunes turcs" des Cahiers du Cinéma, une fois passés derrière la caméra, lui ont piqué.

Le résultat est saisissant car on a ce mélange curieux de contrôle total que permet les prises de vue en studio et ce côté reportage quand l'action se déroule dehors. Pourtant tout cela se marie parfaitement car l'effet recherché est le même : une caméra invisible, avec des mouvements d'appareil précis et discrets (même si les zooms sont plus démonstratifs mais heureusement rares). C'est aussi une époque qu'immortalise Melville - mais laquelle exactement ? Fou de cinéma américain, il cherchait à en reproduire les motifs dans les décors. Le Paris qu'on voit à l'écran n'est pas celui des cartes postales, le cinéaste évite les endroits trop identifiables, les monuments. La temporalité est aussi floue : on est en 1967 mais les hommes portent Jef Costello porte un imperméable et un fedora (qu'il lisse de façon maniaque), les femmes portent des toilettes élégantes comme dans la décennie précédente. Seul le mobilier trahit la fin des 60's avec l'appartement de Valérie ou le club de jazz. Mais sinon ça pourrait se passer n'importe où ailleurs et n'importe quand.

Alain Delon avait coutume de dire qu'il n'était pas un comédien car il n'avait jamais fréquenté de cours. Un acteur était pour lui quelqu'un qui vivait son rôle - qui était le personnage. Lorsqu'un cinéaste le choisissait, il savait donc que ce n'était pas pour une composition mais pour l'intégrer à son univers et observer si la magie opérait. Jef Costello est un être impassible, au regard d'acier, très élégant jusque dans sa manière de tuer (il enfile des gants blancs qui le protège des projections de poudre). C'est, comme le dit le commissaire, "un loup solitaire" - or Delon se définissait lui-même comme ça. C'était, comme tous ceux qui lui ont rendu hommage depuis hier le répètent, quelqu'un de secret, mélancolique, sûr de lui. Tout ce qu'incarne Jef Costello. C'est ainsi qu'un rôle devient emblématique de la carrière d'un acteur.

L'idée de génie de Melville est de l'avoir confronté à François Périer, un pur comédien, qui est ici extraordinaire de suavité et de ténacité. Les scènes qu'ils partagent sont remplies d'une tension terrible et correspondent exactement à la relation établie entre ce tueur et ce policier.

Nathalie Delon, à l'époque épouse de la star, est également magnifique, dans tous les sens du terme (bien entendu, la légende a retenu davantage les amours de Delon et Romy Schneider ou de Delon et Mireille Darc, pourtant il ne se maria qu'une fois). Et Cathy Rosier est inoubliable dans le rôle de Valérie la pianiste, dont le personnage possède une profondeur insoupçonnée.

Il faut encore mentionner la musique, poignante et sublime, de François de Roubaix, ce compositeur insensé, qui était le Ennio Morricone français. Sa partition est un de ses classiques.

Le Samouraï est un chef d'oeuvre. Un parmi tant d'autres dans la filmographie de la légende Alain Delon. C'était un sacré bonhomme. Paix à son âme.