vendredi 4 octobre 2024

THE NICE HOUSE BY THE SEA #3 (James Tynion IV / Alvaro Martinez Bueno)


Ryan Cane, Norah Jacobs et Reginald Madison ont franchi un portail activé par la foudre tombée sur une des sculptures entourant la maison près du lac et débarquent dans les environs de la maison près de la mer, accueillis par Oliver London Clay. Ce dernier n'est pas sûr que leur présence ravira Max et veut savoir comment va Walter...
 

Bon, on va être très honnête : ce n'est pas facile de se replonger dans The Nice House by the Sea après un mois, surtout quand ces dernières semaines ont été chargées en lectures. Mais c'était déjà le cas pour The Nice House on the Lake quand je l'avais suivie mensuellement. Nul doute que cette nouvelle mini-série sera encore plus appréciable à lire quand elle sera disponible en album(s).


Il faut dire que James Tynion IV aime les intrigues denses, avec beaucoup de personnages, beaucoup de mystère(s) : il exige de son lecteur une attention maximale. Mais le lecteur, sollicité par d'autres titres, doit aussi avoir de la mémoire pour retenir tous les noms, visages, caractéristiques de ces personnages. Même en prenant des notes comme je le fais avant chaque rédaction de critiques, même en ayant des pense-bête, c'est du travail.


Dit comme ça, je me rends compte que je ne vais pas vous encourager, en tout cas pas vous recommander la lecture de The Nice House by the Sea en single issue. Mais cela dit, vous n'êtes pas obligé comme moi de lire autant de séries mensuelles, d'être une sorte de bédéphage imprudent qui doit prendre des notes pour se rappeler de tout.


Et puis j'exagère un peu. Parce que le grand talent de Tynion IV, c'est quand même, en tout cas ici, de raconter une histoire captivante. Alors oui, il faut se préparer, mais non, ce n'est pas inabordable. Et ce troisième épisode rappelle à quel point cette suite à The Nice House on the Lake est bien plus qu'une suite.

En fait, moi comme d'autres, quand cette nouvelle mini-série a été annoncée, avons eu cette réflexion : "pourquoi ? Pourquoi de nouveaux personnages ? Une nouvelle maison ? Une nouvelle intrigue ? Pourquoi ne pas avoir repris là où The Nice House on the Lake s'était achevée ?". Et effectivement, ces questions sont légitimes. James Tynion IV aurait très bien faire une suite directe, surtout avec le twist final et vertigineux de sa première série.

Mais comme il a choisi de développer cet univers post-apocalyptique, avec une nouvelle maison, de nouveaux protagonistes, soit. Surtout que ces nouveautés sont dignes d'intérêt. Ce ne sont pas seulement des variations sur le même thème, le scénariste introduit des éléments vraiment étonnants qui montrent leur pertinence très vite. Et le rebondissement survenu le mois dernier ouvre grand les portes d'un récit tentaculaire et palpitant.

On a donc trois habitants de la maison du lac qui ont découvert un passage vers la maison de la plage. Tynion IV n'a pas choisi ces "explorateurs" par hasard : il y a Ryan Cane (qui était l'invitée de dernière minute de Walter, mal intégrée au reste des invités), Norah Jacobs et Reginald Madison (deux des plus anciennes relations de Walter - et dans le cas de Reg un des concepteurs de la maison). S'il devait bien y avoir trois personnages qui fassent ce voyage, c'étaient eux.

Et quand ils arrivent dans cette autre maison, ils sont reçus par Oliver Landon Clay, l'acteur. On découvre rapidement que Oliver, Norah et Reg se connaissent depuis longtemps. Ils avaient en commun d'être proches de Walter qui leur avait présenté Max (l'hôtesse de la maison de la plage). Ryan, dans cette configuration, joue le rôle du lecteur : elle intègre ces informations en temps réel, elle est le témoin, nos yeux.

Si l'épisode est ponctué par des moments en compagnie de Sam Nguyen (le photographe, résidant dans la maison du lac) qui feuillette un album photo de clichés de lui en compagnie de Reg, Norman (Norah avant sa transition, Walter et même Max), Tynion IV articule l'action autour des échanges tendus entre Norah, Reg et Olivier. Au centre de leur discussion : Max et Walter. Comment la première appréciera-t-elle la situation si elle la découvre ? Comment se porte le second ?

Evidemment, Norah et Reg (même si Ryan manque de gaffer) ne comptent pas révéler à Oliver (et encore moins à Max) que Walter est mort (comme ils le croient). Cela serait une catastrophe. Mais un tel secret peut-il être gardé longtemps ? Sûrement pas. Et Tynion IV applique la recette hitchockienne : il montre la bombe et le suspense consiste alors dans l'attente pleine d'effroi du spectateur de savoir quand elle explosera. Efficace.

Alvaro Martinez Bueno et Jordie Bellaire, qu'on ne peut plus décemment séparer pour évoquer la partie visuelle de la série, accomplissent un nouveau tour de force avec cet épisode. Non seulement encore une fois pour le brio du découpage (ah, ces doubles pages sont décidément insensées !), le soin apporté à la gestuelle des personnages, l'ambiance chargée tout du long. Mais surtout il y a une audace dans le traitement graphique qui distingue cette série de toutes les autres.

Cette audace, c'est précisément de ne pas être dessinée comme un comic-book traditionnel. Martinez Bueno et Bellaire, eux aussi, demandent un effort au lecteur. Les images qu'ils produisent sont parfois radicales, le traitement des couleurs est agressif, le trait du dessin est expressionniste. Ce n'est pas commun. Mais c'est possible grâce à la technique imparable d'un grand artiste et d'une grande coloriste, qui ne font pas ça juste pour faire stylé, mais bien pour coller au plus prés du script, de l'ambition toute entière de cette série.

Alors, oui, The Nice House by the Sea n'est pas une BD facile, pour toutes les raisons que j'ai pu citer depuis le début de cette critique. Mais 1/ elle mérite qu'on s'accroche et 2/ une fois dedans, on ne peut plus nier sa qualité, et surtout sa capacité à vous emporter.

DC ALL-IN SPECIAL #1 (Joshua Williamson & Scott Snyder / Daniel Sampere, Wes Craig & Dan Mora)



- DC ALL-IN SPECIAL #1 : ALPHA (Joshua Williamson & Scott Snyder / Daniel Sampere & Dan Mora) - 52 jours après les événements d'Absolute Power, tous les super-héros sont invités dans la nouvelle Tour de Garde de la Ligue des Justiciers. Mr. Terrific annonce à l'assemblée que désormais l'équipe sera ouverte à tous, chacun en sera un membre. Mais à peine a-t-il prononcé ce discours que Darkseid surgit dans la base et il n'est visiblement pas dans on état normal...


DC All-In Special est un hors-série qui sert à la fois de conclusion à Absolute Power et de rampe de lancement au nouveau statu quo dans l'univers DC. Concrètement, cela prend la forme d'un flip book dont les deux parties, Alpha et Omega, se rencontrent à mi-chemin. Il faut donc tourner le fascicule pour lire l'autre moitié de l'histoire et on peut donc apprécier une vraie expérimentation narrative et graphique.
 

Dans la partie Alpha, nous sommes projetés 52 jours (le chiffre n'est pas innocent, il renvoie aux New 52, aux 52 Terres parallèles de l'univers DC, à la maxi-série hebdomadaire Infinite Crisis : 52...) après la fin de Absolute Power. Et à la fin de cet event, Batman, avec Superman et Wonder Woman, dévoilait à Green Arrow un hologramme de la nouvelle Tour de Garde de la Justice League, anticipant donc le souhait de Oliver Queen de voir l'équipe se reformer.


A peine cette nouvelle base inaugurée et la formule de la Justice League Unlimited révélée (en gros, tout le monde maintenant peut devenir un membre de l'équipe et donc être appelé en mission), Darkseid débarque. Mais le Néo-Dieu n'est pas dans son état normal car il cherche visiblement à se faire tuer par ses adversaires... Pour en connaître la raison, il faut lire la partie Omega. Mais les héros décident de mener l'enquête, leur première mission donc, et Booster Gold se porte volontaire pour aller traquer le maître d'Apokolips. Ce qu'il va découvrir tient en peu de pages mais est sacrément flippant. Mais là encore, c'est explicité dans la partie Omega... 


Ce qui surprend d'abord dans ce chapitre, c'est l'absence de Mark Waid parce que, quand même, c'est lui qui écrira Justice League Unlimited (à partir de Novembre prochain). Mais en vérité, Joshua Williamson et Scott Snyder ne sont pas tellement là pour mâcher le travail de leur collègue : eux sont réunis pour présenter quelque chose de plus vaste, destiné à agiter l'univers DC pour les prochains mois (années même certainement).

Que cette nouvelle Justice League soit basée dans une nouvelle Tour de Garde est-il un bon présage ? En tout cas, ceux qui se souviennent des précédents fois où l'équipe a agi à partir d'un endroit semblable gardent en mémoire que l'aventure a rarement profité aux héros finalement. Et les profanes n'ont qu'à lire Kingdom Come pour être convaincus, comme le fut Alan Moore quand il écrivit Swamp Thing, que placer des surhommes au-dessus du monde, les éloigne des homme, du quotidien, en fait des pseudo-dieux de l'Olympe, déconnectés.  Sans compter les piratages possibles (même avec un bâtiment en orbite géostationnaire protégé par de multiples technologies et même de la magie)...

Les pages de Daniel Sampere sont en tout cas superbes, et le style de l'artiste fait beaucoup penser à celui de Clay Mann (mais un Clay Mann qui rendrait ses planches dans les délais...). Dan Mora se "contente" de signer une double page, qui clôt le chapitre (et qui est reprise à la fin de la partie Omega) : ça va finir par se voir que mettre le nom de Mora sur la couverture est parfois synonyme d'attrape-nigaud...

Le rôle attribué à Booster Gold donne une dimension nouvelle au personnage, véritablement héroïsé, comme si on avait décidé chez DC qu'il était révolu le temps où c'était le compère blagueur de Blue Beetle, le membre de la Justice League International, l'imposteur venu du futur. A voir comment ce sera développé.

Néanmoins on notera que, même durant le bref combat qui oppose Darkseid aux héros, on ne voit pas ces derniers à l'oeuvre ceux dont les pouvoirs ont été altérés à la fin de Absolute Power (même si Superman est "boosté" à la magie par Zatanna, Deadman, Dr. Fate et Raven).

Bref, c'est très beau, et somme toute assez sage, presque convenu. Mais la partie Omega va se charger de contrebalancer, littéralement, tout ça...
   
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- DC ALL-IN SPECIAL #1 : OMEGA (Joshua Williamson & Scott Snyder / Wes Craig et Dan Mora) - Las d'avoir combattu sans succès les super-héros de la Terre, Darkseid a fait construire une Machine Miracle alimentée par son sang. Il voyage en Enfer, au Paradis, sur la face sombre de la Lune pour trouver le Spectre avec un projet précis en tête et il ne laissera personne l'en empêcher, ni son fils Kalibak, ni Zauriel, ni Blaze,ni la Quintessence...


Même si, comme pour la partie Alpha, Joshua Williamson est crédité co-scénariste de la partie Omega de DC All-In Special, il est plus vraisemblable qu'il se soit contenté de rédiger seulement Alpha, laissant Snyder aux commandes de Omega. Car, oui, Scott Snyder, l'enfant prodigue de DC depuis les New 52, est de retour au bercail et l'éditeur lui a accordé, comme à Jonathan Hickman chez Marvel, son pré carré pour jouer dans son coin.
 

Marvel a relancé l'univers Ultimate, DC lance l'univers Absolute (que Snyder voulait d'abord appeler AF, comme As Fuck, mais visiblement on ne l'a pas laissé aller jusque-là). Pourquoi Darkseid a surgi dans la nouvelle Tour de Garde avec l'intention visible que la Justice League Unlimited le tue ? Hé bien, pour un projet d'envergure, une sorte de Snyder-verse.


Il y a chez Snyder un côté Darkseid : partager le bac à sable des autres auteurs ne lui suffit plus. Il lui faut une page blanche à remplir, à partager avec des copains triés sur le volet. Mais pas détaché du reste pour autant car Darkseid en a marre : il a attaqué notre Terre tant de fois et pour autant d'échecs. Il veut donc sa Terre à lui où il fera vivre un enfer à des versions alternatives de ses pires ennemis qui lui serviront à s'entraîner pour revenir dans notre dimension et cette fois gagner.


Je l'avoue, l'univers Absolute, dans ce qu'il a déjà dévoilé (avec des séries Absolute Batman, par Snyder et Nick Dragotta ; Absolute Wonder Woman, par Kelly Thompson et Hayden Sherman ; et Absolute Superman, par Jason Aaron et Rafa Sandoval) me laisse de glace. D'après les previews, il s'agit essentiellement de versions plus sombres et violentes de la Trinité (en attendant d'autres titres déjà prévus), dépouillés de leurs attributs habituels (pas de Bruce Wayne fortuné avec manoir et majordome, de parents Kent, de Themyscira et d'amazones).

C'est une proposition qui rencontrera le succès (les précommandes de Absolute Batman sont déjà faramineuses), mais, moi, ça ne m'intéresse pas de lire ça. Je vois ça comme une terrible redite du grim'n'gritty, dont je n'ai jamais été un grand fan. Et je ne dis pas que le nouvel univers Ultimate de Marvel est mieux, mais au moins la noirceur n'est pas la tonalité dominante.

Snyder confère à Darkseid un statut qui ressemble en tout cas beaucoup à Galactus, une sorte de force primordiale dans l'équilibre du multivers, et ce n'est pas inintéressant. Mais quand Snyder s'est aventuré dans ce genre de récit, le résultat a été un peu indigeste, même si la mise en place ne manquait pas de souffle. Toutefois, là encore, ça ne me motive pas pour plonger.

Wes Craig illustre cela avec un sens du grand spectacle épatant, une férocité qui convient bien à Darkseid et sa quête folle. La double page de Dan Mora qui concluait la partie Alpha est reprise à la fin de cette partie Omega et c'est franchement lourdingue (sans compter que la composition de cette double page est brouillonne : le mec est en roue libre, il fout les personnages où il peut, c'est à la limite de la lisibilité. DC va finir par le griller.).

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Alors oui, cette lecture ne m'a guère enthousiasmé. C'est un gros teaser qui a surtout le mérite de conclure proprement Absolute Power, de lancer Justice League Unlimited et l'univers Absolute. J'ai malgré tout envie de croire en Justice League Unlimited, en espérant que Dan Mora sera inspiré (pour Waid, ça devrait passer crème). Il n'en reste pas moins que pour comprendre où va l'univers DC, c'est un numéro à ne pas zapper, mais plus pour son côté indicatif, informatif que pour sa valeur artistique.

jeudi 3 octobre 2024

ABSOLUTE POWER #4 (Mark Waid / Dan Mora)


Les héros attaquent l'île de Gamorra où se situe la base d'Amanda Waller et ses complices. Face à eux, Sarge Steel, des soldats surarmés, une horde d'Amazos et même des recrues en provenance du Multivers. Qui va gagner ? Quelles seront les conséquences ? Et quel avenir pour le DCU ?


Comme on pouvait raisonnablement s'y attendre, c'est par un épisode double, de 40 pages, que se termine l'event Absolute Power. Il fallait bien ça et le procédé fait immédiatement penser aux fins des mini-séries de Mark Millar qui, lui aussi, a pris la l'habitude conclure par une chapitre à la pagination augmentée plutôt que de couper son final en deux parties.
 

Oui, je sais, comparer Mark Waid et Mark Millar est audacieux, mais c'est pourtant quelque chose qui le paraît ici évident. Waid a voulu casser la baraque et proposer un terme à cette histoire en offrant un maximum d'action, de grand spectacle et ménager quelques surprises à même de bouleverser le destin de quelques personnages tout en préparant, ce n'est pas un spoiler, la prochaine série Justice League Unlimited.


En vérité, ce n'est pas tout à fait la fin de Absolute Power : celle-ci se trouve dans le numéro spécial DC All-In qui est également sorti ce mercredi 2 Octobre 2024 et qui est une sorte de maxi épisode encore plus gros que celui-ci (50 pages), découpé en deux parties qui se répondent (Alpha et Oméga). Mais ça, je vous en parlerai demain.


Pour l'heure donc, Absolute Power #4 matérialise la lutte finale entre les super-héros, majoritairement privés de leurs super-pouvoirs, et Amanda Waller et ses acolytes, qui ont frappé fort pour à la fois les discréditer auprès de l'opinion publique et les affaiblir comme jamais par une attaque d'ampleur longuement mûrie.


Est-ce que je vous gâche vraiment la fin si je vous révèle que Waller est vaincue et que les héros gagnent, sur le plan médiatique et collectivement. Il faudrait être bien naïf pour croire que DC (comme Marvel) est prêt à faire perdurer la situation qui a conduit à cette histoire, à en faire une sorte de Crisis sur le long terme. 

Quelque part on peut le regretter : il n'y aura certainement plus jamais d'event aux répercussions aussi profondes et durables que ce fut le cas avec Civil War, qui avait non seulement conduit à un schisme entre super-héros, mais mené à Secret Invasion puis au Dark Reign puis à l'Heroic Age. Les events se sont normalisés, banalisés par leur répétition, leur fréquence de plus en plus rapprochées et donc les éditeurs n'osent plus aujourd'hui ne serait-ce que considérer la possibilité d'une saga dont les effets dépasseraient la durée dudit event.

Mais il faut reconnaître à Mark Waid d'avoir quand même pu et su glisser quelques conséquences notables. Certes avec l'accord du staff éditorial et en tenant compte des projets de Joshua Williamson et du retour aux affaires de Scott Snyder, qui endossent donc en le partageant le statut d'architectes du DCU - ce qui nous ramène à l'époque de Dark Knights : Metal / Death Metal et tout ce que ça véhicule (multivers, omnivers, terres parallèles, menaces cosmiques, etc.).

Bon, pour que cette critique ne fasse pas que tourner autour du pot, je vais m'autoriser quelques spoilers, mais seulement parce que, comme je l'ai écrit plus haut, la vraie conclusion de tout ça est à lire dans DC All-In.  Donc, oui, les héros gagnent, Waller perd, mais c'est loin d'être tout. Waller est diaboliquement punie par une revenante et je dois saluer la cruauté du châtiment dont elle écope, qui est à la fois terrible tout en ne fermant pas définitivement pas la porte à cette formidable méchante qui aura patiemment organisé un assaut à deux doigts de réussir.

Au passage, on comprend que, non, Green Arrow n'a pas trahi ses amis et qu'il avait même imaginé son plan avec le Limier Martien. Ce qui déplaît à Batman, aussitôt renvoyé dans les cordes par J'onn J'onzz qui lui rappelle qu'en matière de cachotteries, il n'a de leçons à donner à personne - c'est assez savoureux.

Toutefois, l'impact le plus sérieux et, il faut l'admettre, le plus inattendu, le plus imprévisible, de cette histoire concerne la récupération de leurs pouvoirs par les super-héros au terme d'une manoeuvre très acrobatique. Et là il faut espérer que cela a été décidé en concertation avec certains scénaristes parce que ça change beaucoup de choses pour certains personnages. En effet, tous ne recouvrent pas leurs moyens, certains perdent leurs capacités surhumaines, d'autres héritent de pouvoirs ayant appartenu à d'autres, d'autres encore se voient pourvus de dons inédits (au hasard : Supergirl peut désormais hypnotiser autrui, Black Canary a une vision thermique et des rayons optiques, Barry Allen n'est plus un speedster, Fire a les pouvoirs de Ice et vice-versa...).

Pourtant, cette idée est à la fois étonnante et frustrante car on sent que DC et Waid n'ont pas osé tout chambouler. Superman et Wonder Woman par exemple sont épargnés, Batman évidemment aussi tout comme Green Lantern et le Limier Martien ou Aquaman (en tout cas dans ce qu'on peut voir ici) : bref le noyau dur de la Justice League est intact (Wally West garde l'accès à la Force Véloce, donc demeure Flash). La Justice Society ne semble pas non plus affectée (alors que Jeff Lemire et Diego Olortegui s'apprêtent à reprendre la série). Pour les Titans non plus, il n'y a pas l'air d'avoir de "victime".

Sans dire que ce sont seulement les seconds couteaux qui sont affectés, on n'en est quand même pas loin. Dans quelle mesure par exemple les changements subis par Black Canary seront-ils exploités dans la série Birds of Prey et à quand Kelly Thompson jouera-t-elle avec ? Cela aurait pu être plus amusant et surtout plus ambitieux, or en l'état ça ressemble plutôt à une péripétie qui n'embarrassera pas grand-monde.

L'autre grande nouvelle donc, c'est que la Justice League va se reformer. On en reparlera demain avec DC All-In, mais la manière dont c'est amené ici mérite qu'on s'y arrête un instant car c'est assez intelligent. Green Arrow justifie d'avoir agi comme "traître" au service de Waller pour deux raisons : la première, c'est que l'équipe étant dissoute il n'y avait plus moyen de communiquer (bon, cet argument est un peu grossier : un coup de téléphone ou un message télépathique et c'était plié) ; et le second, c'est que, malgré leur mérite, les Titans ne peuvent remplacer une force comme la Justice League qui s'est finalement arrêtée sans raison nette, précise (autre qu'une usure éditoriale).

C'est Mark Waid qui écrira le retour de la Ligue des Justiciers dans une série intitulée Justice League Unlimited, qui fait fortement penser au cartoon et qui contient dans son nom tout son programme (à savoir que tout le monde sera membre). Il sera aux commandes avec Dan Mora (qui, pour ne pas s'ennuyer, dessinera aussi le prochain arc de la série Superman de Joshua Williamson).

La prestation de Mora sur cet épisode est à l'image de ce qu'il a produit sur les trois précédents numéros. En bref, on l'a connu plus inspiré. Les décors sont majoritairement et notoirement absents de ses planches. Il a fort à faire avec la multitude personnages et de situations à illustrer, mais je trouve encore que cette fois-ci ses scènes de baston, impliquant un tel volume de belligérants souffre d'un manque de lisibilité. Ses compositions sont souvent brouillonnes et l'énergie qu'il y déploie aurait bien eu besoin d'être canalisée par un script avec des indications plus fermes.

Il existe très peu de dessinateurs à l'aise dans cet exercice à sa décharge, mais si quelqu'un pouvait lui faire du Stuart Immonen, du Mark Bagley, du Chris Samnee ou du Pepe Larraz, je suis certain que Mora verrait où ça cloche et qu'il s'améliorerait rapidement. Il a trop tendance à vouloir en mettre plein la vue et à oublier que tout ce doit pas forcément rentrer dans une planche, qu'il faut accepter de sacrifier des éléments de découpage pour dynamiser de façon lisible l'action.

Il faudra aussi m'expliquer pourquoi on lui a collé Alejandro Sanchez aux couleurs alors qu'il a l'habitude de collaborer avec Tamra Bonvillain dont la palette a l'avantage inestimable d'être plus nuancée et lumineuse que celle de son confrère. Là aussi, ça n'aide pas Mora.

Est-ce que, enfin, Absolute Power a été un bon event ? Je pense qu'il aurait gagné à être un plus long (six épisodes) tout en étant distribué plus vite (deux épisodes par mois ?) pour compenser. Pour cela, il aurait suffi à DC de laisser Mora travailler plus longtemps en amont afin qu'il tienne les délais sans que la qualité de sa prestation en souffre. Et surtout avec quelques numéros supplémentaires, Waid aurait eu le loisir de développer des aspects trop survolés (comme la manipulation des médias par Waller ou les captures de héros). En l'état, c'est un peu trop "Bim ! Bam ! Boum !" et on range tout pour DC All-In. Une stratégie curieuse pour une histoire qui ambitionnait d'être le climax d'une longue opération.

Mais bon, à côté de Blood Hunt chez Marvel, Absolute Power affiche des qualités bien supérieures, surtout au niveau de l'écriture et des enjeux et de la résolution. Dommage que Urban Comics propose ça en 2025 avec des albums collectant à la fois l'intrigue centrale et les tie-in, une fâcheuse manie de l'éditeur français de DC qui force le lecteur à débourser une grosse somme et à lire des récits annexes souvent dispensables. Si vous le pouvez, donc, préférez le TPB en vo quand il sera dispo (en Février prochain) et qui ne contiendra que la mini-série principale, largement suffisante, et pour moins cher.

BIRDS OF PREY #14 (Kelly Thompson / Sami Basri)


Black Canary et Oracle sont appelées par Nubia, la reine des amazones dont cinq de ses "filles" ont disparues, enlevées par la corporation du 9ème Jour. Batgirl infiltre cette société en se faisant passer pour une tueuse recommandée par Catwoman. Pendant ce temps, deux autres anciennes amazones, Onyx Adams et Grace Choi, sont testées par Big Barda pour intégrer l'équipe...


Après un précédent arc narratif pénible, Kelly Thompson a beaucoup à se faire pardonner. Mais le premier épisode de cette nouvelle histoire démarre vraiment bien et tisse même un lien avec le récit inaugural de la série qu'elle a relancée. En effet, il y est à nouveau question d'amazones.


Bien que la scénariste ne fasse pas explicitement mention des événements qui touchent les habitantes de Themyscira dans la série Wonder Woman de Tom King et Daniel Sampere, où le gouvernement américain les a déclarées persona non grata sur leur territoire, on devine quand même facilement que l'inspiration vient de là puisque Nubia fait allusion aux tensions entre son île et les Etats-Unis.


Nubia fait donc appel aux Birds of Prey pour retrouver cinq amazones qui seraient retenues contre leur gré par une société, le 9ème Jour. Cassandra Cain infiltre cette entreprise pour savoir si c'est exact et si oui, à quelles fins. Pendant ce temps, Big Barda teste, à sa manière, deux nouvelles recrues, également issues des amazones.
 

Il apparaît en premier lieu très clairement que Kelly Thompson a désormais formé le noyau dur de l'équipe autour du quatuor Black Canary-Oracle-Big Barda-Batgirl. Et il est donc acté que chacune des aventures de Birds of Prey accueillera de nouvelles recrues ponctuellement, en relation avec la menace à affronter. Harlet Quinn et Zealot ont fait place à Sin/Megaera et Vixen puis maintenant Onyx Adams et Grace Choi.

Qui sont ces deux jeunes femmes ? Onyx est une amazone qui a fait partie de la Ligue des Assassins de Talia Al Ghul et elle a fait partie du supporting cast de la série Catwoman sous la direction de Tini Howard (qui vient d'achever son run). Grace Choi fait, elle, partie d'une tribu descendant des amazones établie dans le Pacifique (elle porte des tatouages aux bras qui renvoient à ses origines) et elle a été membre des Outsiders. 

La scène d'ouverture où Cassandra Cain se présente aux dirigeants de la corporation du 9ème Jour en démontrant ses capacités de combattante plus la présence d'Onyx et Grace aux côtés de Big Barda et Black Canary suggère fortement qu'il va y avoir de la baston au programme. Quant au sort des cinq amazones et de la manière dont elles sont exploitées, c'est encore trop tôt pour savoir ce que cela signifie.

Force est en tout cas de reconnaître qu'on entre très rapidement dans le vif du sujet et que l'action est très présente dans cet épisode. On revient à une formule proche de Mission : Impossible avec ces Drôles de Dames comme dans le premier arc, et ça, ça me met en confiance. Les Birds of Prey sont décrites comme un groupe qui donne dans les missions clandestines, de ceux à qui on confie des black ops, du boulot rapide et efficace, mais avec des adversaires coriaces aux motivations troubles.

Surtout ce quatorzième numéro introduit le nouveau dessinateur de la série. Sami Basri est une bonne recrue : j'ai toujours bien aimé son style, élégant, simple, dynamique. Il sait merveilleusement bien dessiner les femmes, sans les hypersexualiser, même si on peut à la rigueur lui reprocher de ne pas faire beaucoup d'efforts pour leur donner des visages très différents (la même remarque vaut pour Marcus To, ce qui ne l'empêche pas d'être un excellent narrateur graphique).

Thompson, comme elle en a l'habitude, semble faire passer un test elle aussi à son artiste en lui confiant une double page exploitant ce fameux effet de décomposition d'une action dans un seul plan. Basri s'en acquitte avec aisance comme vous pouvez le vérifier ci-dessus. Par ailleurs, ce dernier s'est débarrassé de l'encreur Vicente Cifuentes que DC avait cru bon de lui attribuer mais qui avait tendance à alourdir son trait. Jordie Bellaire reste fidèle au poste pour les couleurs, plus sobre qu'à l'accoutumée.

En bref, un début encourageant, efficace et accrocheur.

mercredi 2 octobre 2024

BLANCHE COMME NEIGE (Anne Fontaine, 2019)


Orpheline de père, Claire travaille avec et pour sa belle-mère, Maud, dans un complexe hôtelier. D'une grande beauté, elle trouble l'amant de cette dernière, l'homme d'affaires Bernard. Jalouse, Maud commandite l'enlèvement de sa belle-fille mais l'opération tourne mal et quand la ravisseuse veut la supprimer, Claire est sauvée par Pierre, un bûcheron qui chassait le sanglier dans la forêt où elle tentait de fuir.


Pierre transporte Claire inconsciente chez lui et son frère jumeau François et leur ami Vincent. Elle se rétablit et cherche à joindre Maud, qui ne répond pas à ses appels. Petit à petit Claire s'éprend de Pierre, puis de François. Vincent la conduit en ville où elle fait la connaissance du libraire Charles, de son fils Clément et du curé, Père Guilbaud, avant de rencontrer le vétérinaire Sam, qui soigne le chien de Vincent. Tous sont sous le charme.


Cependant, Maud part retrouver Claire dont elle localisé les appels avec l'intention de l'éliminer elle-même parce qu'elle a séduit le seul homme qui comptait pour elle, Bernard, inquiet de la disparition de la jeune femme. Claire, elle, s'éveille à ses désirs dans les bras des hommes qui la convoitent et comprend qu'elle ne veut plus revenir à son ancienne vie. Suffisant pour que sa belle-mère l'épargne ?


Quand le projet d'adapter le conte mis en forme par les frères Grimm est entrepris, c'est d'abord Eric Rochant qui est aux commandes. Les producteurs qui financent l'affaire prévoient même d'autres longs métrages inspirés d'autres contes. Mais Rochant jette l'éponge et tout le reste de l'entreprise tombe à l'eau. C'est alors qu'Anne Fontaine et ses deux co-scénaristes, Pascal Bonitzer et Claire Barré, entrent en scène.


Ensemble, ils reprennent tout de zéro. Plus question d'une adaptation littérale en costumes, mais plutôt une version librement inspirée et contemporaine, jouant plus sur les symboles et surtout la sensualité, un registre affectionnée par la cinéaste de Nathalie, Entre ses mains, Perfect Mothers ou Gemma Bovary. Et il faut reconnaître que cette remise à plat est habile.


D'ailleurs, il ne s'agit pas d'évoquer seulement Blanche Neige, à la fin du film, sans spoiler, la référence à Cendrillon est aussi évidente. Claire est une très belle jeune femme endeuillée par la mort de son père et qui a déjà perdu sa mère. Elle travaille à présent avec et pour sa belle-mère, Maud, qui envie sa jeunesse et son physique avenant. Pourtant la jeune femme vit seule, sans chercher l'amour ni même des aventures.


Maud a pris un amant en la personne de Bernard, un affairiste, mais leur relation est finissante. Bernard a succombé au(x) charme(s) de Claire sans oser le lui avouer, mais Maud le découvre et elle songe d'abord à éloigner sa belle-fille. Cela ne peut suffire comme le lui assure sa sophrologue venue des pays de l'Est : il faut l'éliminer et elle offre ses services pour cette mission car elle sait comment faire. 

Un matin que Claire fait son jogging, elle est enlevée, enfermée dans le coffre d'une voiture qui l'emmène loin, très loin. Mais en voulant éviter un sanglier, la ravisseuse tueuse perd le contrôle de son véhicule et percute un arbre. Le coffre s'ouvre sous le choc et Claire s'enfuit à travers bois. La femme lui court après et va l'abattre lorsqu'un coup de fusil éclate. Claire se réveille chez Pierre et François, deux frères jumeaux, et leur ami Vincent... 

Ce long prologue donne le la du film tout entier : il règne une ambiance bizarre, semblable au conte mais dans un cadre moderne. Le pari est déjà gagné sur ce plan-là. Anne Fontaine filme ce voyage de telle manière qu'il flotte quelque chose de surnaturel, à mesure que la voiture roule, traversant un paysage de montagne enveloppé dans une brume de plus en plus épaisse. Puis la scène dans la forêt achève de nous plonger avec Claire dans un environnement fantastique.

La suite redescend sur terre et nous entraîne dans un récit encore plus déconcertant. D'abord déroutée, voire effrayée, Claire s'habitue vite, étonnamment, à sa nouvelle vie. Elle se donne à chacun des frères, et c'est comme une révélation pour elle : tout à coup, elle s'éveille au désir, au plaisir physique - il n'est pas vraiment question de sentiments, sinon celui d'une liberté insoupçonnée, qui passe par le corps, les sens. Anne Fontaine ne cherche pas à provoquer ni  à aguicher mais à montrer une jeune femme assumant ses pulsions et découvrant ce qu'elle voulait sans savoir ce que c'était : la jouissance.

Elle fait tourner la tête de tous les hommes sans le chercher. Mais leur regard n'est pas prédateur : il est plutôt subjugué, tendre, timide, et d'ailleurs tous ne veulent pas la posséder sexuellement. Le libraire ressent la cruauté infligée par la beauté et veut qu'elle le fouette avec une cravache comme pour mieux le calmer. Le curé ne veut pas trahir son voeu de chasteté mais la guider en citant Saint-Augustin ("Aime et fais ce que tu veux."). Clément, le fils du libraire, n'ose pas se déclarer. Sam, le vétérinaire, fantasme sur elle comme la femme inaccessible. Les jumeaux sont des hédonistes. Vincent le musicien cherche l'harmonie en sa présence. Et Bernard éprouve surtout de l'attirance pour sa jeunesse (qu'il ne trouve plus chez Maud ni chez lui).

Le scénario est découpé en trois actes : le premier avec Claire, le deuxième avec Maud, le troisième avec les hommes (les sept nains revisités, même si Anne Fontaine ne cherche pas à reproduire Grincheux, Simplet et compagnie dans leur caractérisation). Lorsque tous les éléments sont réunis, un suspense naît du projet de Maud d'éliminer Claire. Réussira-t-elle ? Comment ? Ou renoncera-t-elle en comprenant que sa belle-fille ne représente plus un danger pour elle et Bernard ? L'histoire glisse alors vers un quasi-thriller qui, là encore, reprend les codes d'un conte, avec la menace pesant sur l'héroïne jusqu'au bout. Le dénouement est encore une fois habile, malicieux même.

L'écriture et la réalisation sont donc impeccables, et même inspirées. Le casting l'est tout autant : Anne Fontaine est sans doute avec François Ozon la cinéaste avec le moins d'oeillères concernant les comédiens, qu'elle choisit en se fichant bien de savoir d'où ils viennent. Elle associe ainsi des humoristes comme Jonathan Coen, qu'elle dirige avec assez fermeté pour qu'il ne fasse pas de numéro de pitre, ou de comiques comme Benoît Poolvoerde, dont elle semble être la seule à percevoir la dimension dramatique, à des interprètes plus sérieux comme Charles Berling, qui hérite du rôle le plus en retrait des hommes de Claire, ou des nouvelles têtes comme Vincent Macaigne ou Pablo Pauly, tous deux excellents, sans oublier Richard Frechette, parfait en curé sage.

Isabelle Huppert est une sorte de genre en soi : avec une filmographie aussi riche que la sienne et un talent aussi fourni, elle compose un personnage qui est à la fois complètement générique pour une telle histoire tout en ne pouvant plus s'effacer derrière. Cela offre un contraste saisissant avec la beauté, la fraîcheur, la sensualité débordante de Lou de Laâge, sans doute la plus séduisante de nos actrices, mais aussi un des plus subtiles, des plus troubles et troublantes. Elle incarne, véritablement, cette Blanche Neige moderne avec un naturel désarmant. 

Blanche comme Neige était un drôle de défi, il est relevé haut la main et vient compléter l'oeuvre d'une cinéaste passionnante.

mardi 1 octobre 2024

LES ÂMES SOEURS (André Téchiné, 2022)


David Faber, jeune soldat français en mission au Mali, est victime de l'explosion sur une mine du blindé qu'il pilotait. Evacué, il est hospitalisé dans un état critique aux Invalides à Paris. Sa soeur, Jeanne, maître-chien en Ariège, est prévenue par Rachel, maire du village où elle habite, de la nouvelle. Elle prévient Marcel, propriétaire à qui elle loue sa maison de son absence sans pouvoir dire quand elle rentrera.


Arrivée dans la capitale, les médecins font comprendre à Jeanne que son frère n'a que peu de chance de s'en tirer. Mais elle refuse de signer l'ordre de ne pas le réanimer, convaincue qu'il s'en sortira. La suite lui donne raison : David sort du coma mais doit entamer une très longue et douloureuse rééducation. Le personnel soignant lui conseille de rentrer chez elle afin qu'il puisse se remettre sans être diverti par sa présence. Elle s'exécute à contrecoeur.


Plusieurs mois passent et enfin Jeanne peut faire revenir David en Ariège, mais un psychiatre la prévient auparavant qu'il souffre d'amnésie dissociative : il n'a plus accès à ses souvenirs avant son accident et nul ne peut dire s'il retrouvera la mémoire. Formée pour les soins physiques qu'il doit continuer à recevoir, Jeanne s'occupe de David en essayant de le stimuler psychologiquement, mais en vain. Il ne se montre pas non plus coopératif, refusant de suivre une thérapie, jalousant le chien de sa soeur, restant à l'écart de toute vie en société. Il ne veut que rester avec Jeanne pour qui il éprouve plus que de l'affection fraternelle...
 

Accusé récemment d'avoir eu un comportement déplacé par un de ses acteurs sur un tournage précédent, André Téchiné s'est publiquement excusé mais a peut-être signé avec Les Âmes Soeurs sont dernier film car on sait que ce genre de soupçons suffit désormais à griller n'importe quel artiste, jugé coupable par le tribunal médiatique et les néo-féministes promptes à condamner aux oubliettes le moindre dérapage. 


Par ailleurs, il a 80 ans et on estime souvent que c'est l'âge des dernières oeuvres, comme un testament écrit pour l'histoire du cinéma. Pourtant, on aurait tort d'enterrer vivant ce grand cinéaste (comme les Etats-Unis l'ont fait avec Woody Allen, contraint à l'exil alors qu'il a été jugé deux fois et deux fois innocenté d'accusations sordides et infondées), même si, je l'avoue, ça faisait très longtemps que je n'avais pas vu un de ses films.
 

Ce qui m'a motivé, c'est la présence devant sa caméra de deux jeunes acteurs extraordinaires : Noémie Merlant, dont on parle beaucoup en ce moment puisqu'elle est la nouvelle Emmanuelle d'Audrey Diwan (la réalisatrice de L'Evénement), et Benjamin Voisin, sans doute le plus intéressant des nouveaux visages du cinéma français (après L'Esprit Coubertin dont j'avais parlé ici).


Ils sont effectivement à la hauteur des attentes qu'on peut placer en eux : Noémie Merland joue la soeur de Benjamin Voisin dans ce drame psychologique et tous deux sont d'une subtilité extraordinaire, d'une finesse admirable. Surtout ils revitalisent Téchiné, qui a toujours eu le nez creux pour dénicher de jeunes talents (Elodie Bouchez, Juliette Binoche, Gaspard Ulliel) tout comme diriger des comédiens confirmés (sa longue collaboration avec Catherine Deneuve en témoigne).

Pratiquement tous les films de Téchiné que j'ai vus tournent autour d'un secret de famille, d'une faille intime. Les Âmes Soeurs ne fait pas exception. En à peine 95', le réalisateur et son scénariste Cédric Anger réussissent à produire une histoire dense mais où l'essentiel est deviné par le spectateur, suggéré plus que dit. Pourtant, le récit met un petit moment à démarrer et on craint que finalement cela reste à la surface des choses.

En effet, tout démarre par une scène fugace au Mali quand l'armée française y chassait les djihadistes (avant que le pouvoir en place ne préfère s'en remettre à la milice Wagner russe -et l'Histoire se chargera sûrement de vite instruire la population du manque de jugeotte de cette décision). David saute sur une mine et est rapatrié en France dans un état grave. Sa soeur est prévenue et vient à son chevet avant d'en être quasiment écartée pour que son frère puisse se remettre tranquillement.

Quand enfin elle peut le récupérer, on lui apprend qu'il a perdu la mémoire, il ne se rappelle de rien avant son accident. C'est une page blanche, au point qu'il ne reconnaît pas Jeanne mais la suit en confiance. A moins que ce ne soit pour une raison plus trouble... Progressivement, lentement aussi il ne faut pas le cacher, le film déroule son intrigue avec quelques pas de côté très dispensables (le personnage de Marcel, qui aime se travestir, et dont on se demande à quoi il sert).

Econome en mots et en dialogues, le scénario fait le pari que le spectateur adhère à son propos tout en fuyant toute explication. Il est en ce sens à l'image du personnage de David, qui aime se perdre dans la forêt ariègeoise ou rouler à moto sans but précis. Son amnésie ne le tracasse pas plus que ça, il semble même en jouir, profitant de la seconde vie qui s'offre à lui - même s'il ne sait pas quoi en faire. Son unique objectif est de rester, seul, avec sa soeur.

C'est plus qu'une soeur, c'est son infirmière, sa guide. Mais il la rabroue souvent quand elle s'échine à réveiller sa mémoire en évoquant des souvenirs communs, en lui présentant de vieilles connaissances, en lui montrant des photos, des vidéos. Il est même jaloux du chien qu'elle dresse. Il s'isole aussi dans une grotte où elle découvre bientôt qu'il aménage une sorte de chambre sans comprendre à quelles fins.

Le seul personnage extérieur qui soit vraiment intéressant est celui de Rachel, qui en plus d'être la maire du village voisin, est psychologue. Elle tente, avec beaucoup de tact, de réinsérer David, de rompre son isolement, de soutenir Jeanne, tout en sentant le malaise grandissant qui s'installe entre eux et le reste du monde. Rachel sert de témoin au spectateur : comme elle, nous devinons que quelque chose cloche, qu'il y a anguille sous roche. Et quand ce mystère est formulé, clairement, on est aussi perturbé qu'elle...

Téchiné use parfois de symboles peu subtils (la neige immaculée des Pyrénées renvoyant à la mémoire vierge de David), mais son histoire est prenante, intense, l'ambiance est pesante, traversée de quelques moments de grâce. Vers la fin, on croit que la tragédie va tout plomber puis le cinéaste se fait sentimental et épargne ses deux héros tout en montrant bien que, désormais, chacun nage de son côté, fuyant une relation toxique mais sans s'abandonner non plus. Le dénouement donnerait presque envie d'une suite pour savoir comment Jeanne et David continuent leur vie avec ce que cela suppose de distance sans briser leur lien.

Encore une fois, Noémie Merlant et Benjamin Voisin sont exceptionnels. On ne peut distinguer leur interprétation, tous deux fournissent un travail remarquable, ne sombrant jamais dans le pathos, le sordide. Audrey Dana est également excellente dans le rôle de Rachel, toute en retenue. André Marcon se sort comme il peut d'un personnage grotesque.

Les Âmes Soeurs, s'il devait être le dernier opus de son auteur, serait une sortie en beauté, digne de sa filmographie sensible et élégante.